Le serviteur impitoyable
Matthieu 18. 21-35
par Alain KITT
Plusieurs des paraboles (p. ex. celles du « Fils Prodigue » des « Ouvriers dans la vigne » ont pour thème principal la grâce ; mais aucune ne développe le sujet plus explicitement que celle-ci. Des expressions telles que « remettre la dette » , pardonner », « avoir pitié » donnent le ton et le critère selon lequel le serviteur est jugé à la fin est le manque de pitié envers son compagnon.
Cette parabole fait partie de la réponse à une question de l’apôtre Pierre au cours d’une discussion sur la discipline et le pardon dans l’Eglise : Combien de fois pardonnerai-je à mon frère ?… jusqu’à sept fois ? Sans doute Pierre pensait-il être généreux en proposant de pardonner jusqu’à sept fois: un enseignement rabbinique de l’époque préconisait trois fois ; mais la réponse du Seigneur démontre que Pierre se trompait complètement en voulant parler de chiffres dans ce domaine.
Prise littéralement, cette réponse (pas 7 fois, mais 70 fois 7 fois) frise l’absurde. Est-ce que cela veut dire que nous devons compter les offenses jusqu’à 490 fois avant de dire « cela suffit ? pardonner 490 fois mais pas 491 ? C’est pour démontrer que Pierre part d’une fausse idée quant au pardon que Jésus a ajouté cette parabole : le pardon n’est pas un bien que l’on distribue au compte-gouttes en faisant attention de ne pas dépasser la quantité prescrite. Voilà pourquoi les différences de traduction, entre 70 fois 7 fois et 77 fois ne sont pas gênantes : ce que le Seigneur veut nous apprendre, c’est que dans le domaine des offenses et du pardon, l’utilisation des calculatrices est inutile !
Mais Jésus ne nous laisse pas simplement avec des chiffres : il donne une magnifique illustration dans cette parabole de ce que doit être la mesure du pardon dans l’Eglise, et nous indique quelle doit être notre attitude devant les torts que nous pouvons subir de la part des autres.
La somme dont le premier serviteur est redevable est astronomique. On peut essayer de convertir dix mille talents en francs actuels, mais les chiffres deviennent démesurés. Une note dans la Bible à la Colombe indique que pour gagner cette somme, un bon ouvrier aurait dû travailler trois millions de jours : neuf mille ans ! En plus, cet homme n’est pas salarié, il est esclave, selon le texte original. Comment aurait-il pu accumuler une telle dette ? Le récit ne nous le dit pas. Nous pouvons par contre dire avec certitude que sa promesse de tout rembourser (v.26) est parfaitement irréalisable : il n’a tout simplement pas de quoi payer (v.25).
La remise de la dette est un acte de pure grâce, qui n’est absolument pas liée à un quelconque mérite chez ce serviteur, mais qui est motivée uniquement par la compassion du roi (v.27).
Par contre, les cent deniers qu’un autre serviteur doit au premier, sans être une somme négligeable, représentent une dette minuscule par rapport à celle du premier serviteur à l’égard du roi. On peut imaginer que si le premier serviteur avait quelque peu patienté, le remboursement n’aurait pas été impossible. Mais la parabole n’évoque même pas cette alternative. Comme les compagnons des deux serviteurs (v.31), nous sommes attristés et choqués par l’attitude du premier, qui, au lieu de se laisser influencer par la grâce démesurée dont il a lui-même été l’objet, insiste avec menaces et violence physique (il serre son compagnon à la gorge, v.28) pour obtenir le remboursement du peu d’argent qu’il a prêté. Il ne prend pas à cœur le pardon qu’il a reçu sans le mériter, et il sera traité peu après selon ses propres critères (v. 34).
Jésus lui-même a indiqué à ses disciples qui sont les personnes représentées dans cette parabole : le roi, c’est le Père céleste, tandis que les serviteurs représentent chacun de nous (v.35). La leçon principale n’est pas difficile à dégager (je dois pardonner à mon frère de tout mon coeur), mais elle est impossible à mettre en pratique sans la grâce de Dieu. Le pardon total et sans arrière-pensée va à l’encontre de notre désir d’obtenir notre revanche et d’avoir le dernier mot. Mais c’est ce pardon que le Seigneur nous demande d’accorder chaque fois que nous sommes offensés. Nous devons en fait nous considérer sous les traits de chacun des deux serviteurs :
– Comme le deuxième, nous avons des dettes envers nos frères et sœurs, c’est-à-dire que nous péchons contre eux, consciemment ou inconsciemment ; notre devoir dans ce cas est de demander pardon et de nous réconcilier (voir Mt 5.23-24).
– Comme le premier, nous sommes offensés lorsque quelqu’un nous fait du tort : il a une dette envers nous ; toutefois, nous avons été nous-mêmes redevables envers Dieu d’une dette infiniment plus importante, une dette impossible à rembourser, tout comme la somme de dix mille talents dans la parabole. Nous avons péché contre le Dieu d’amour, qui est parfaitement saint : nous n’aurions jamais pu rembourser cette dette-là, mais Dieu nous l’a remise en entier, parce qu’il a eu de la compassion envers nous.
Vus dans cette perspective-là, les torts que nous pouvons subir deviennent aussi insignifiants que la dette de cent deniers contractée par le deuxième serviteur, et accorder le pardon ne devrait pas être un devoir que nous nous imposons à contrecœur. Bien au contraire, pardonner volontiers est un acte qui nous rend libres: le serviteur qui a refusé de pardonner se retrouve à la fin du récit emprisonné par son propre système de justice, retenu jusqu’à ce qu’il paie toute sa dette (v.34) ; son compagnon, par contre, tout en ayant le statut de serviteur, garde en fait le privilège de servir ce maître qui est, de toute évidence, si bon et généreux.
En conclusion, comment mieux résumer le thème de cette parabole que ne le fait l’apôtre Paul en Eph 4.32 ?
Soyez bons les uns envers les autres, compatissants,
faites-vous grâce réciproquement
comme Dieu vous a fait grâce en Christ.
A.K.