Blessures du passé :
questions à Philippe Narang
Propos recueillis par Reynald Kozycki
Servir : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Philippe Narang : J’ai 55 ans. J’ai fait des études de médecine, et je me suis spécialisé en psychiatrie. D’emblée, je me suis formé en psychothérapie cognitivocomportementale, puis je me suis intéressé, dans ma pratique, aux surdoués, au TDA/H (déficit attentionnel), aux autistes de haut niveau et à la phytothérapie. Je suis devenu chrétien à l’âge de 18 ans.
On constate différents degrés dans les blessures du passé. Certaines sembleraient même produire des troubles graves…
Les maladies dites « psychiatriques » ne viennent pas que des blessures du passé. Les psychoses (schizophrénies, autismes, troubles intentionnels…) sont généralement neuro-développementales, en lien avec le développement du cerveau. Ces blessures, nous les connaissons tous. Quand un enfant a été maltraité, par exemple par des abus sexuels, les émotions sont difficilement gérables par la suite. Lorsque les traumatismes ont été répétitifs et intenses, les émotions deviennent tellement fortes que la vie adulte est « plombée ». Je pense par exemple à cette femme qui vit régulièrement des drames suite à des ruptures amoureuses. Elle se sent devenir sans aucune valeur, insignifiante, dès qu’elle n’a plus reçu de SMS sur une période d’une heure. En parlant avec elle lors d’entretiens, j’ai découvert à quel point, elle était déjà « insignifiante » durant son enfance, négligée par ses parents, sujet d’une grande carence affective. Elle n’a pas vécu de maltraitance, mais elle ne comptait pour personne, ni pour ses copines ni pour ses parents. Elle se disait souvent : « On peut me dire je t’aime, mais je n’arrive pas à le croire ». Elle sait que c’est irrationnel, mais ça s’impose.
Pouvez-vous résumer votre façon d’opérer avec une personne qui a vécu des blessures assez intenses ?
Les personnes consultent parce qu’elles ont des problèmes dans leur vie quotidienne. Lorsque cela provient de blessures du passé, j’essaie de faire revivre l’émotion d’abandon ou le conflit vécu par la personne. L’émotion est souvent ressentie fortement. Je leur demande de visualiser les souvenirs d’enfance ou même récents qui reviennent. On peut ainsi voir apparaître des liens émotionnels entre différents types de souvenirs. Voici un exemple légèrement modifié.
Une dame d’environ 30 ans, bien habillée, le contact facile, vient me consulter. Je me demande ce qui peut bien lui poser problème. Elle me parle de son travail et de sa nomination récente comme chef de service. Mais, comme elle ne peut pas supporter les conflits, elle se voit obligée de repousser sa promotion (au moins pour un temps). Après plusieurs séances, je lui demande de visualiser une situation de conflit qu’elle n’a pas su affronter. Elle se voit dans la salle de réunion, le tableau d’affichage où elle avait posé ses congés. Sa collègue, bien plus tard, pose les siens aux mêmes dates. Elle ressent une énorme angoisse, l’anxiété l’envahit, il lui est impossible de faire valoir qu’elle a réservé l’avion depuis 6 mois, que ses vacances étaient posées et acceptées depuis 6 mois. Par crainte de conflit, elle préfère changer ses dates, annuler ses vacances. Par contre, son mari n’a pas pu charger ses dates. En se centrant sur ses émotions, une des scènes de son enfance lui revient à l’esprit ; elle devait avoir 7 ou 8 ans. Elle revoit sa mère qui se met à l’insulter de tous les noms, lui dit qu’elle en a marre d’elle. Elle la déshabille complètement, la traîne dans les escaliers par les cheveux, la met dehors et lui dit qu’elle ne veut plus la voir, qu’elle n’essaie pas de frapper à la porte, personne ne lui ouvrira. Elle se revoit blottie contre la porte à supplier sa mère de lui ouvrir. Avec des scènes répétitives de ce genre, on comprend que, adulte, tout conflit prend une dimension spéciale, cela devient insupportable.
Les conflits présents réactivent quelque chose chez la personne ?
On parle d’un « inconscient émotionnel », ce qui me parait d’ailleurs plus valide que les concepts d’inconscient oedipien ou freudien. Dans la thérapie comportementale, on cherche à revisiter avec la patiente ces scénarii, elle revit des situations. Dans ses souvenirs, elle arrive à voir une personne bienveillante s’ajouter à la scène, en l’occurrence le thérapeute. Je lui dis que je la rhabille, je la console, je dispute sa mère… En plusieurs séances, elle arrive à s’intégrer, comme adulte, à ses souvenirs, elle dit ses quatre vérités aux personnes qui ont suscité les blessures. Cela permet de s’exposer aux émotions puis de les atténuer, et finalement, dans la vie courante, d’être moins envahi par ses émotions.
En prenant le registre de l’amertume ou du pardon, comment pourrait-on comprendre ce parcours ?
Il faut être prudent pour parler d’amertume ou de pardon à ce stade. La personne pourrait croire qu’elle est coupable, alors que ce n’est pas le cas. Dans un deuxième temps, la question du pardon peut se poser. Elle peut pardonner ou ne pas le faire. Il est évident que le fait de chercher à se venger maintient le problème. Dans toute relation d’aide, il faut être empathique, chaleureux. À ce stade, la personne est souvent encore envahie par des émotions. Par la suite, certains exercices tournent autour du pardon. J’essaie de faire réfléchir le patient sur les conséquences d’en vouloir à d’autres. Pour faire simple, j’explique que la vengeance blesse plus la victime que l’agresseur.
Comment basculer des souvenirs douloureux passés au présent ?
Pour revenir à l’exemple précédent, les émotions, normalement, vont s’atténuer après quelques séances. Elle a réussi elle-même à aller en quelque sorte dans son passé pour guérir le futur (un peu comme Terminator). Ce qu’elle n’a pas pu faire ou dire en tant qu’enfant, elle s’imagine le faire en tant qu’adulte. Alors l’émotion dans la vie quotidienne devient moins violente, et les situations conflictuelles moins dévastatrices. Elle arrive plus facilement à dire non, à exprimer des désaccords. Souvent, à cause de la répétition des scènes douloureuses, la thérapie peut être longue. Parfois, il faut un à deux ans pour accompagner ce genre de situation.
PHOTO : Marc Lagneau
Quels objectifs cherchez-vous dans les thérapies ? Un mieux-être, un certain équilibre, une certaine normativité… ?
En thérapie comportementale, c’est le patient qui définit les objectifs.
Il y a parfois des personnes qui se donnent des objectifs irréalistes, par exemple je veux être le plus fort, le plus intelligent… Comment recentrer sur des objectifs plus réalistes ?
Je n’ai jamais eu ce type de demande ; les personnes qui ont ce genre d’objectif ne consultent pas un psychiatre.
Avez-vous d’autres approches que le modèle émotionnel ?
Ma pratique principale est la psychothérapie cognitivo-comportementale (T.C.C.) ; c’est celle qui me plaît le plus, qui est la plus proche du modèle : « qu’il en soit fait selon ta foi ». Pour anecdote ; le Dr Cottraux, l’un des pionniers dans les T.C.C. en France, après un séjour aux U.S.A. m’a dit que les T.C.C. correspondaient bien à la pensée protestante !
Beaucoup d’approches dans le domaine de la psychothérapie me paraissent valides. Je suis toujours dans la perspective du soin, donc je n’hésite pas à utiliser les médicaments, les plantes et les compléments alimentaires, la luminothérapie, les approches émotionnelles, les outils des entretiens motivationnels, la cohérence cardiaque (technique de relaxation et de gestion du stress).
Les psychothérapies comme l’analyse transactionnelle, la gestalt-thérapie, l’hypnose ericksonienne ou médicale, les approches psychocorporelles, me paraissent aussi des outils intéressants.
Est-ce que votre foi chrétienne change quelque chose à votre pratique thérapeutique ?
Mon travail est très technique, aider les personnes dans leur problème. Le fait d’être chrétien oblige à une éthique dans son travail. Comme ma vie et mes valeurs sont éternelles, je peux dire aux personnes qui me consultent s’il y a de meilleures compétences que moi dans certains domaines et les réorienter vers d’autres thérapeutes. Je peux aussi dire, face à certaines situations ou difficultés, que je ne sais pas, avoir le courage d’avouer mon ignorance dans certains domaines.
À votre avis, peut-on parler d’une thérapie chrétienne ?
Je ne connais pas vraiment de « psychothérapie chrétienne », je trouve que beaucoup d’ouvrages dans nos librairies évangéliques s’inspirent de psychothérapies séculières, avec un saupoudrage de versets bibliques. Au moins, cela a l’avantage de rendre leur contenu accessible à un public évangélique, mais il ne perçoit pas que ce sont des outils développés hors de la foi chrétienne. Je pense néanmoins que plusieurs de ces outils sont aussi des bienfaits que Dieu met à notre disposition.
Quelles perspectives voyez-vous dans le domaine des thérapies ?
Notre connaissance du psychisme et de son fonctionnement est partielle, elle est en perpétuelle évolution et révolution. Nos certitudes d’aujourd’hui risquent d’être les contes de demain. Je m’explique : nous sommes jusqu’à maintenant persuadés que nos émotions sont produites par notre cerveau. Des expériences sur des souris montrent qu’en échangeant la flore intestinale (nos bactéries intestinales) entre une lignée de souris anxieuse et une lignée non anxieuse, les souris anxieuses deviennent zen, et celles qui étaient zen deviennent anxieuses.
Par ailleurs, l’épigénétique, c’est-à-dire la propriété qu’a notre environnement de modifier l’expression de nos gènes, bouleverse aussi notre compréhension. L’environnement social ou relationnel peut modifier l’expression des gènes d’une personne (pas le gène lui-même). Ces modifications sont transmissibles à la descendance. Par exemple, on constate que les personnes qui ont vécu des abus sexuels dans l’enfance développent une sorte de fragilité à gérer les émotions parce qu’une partie du cerveau a été affectée par les troubles. Ces troubles peuvent donc affecter l’expression des gènes et se transmettre même à leurs enfants. Par exemple, lors d’autopsie de personnes suicidées, on a constaté une méthylation (une modification de l’expression des gènes) sur l’ADN des personnes qui avaient eu des abus sexuels dans l’enfance. Cette méthylation de l’ADN se trouvait dans les cellules des zones qui régulent les émotions. Ce qui laisse à penser qu’il y a une trace physique laissée dans l’expression de nos gènes, par des évènements traumatisants.
Sans compter avec l’introduction des nanoparticules dans notre alimentation ; lorsqu’on sait que certaines ont des effets directement toxiques sur l’ADN (comme le dioxyde de titane), on va assister à l’émergence de troubles physiques et psychologiques nouveaux !
En conclusion ?
Les blessures du passé comportent ce qu’on a vécu, la façon dont on a pu les « digérer », et aussi les ressources qu’on a pu trouver autour de nous pour avoir une « résilience ». Elles comportent aussi les blessures produites par notre environnement dans le sens large du terme, il ne faudra pas négliger toutes les ressources que Dieu met à notre disposition dans ce monde pour aller mieux : Toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières, chez lequel il n’y a ni changement ni ombre de variation (Jc 1.17). Je suggère un livre pour approfondir le modèle émotionnel : Je réinvente ma vie, par Jeffrey E. Young et Janet S. Klosko (les Éditions de l’homme).