Il y a cent ans, le génocide arménien
Interview de Jéma Taboyan1
réalisée par Jonathan Hanley
Peux-tu me décrire ce que ta famille a subi à l’époque du génocide des Arméniens ?
Ma grand-mère nous raconte que, là où ils vivaient, son père et ses frères sont partis dans les champs travailler et ils ne sont jamais revenus. Elle était bébé. Sa mère était à la maison avec ses deux grandes soeurs. Puis une voisine est arrivée en criant : « Commence à courir ! Vas-y, cours ! Les Turcs arrivent ! »
Alors, elle prend ses filles et elles commencent à courir toutes les quatre. Elles ont fini dans un camp de réfugiés. Et dans ce camp, la maman est décédée. Elle n’a pas survécu à la fuite. L’aînée des soeurs, on l’a perdue. Ma grand-mère et sa soeur ont été accueillies par un orphelinat de filles à Beyrouth. Les responsables de cet orphelinat s’étaient donné trois missions : apprendre aux enfants la langue arménienne, l’amour de Dieu et un métier. Alors ma grand-mère est devenue infirmière.
Mon grand-père, de son côté, était d’une famille d’origine assyrienne, des chrétiens. Son père était le maire de la ville d’Urhai (Urfa) en Turquie, dont certains habitants prétendent qu’elle serait la ville d’origine d’Abraham. Avec son statut, il a profité pour faire fuir les Arméniens en leur faisant passer la frontière. Un jour, il y avait des Arméniens qui étaient cachés sous un tas de neige dans la cour. Les soldats turcs sont arrivés et ont posé encore la question : « Est-ce que tu caches des Arméniens ? » Ils ont répondu, « Non, non ! », mais, après, les soldats ont pris des fourches et ils les ont enfoncées dans le tas de neige dans la cour. Alors la neige a changé de couleur. Quand ils ont vu ça, mon grand-père et son père ont commencé à courir. C’est comme ça qu’ils ont fui les Turcs. Ils sont arrivés dans la ville limitrophe de la frontière, à Alep. Ils se sont installés là.
Quand tu repenses à cette période maintenant, qu’est-ce que ça suscite en toi ?
Je pleure. Le temps n’a pas guéri. Mais mes grands-parents faisaient partie de ceux qui en parlaient tranquillement. Dans beaucoup de familles, on n’en parlait pas. Les miens n’ont pas vu les choses atroces. D’autres ont vu leurs parents tués. Un ami m’a raconté qu’il était chez son grand-père pasteur quand il était petit. Les Turcs sont arrivés chez lui, et ils lui disaient une phrase qu’il devait répéter. C’était la confession de foi musulmane. Il ne comprenait pas. Alors il l’a dite, et les Turcs lui ont dit : « Toi, tu vas être épargné. » Et comme les autres n’ont pas voulu la dire, ils ont été égorgés, devant ses yeux, ses parents, ses frères et ses soeurs. Les miens ne me racontent pas qu’ils ont vu leurs proches tués. C’est pour ça qu’ils en parlent plus facilement.
Peux-tu me parler de l’effet de la foi sur ces questions ?
La foi a été quelque chose de très fort pour ma famille, parce que mes grands-parents parlaient de tout ça en regardant ce que Dieu en a fait. « Voilà ce que Dieu en a fait ressortir. Dieu nous a relevés. » Ils ont surtout pensé à ce que Dieu a fait de propre et de bien avec cette situation. Ça, c’est une première chose. Ma grand-mère nous disait souvent : « La foi m’a donné des ailes pour survivre. » Ce n’était pas des béquilles, c’était des ailes. La deuxième chose qui était très forte chez mes grands-parents, c’était la perspective de l’éternité. La vie d’ici-bas, c’est juste pour maintenant, mais nous vivons en attendant le Ciel. Ils ont vécu avec cette espérance vivante que tout sera renouvelé.
Que ressens-tu à l’égard des Turcs aujourd’hui ?
Je trouve que mes ressentis négatifs ne sont pas envers les Turcs, mais envers l’islam. Une chose m’a aidée à être tranquille par rapport aux Turcs : mon grand-père parlait turc couramment. Il a fondé l’église assyrienne évangélique d’Alep. Il réunissait les rescapés chez lui. Et c’était une communauté turcophone, parce qu’ils parlaient plus facilement le turc que l’arménien. Et mon grand-père prêchait en turc. Parfois mon grand-père venait en vacances en France, quand on était enfants. Et puis il se rasait en chantant, et il chantait en turc. Moi, les chants des Ailes de la foi, je les connais en turc.
Tu es arménienne. Tu es pasteure. As-tu prêché sur le thème « Aimez vos ennemis » ?
Oui, bien sûr. « Aimer ses ennemis », c’est plutôt une question de survie. Je ne vais pas céder à la haine, rien que pour ne pas laisser l’ennemi l’emporter sur moi. Le pasteur de l’église évangélique arménienne d’Istanbul, son objectif, c’est qu’il y ait le plus possible de Turcs qui se convertissent.
Évidemment, la première chose, c’est pour qu’ils aient la vie éternelle. Mais c’est aussi la meilleure « vengeance » possible. Il ne peut pas y avoir de meilleure réparation pour le génocide que le fait que les descendants de ceux qui ont tué nos aïeux connaissent l’Évangile. Ce pasteur m’a convaincue. Que nos ennemis viennent à Christ est une « vengeance », une belle vengeance.
NOTES
1. Jéma Taboyan est pasteure associée à l’Église évangélique libre de Valence. Dans le passé, elle a servi le Seigneur au sein de l’Union des Églises Évangéliques Arméniennes et à la Ligue pour la Lecture de la Bible. Elle est mariée à Jean-Paul, et mère de trois enfants.