Transculturalité,
L’Évangile face aux religions traditionnelles et orientales
Par HANNES WIHER
Pourquoi les jeunes Européens sont-ils attirés par les religions traditionnelles et orientales ? Et pourquoi sont-ils autant rebutés par la foi chrétienne ? Tel est le questionnement de beaucoup d’évangéliques en Europe. Plusieurs réponses sont possibles, car de tels préjugés peuvent être étudiés sous plusieurs angles et sont en général causés par de multiples facteurs. Dans cet article on considérera trois groupes de facteurs qui permettront au lecteur de réfléchir sur la transculturalité de l’Évangile en Europe contemporaine et ailleurs.
Le scandale de la croix
Une raison qui peut expliquer la réticence des Européens vis-à-vis de la foi chrétienne est « le scandale de la croix » que nous évoquerons rapidement. L’apôtre Paul introduit cette dimension spirituelle du refus de la croix du Christ ainsi : Nous proclamons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les non-Juifs (1 Co 1.23). Les Juifs le savaient très bien : Celui qui est pendu est une malédiction de Dieu (Dt 21.23). C’était impensable que le Messie devienne une malédiction. Pour les non-Juifs, c’était tout simplement une folie de penser que quelqu’un qui avait échoué dans sa vie et était « pendu » sur une croix pouvait faire quelque chose de valable pour autrui. De plus, être exposé nu pendant des heures représentait une honte insupportable. Pour Mahomet, c’était impensable qu’Allah puisse exposer un grand prophète comme Issa à une telle honte. Et, pour les bouddhistes, c’est ridicule de penser que quelqu’un qui manquait de karma positif, comme un crucifié, puisse compenser le karma manquant d’autrui. Le sacrifice de la croix avec sa honte est aussi une folie pour les Européens. Selon eux, on devrait avoir dépassé ce stade de religion barbare depuis les Lumières. Revenir à la notion de sacrifice sanglant signifierait revenir à une société des siècles en arrière. Donald McGavran, un missiologue américain, est très ferme sur la notion que la barrière théologique de la croix est beaucoup moins importante que les barrières socioculturelles. Toutefois, la dimension spirituelle n’est pas négligeable
Le poids de l’histoire
L’un des facteurs non théologiques pour le manque d’attractivité du christianisme est le passé historique de l’Europe. La christianisation de l’Europe au premier millénaire s’est opérée principalement par des « conversions » de chefs politiques, des alliances de mariage et des guerres1. On parle d’une christianisation « du haut vers le bas ». Le travail de base d’une évangélisation, la formation de disciples en vue d’une conversion authentique, a manqué en grande partie. La conception de l’Église catholique était territoriale : à l’image de l’État romain, elle introduisit dans son organisation des « diocèses » (du grec dioíkêsis « administration »), c’est-à-dire des « circonscriptions administratives », subdivisées en « paroisses » (du grec paroíkêsis « séjour dans un pays étranger ») désignant une aire géographique précise et sa communauté chrétienne. Le lien qui s’en suivit entre Église et État, avec les méfaits de la recherche du pouvoir et de l’argent à l’intérieur de l’Église, dégoûte la majorité des Européens contemporains. De plus, ce modèle va à l’encontre d’un Jésus loin des pouvoirs politique, religieux et économique et d’une Église marginale, persécutée et pauvre comme elle se présentait pendant les trois premiers siècles.
Relations et/ou règles ?
Au-delà des facteurs théologique et historique, un troisième facteur pour la répugnance des Européens vis-à-vis de la foi chrétienne pourrait être culturel. C’est une expérience de l’auteur en Afrique qui l’a conduit à cette pensée. Elle est devenue une expérience clé pour lui et d’autres travailleurs transculturels. Il a grandi dans un village de montagne en Suisse où tout le monde se connaissait. Dans l’éducation, le refrain des parents était : « Qu’en diront les voisins ? » Le fonctionnement du village entier était relationnel. À l’école, au lycée et, plus tard, dans le travail professionnel et dans l’armée, le fonctionnement était tout différent : il fallait être ponctuel, bien organisé, efficace, avoir des buts précis, et tout analyser. C’était un fonctionnement imprégné par les règles. À l’arrivée en Afrique, un sentiment de bonheur se répandit dans son âme. Le Suisse se sentait dans le village africain comme un poisson dans l’eau. Que s’était-il passé ? Il ne l’a compris qu’une décennie plus tard, après tant d’analyses culturelles comparatives : c’était comme s’il était revenu dans le milieu de son village natal, un milieu relationnel. C’est là qu’il se sentait à l’aise. Il comprenait que s’il voulait être heureux dans sa vie, il devait vivre en Afrique. C’est ce qu’il a fait par la suite pendant plus de vingt ans. En revanche, beaucoup de missionnaires axés sur les règles rentrent après quelques années pleines de frustrations.
À partir de cette expérience, on pourrait émettre l’hypothèse que les jeunes Européens cherchent les religions qui correspondent à leur fonctionnement de base. Quitte à savoir quel est le fonctionnement des religions traditionnelles et orientales. En simplifiant beaucoup, on peut dire qu’un élément principal des religions traditionnelles est l’harmonie entre les vivants et les « morts-vivants », les ancêtres. Les vivants demandent conseil aux ancêtres et leur offrent des sacrifices pour les honorer. Dans ce sens, les religions traditionnelles ont comme base un fonctionnement relationnel. Analysées en profondeur, de même, les religions orientales ont un fonctionnement relationnel avec l’harmonie comme notion centrale : l’hindouisme cherche l’harmonie entre le brahman et l’atman, entre l’énergie qui soutient l’univers et l’âme de l’homme. Le bouddhisme cherche l’harmonie intérieure par la méditation. Le taoïsme chinois cherche l’harmonie entre yin et yang, dans la nature et dans l’alimentation (entre froid et chaud, par exemple), entre l’univers et l’homme, et entre les hommes (par exemple, entre homme et femme). Le confucianisme chinois, enfin, cherche l’harmonie sociale dans les cinq relations principales : entre maître et serviteur, père et fils, fils aîné et cadet, entre amis, et entre le mari et son épouse2. Les cultures orientales sont traditionnellement des cultures à prédominance relationnelle.
La question qui se pose maintenant est quel est le fonctionnement de base des jeunes Européens. En simplifiant, on peut dire que la jeune génération en Europe a un fonctionnement qui contraste avec celui de la génération d’avant la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière était marquée par le travail, la ponctualité et l’efficacité, pour ne mentionner que quelques éléments. Pour la jeune génération, qui était d’abord appelée « génération X » à cause de son fonctionnement différent et inconnu, les relations et le plaisir dans les hobbys priment le travail. C’est plutôt un fonctionnement relationnel3. Une génération relationnelle est donc attirée par les religions relationnelles.
La prochaine question est de savoir si la foi chrétienne est relationnelle ou si elle est plutôt centrée sur les règles. Un regard rapide sur le paysage des Églises en France permet de dire qu’il y a un peu de tout : des Églises qui ont un fonctionnement relationnel et d’autres avec beaucoup de règles. Si l’on regarde vers l’hémisphère sud où l’on trouve aujourd’hui la grande majorité des Églises, on constate que la plupart ont un fonctionnement relationnel. Ce constat paraît logique quand on considère que les membres de ces Églises sont en grande majorité issus des religions traditionnelles ou orientales. Ce phénomène est-il causé par le fait que les chrétiens sont principalement imprégnés par leur culture d’origine ou plutôt par le fait qu’on peut interpréter la Bible dans une perspective axée sur les relations ou les règles ? La Bible elle-même permettra de répondre à cette question.
D’une part, l’apôtre Paul prend fortement position pour un Évangile unique quand il dit : Il y a un seul corps et un seul Esprit, tout comme vous avez aussi été appelés dans une seule espérance, celle de votre appel ; il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est audessus de tous, par tous et en tous (Ép 4.4s, NBS).
D’autre part, l’apôtre Paul témoigne du fait qu’il s’est adapté à tous les milieux dans lesquels il a évangélisé : Car, bien que je sois libre à l’égard de tous, je me suis fait le serviteur de tous, afin de gagner le plus grand nombre. Avec les Juifs, j’ai été comme un Juif, afin de gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme quelqu’un qui est sous la loi, afin de gagner ceux qui sont sous la loi – et pourtant moi-même je ne suis pas sous la loi ; avec les sans loi, comme un sans loi, afin de gagner les san -loi – et pourtant je ne suis pas un sans loi pour Dieu, je suis lié par la loi du Christ (1 Co 9.19-21, NBS). Transposé dans notre temps, l’apôtre serait devenu un « sans règles » pour les Européens contemporains « sans règles ». Apparemment, pour l’apôtre Paul, il y a des personnes qui fonctionnent selon des règles et d’autres qui fonctionnent sans règles, donc de manière relationnelle selon notre terminologie. D’ailleurs, toute la Bible voit l’homme fonctionner sur un axe relationnel et sur un autre axe de règles. Elle répète maintes fois la formule : « Aimez Dieu… et gardez ses commandements [règles] »4. Jésus-Christ reprend la formule en la variant : Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements5. On peut en conclure que la Bible reconnaît qu’il y a deux sortes de fonctionnement de l’homme (et tous les mélanges du spectre entre les deux), et ainsi deux dimensions du rapport entre Dieu et l’homme : la relation d’amour et le respect de ses commandements (règles). En conséquence, bien qu’il y ait un Évangile unique, il existe plusieurs façons de le percevoir et de le communiquer : l’Évangile communiqué aux personnes axées sur les relations ou aux personnes axées sur les règles.
Conclusion
Pour les jeunes Européens, il faudrait donc réfléchir à la manière de communiquer l’Évangile de façon attrayante et pertinente, donc en termes relationnels. L’Évangile communiqué en termes de règles les rebutera et manquera de pertinence pour leur vie de tous les jours. Dans ce cas, ils se tourneront vers les religions traditionnelles et orientales. Toutefois, il est important de ne pas l’oublier : une fois l’Évangile accepté, et au cours de la formation de disciples, il faudra équilibrer l’enseignement, c’est-à-dire, communiquer les règles au-delà du relationnel. Le lecteur observera cette même démarche dans les épîtres de l’apôtre Paul.
H.W.
NOTES
1. Voir l’excellente présentation de la christianisation de l’Europe dans Jacques BLANDENIER & Jacques BLOCHER , L’évangélisation du monde. Précis d’Histoire des Missions, vol. 2, Nogent-sur-Marne/L avigny, Institut Biblique de Nogent/Groupes Missionnaires, 1998, chap. 4 : « En Occident, du Ve siècle au VIIIe siècle », p. 73-103, et chap. 6 : « La dernière étape de l’expansion de l’Église en Europe (du IXe siècle au XIVe siècle) », p. 108-133.
2. Pour une introduction aux religions traditionnelles et orientales, voir Dean HALVERSON (sous dir.), Guide des religions. Perspective chrétienne, Romanel-sur-L ausanne, La Maison de la Bible, 2008.
3. Pour une typologie de personnalité basée sur les valeurs et illustrée par beaucoup d’exemples pratiques, voir Sherwood G. LINGENFELTER & Marvin K. MAYERS, Missionnaire en culture étrangère. Le défi de l’intégration, Charols, Excelsis, 2009.
4. Dt 6.5s ; 7.9 ; 11.1, 13 ; 30.16 ; Jos 22.5 ; 23.6, 8 ; 1 R 9.4 ; Né 1.5 ; Ez 36.26s ; Dn 9.4. 5 Jn 14.15, 21, 23s ; 15.10 ; 1 Jn 3.23s.