Collégialité1
Par Jacques BLANDENIER
Dans les évangiles, nous voyons à plusieurs reprises les disciples entrer en conflit pour savoir « lequel d’entre eux est le plus grand » – et cela particulièrement après l’annonce par Jésus de sa mort prochaine. Comme s’il y avait concurrence pour prendre la place de leader après le départ du Maître…
Après la Pentecôte, selon les Actes et surtout les épîtres, on ne voit aucune Église locale être dirigée par un responsable unique. Les termes anciens, évêques, conducteurs, présidents, figurent toujours au pluriel2. Ces différents termes désignent en réalité une seule et même tâche : paître le troupeau et veiller sur son bien-être. Mais cette tâche présente de multiples facettes, nécessitant l’engagement de personnes possédant des dons divers et complémentaires. L’image qui rend le mieux compte de cette responsabilité de conducteur de la communauté est celle du pasteur (terme qui signifie berger) – qu’on trouve déjà fréquemment dans l’Ancien Testament, pour désigner tantôt le Dieu d’Israël, tantôt le roi ou les dirigeants politiques et religieux (voir notamment le chapitre 34 d’Ézéchiel). Rassembler, enseigner, exhorter, protéger, consoler, discipliner, entraîner dans une vision dynamique, prendre soin patiemment des plus faibles… Cette liste, qui n’est pas exhaustive exige des aptitudes incompatibles chez la même personne. Il n’y a pas d’homme-orchestre dans la communauté chrétienne !
En outre, la collégialité permet et implique une soumission et une surveillance mutuelles des conducteurs. Elle est une protection aussi bien contre une solitude parfois écrasante que contre la séduction du pouvoir personnel.
Pasteur et anciens : quelle relation ?
L’autorité dans l’Église s’exerce collégialement. Cependant, plusieurs textes des épîtres (Ga 6.6 ; 1 Th 5.17-18 ; 1 Co 9.4-14) mentionnent clairement la possibilité de salarier des serviteurs exerçant un ministère dans l’oeuvre de Dieu. Bien que les termes de pasteur et d’ancien soient synonymes dans le Nouveau Testament, on s’est mis, depuis le temps de Calvin, à appeler « pasteurs » ceux qui exercent leur ministère à plein temps, et « anciens » ceux qui le font à côté d’une activité professionnelle salariée3. Ensemble, ils ont vocation de conduire la communauté, mais qu’on le veuille ou non, leur statut n’est pas identique. Dans le cadre du protestantisme (y compris évangélique), beaucoup d’Églises ont longtemps considéré (et souvent considèrent encore) le pasteur comme le conducteur spirituel ; par contre, les communautés issues du mouvement des Frères ont toujours voulu sauvegarder la vision néotestamentaire d’un ministère pastoral collégial – et sont porteuses en cela d’un modèle que d’autres dénominations tendent de plus en plus à adopter.
Mais la mise en oeuvre de ce type de gouvernement collégial est parfois malaisée, surtout si l’un des membres (appelé communément pasteur) du collège exerce un ministère à plein temps. Si on dit au pasteur qu’il n’est « que » ancien au même titre que ses collègues, il peinera à trouver sa place, et même son identité professionnelle. Appelé à servir dans une assemblée dont il n’était pas membre auparavant, il aura à ses côtés des anciens qui s’y trouvent enracinés depuis longtemps, bien connus de tous, parfois même apparenté avec plusieurs. Il lui sera difficile de s’affirmer, surtout s’il est jeune et frais émoulu de la Faculté ou de l’Institut biblique. Pourtant le pasteur, en général au bénéfice d’une formation théologique que n’ont pas les anciens, assuré d’une vocation qui l’a conduit à renoncer à toute profession lucrative, disposant d’un plein-temps pour son ministère, se sait porteur d’une attente qui exigera beaucoup de lui – alors qu’en même temps il risque de se voir reprocher d’exercer une autorité plus marquée que ses collègues. Refuser l’image du pasteur- soliste tout en admettant la spécificité de ce ministère dans le sein d’un collège d’anciens exige un équilibre qu’il faut sans cesse réévaluer en se gardant d’une part du glissement presque inévitable vers le cléricalisme4 et d’autre part d’une limitation du rôle d’un ministère auquel un homme a été appelé pour s’y consacrer entièrement.
Mais un autre risque existe : en attribuant – à juste titre – au ministère d’ancien une responsabilité pastorale (et pas seulement administrative) quasi égale à celle d’un pasteur à plein temps, on s’expose à la pénurie ! Beaucoup de chrétiens capables et consacrés au Seigneur risquent en effet de reculer devant la perspective d’une responsabilité d’une telle ampleur à assumer à côté d’une activité professionnelle absorbante.
Il n’y a sans doute pas de garantie contre le glissement vers le cléricalisme ou au contraire vers la dilution de l’autorité. La collégialité n’est pas la formule la plus aisée à mettre en oeuvre, mais elle est la plus enrichissante lorsqu’on est capable de communiquer et de se soumettre les uns aux autres, lorsque les relations mutuelles se vivent dans la clarté et le courage, dans l’humilité et l’esprit de service.
Le sens du service
Là se trouve sans doute la dimension la plus évangélique (il faudrait dire « christique ») de l’autorité. Face à la prétention de tel ou tel disciple à être le plus grand, Jésus présente un enfant, disant en substance : si vous voulez être d’authentiques leaders selon les normes du Royaume de Dieu, prenez exemple sur lui (Mt 18.1-5). Car les échelles de valeurs (et de grandeur !) du Royaume de Dieu sont l’inverse de celles de ce monde : « Vous savez que ceux qu’on regarde comme les chefs des nations les tyrannisent, et que les grands abusent de leur pouvoir sur elles. Il n’en est pas de même parmi vous. Mais quiconque veut être grand parmi vous sera votre serviteur ; et quiconque veut être le premier parmi vous sera l’esclave de tous » (Mc 10.42- 44). Et le Seigneur illustre cette vérité par sa propre personne : « Car le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup » (v. 45). Plus tard, dans les derniers instants qu’il partage avec les siens avant de donner sa vie, il institue le repas de la Cène et à ce moment-là (c’est presque invraisemblable !) les disciples étalent à nouveau leurs rivalités (Lc 22.24-27). Jésus prend alors une bassine et leur lave les pieds, endossant le rôle humiliant de l’esclave. Face à la stupeur de ses amis, il ne leur dit aucunement : « J’étais votre chef, mais je démissionne et deviens votre serviteur ». Mais au contraire : « Vous m’appelez le Maître et le Seigneur, et vous dites bien, car je le suis » (Jn 13.13) : C’est clairement en tant que Seigneur qu’il accomplit la tâche d’un esclave. Et il conclut par un appel à mettre en pratique cet exemple (v.17).
L’humilité et l’esprit de service ne sont pas incompatibles avec l’exercice de l’autorité. Dans l’optique de l’Évangile, l’autorité légitime est celle qui n’a d’autre objectif que le bien et la croissance d’autrui. Il est tentant de rechercher un rôle d’autorité pour affirmer son identité, pour se valoriser : celui qui agit ainsi se sert lui-même et infantilise les autres. Tous les abus de pouvoir (et il en existe dans l’Église !) reflètent ce type de fonctionnement, et nul n’est à l’abri de la tentation de dominer sur autrui – surtout lorsque l’exercice de l’autorité est le fait d’un homme seul. Que les serviteurs de Dieu soient aussi des serviteurs de leurs frères et soeurs n’implique pas un renoncement à diriger. Toute communauté a besoin de conducteurs pour fonctionner harmonieusement, sinon elle sombre dans l’anarchie, et c’est lui rendre service que d’exercer cette tâche exigeante. Leur tâche est souvent lourde, ardue, et ne saurait trouver sa motivation dans la satisfaction personnelle et le prestige. Le conducteur serviteur ne revendique pas, mais est disponible. Il ne cherche pas à se mettre en valeur, mais considère que l’intérêt de l’autre est plus important que le sien (cf. Ph 2.3). Il ne se protège pas, mais s’expose au risque d’être incompris.
La seule autorité légitime dans l’Église est celle qui est soumise au Seigneur et à ses commandements. Par sa vie livrée, il a montré autant qu’il a enseigné ce qu’est le service chrétien. Dans la langue du Nouveau Testament, c’est le mot diakonia qui signifie « ministère » – or le même terme se traduit aussi par « service ».
C’est pourquoi, ce que l’apôtre Paul offre et demande à chaque chrétien s’applique par excellence à ceux qui exercent l’autorité : « Vous avez été appelé à la liberté ; seulement, ne faites pas de cette liberté un prétexte pour vivre selon la chair, mais par amour, soyez les serviteurs les uns des autres. » (Ga 5.13)
J.B.
NOTES
1. Nous reproduisons ici le texte de la conférence donnée par Jacques BLANDENIER au Congrès National des CAEF de 2007. Le style oral a été volontairement conservé.
2. Sauf évidemment lorsque, dans les épîtres pastorales, Paul décrit les qualifications que chaque évêque ou ancien doit posséder personnellement.
3. On sera tenté de dire « les laïcs », mais, dans la vision biblique du sacerdoce universel des croyants, la distinction entre « clercs » et « laïcs » n’a pas de fondement.
4. Ne serait-ce que par imitation d’autres Églises protestantes.