Qu’il se charge
de sa croix…
Par Robert Souza
Les évangiles ne nous laissent pas dans le doute : Jésus lui-même trouvait particulièrement pertinente cette métaphore qu’il aimait employer pour que les candidats-disciples sachent à quoi ils s’engageaient. Prendre ou se charger de sa croix doit rester pour nous une image exigeante et… dérangeante !
Une déformation populaire
Commençons par faire un sort à une forme dénaturée de cette parole du Seigneur qui s’est répandue dans notre culture. Lorsqu’on se réfère à des douleurs (physiques ou morales) subies en disant : « Je dois porter ma croix… », on est loin de la pensée de Jésus. Le disciple est volontaire pour se charger de sa croix. Le texte de Luc 14.27, qui emploie un verbe qu’on peut traduire par porter sa croix, est immédiatement suivi d’autres images qui invitent le disciple à suivre le Maître les yeux grand ouverts (calculer la dépense avant de construire, réfléchir avant de partir en guerre).
Une parole forte
Pour nous, qui vivons dans une société qui ne connaît plus la peine de mort, il y a un effort à faire pour prendre conscience de la vraie force de la condition que le Seigneur pose. Les premiers disciples avaient souvent vu passer un homme portant la barre transversale d’une croix sur ses épaules. Ils savaient très bien où allaient ces hommes. Ils savaient qu’ils ne les verraient pas revenir. Lorsque Jésus leur parle de se charger de leur croix, ils saisissent sans peine qu’il les invite à un changement radical d’orientation, de priorité, de préoccupation première… À un voyage sans retour. La croix est un instrument de mort.
Prêts au martyre ?
Jésus invite-t-il ses futurs disciples à se préparer au martyre ? La question est légitime. Le Christ marche lui-même vers la croix. Dans les trois évangiles synoptiques, l’invitation à prendre sa croix suit de près l’incident où Pierre confesse Jésus comme le Christ de Dieu, ce qui entraîne la révélation sans détour de la mort et de la résurrection nécessaires du Fils de l’homme1. Suivre le Christ est-ce marcher inévitablement vers une mort violente ? En fait, comme on le verra, cela engage d’abord à adopter une nouvelle manière d’envisager la vie. Mais l’éventualité de devoir mourir pour sa foi n’est pas exclue. Disons que c’est un cas limite, mais envisageable, du principe que Jésus veut enseigner.
Un principe essentiel
L’invitation à se charger de sa croix n’est pas relayée par Jean dans son évangile. On y trouve pourtant comme un passage parallèle, mais qui est introduit par une autre image forte. Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit2. Jésus attire ainsi l’attention sur un principe, déjà présent dans le règne végétal, mais qu’il révèle comme la clé du règne de Dieu : la vie jaillit de la mort. Pour vivre pleinement, il faut donc laisser agir la mort. C’est aussi le sens de l’image de se charger de sa croix.
Mourir, c’est renoncer
Jésus met en apposition « qu’il se renie lui-même » et « qu’il se charge de sa croix ». Qu’implique pratiquement le fait de nous désavouer nous-mêmes ?
Reprenons Luc 14.26-33, qui nous fournit un éclairage intéressant. Ici, il y a d’abord un rapprochement entre porter sa croix et le fait de détester père, mère, etc., et même sa propre vie. À compléter par l’injonction à renoncer à tous ses biens (v. 33). Des propos difficiles à entendre, mais qui posent clairement la question de ce qui mérite la première place dans nos affections, nos préoccupations et nos engagements. Pour suivre Jésus, nous désavouons l’ordre de priorité que la culture, la famille ou notre propre égoïsme voudraient nous imposer dans nos choix.
Selon Jean, Jésus résume ainsi les conséquences pratiques du principe du grain de blé et de la vie qui jaillit de la mort : Celui qui tient à sa vie la perd, et celui qui déteste sa vie dans ce monde la gardera pour la vie éternelle.
Luc rapporte une petite variante : qu’il se charge CHAQUE JOUR de sa croix… À quoi le Seigneur m’invite-t-il à mourir aujourd’hui ? Sur quoi veut-il mettre le doigt en disant : ceci n’est pas digne d’un disciple du Crucifié ? Les choses qu’il veut nous aider à désavouer sont nombreuses et variées : de la peur à la pornographie en passant par l’orgueil, l’amertume, la médisance… Ne résistons pas à cette oeuvre de la grâce qui veut nous aider à mourir pour vivre. Sur le chemin où nous mène Jésus, chaque « mort » acceptée ouvre la porte à plus de vie.
R.S.
NOTES
1. Mt 16.13-24 ; Mc 8.27-34 ; Lc 9.18-23
2. Jn 12.24-26