Faire face au désert intérieur
Par Nelly Sinclair-Kuen1
La description d’un désert intérieur peut paraître décourageante ou accablante pour une personne extérieure à cette expérience. Mais le désert intérieur existe, avec sa dure réalité. On peut penser à la « nuit obscure » que de grands noms du christianisme ont vécue, comme St-Jean de la Croix ou John Wesley, ou plus près de nous mère Térésa ou Joni Eareckson après son accident. Ces grandes figures peuvent nous apprendre beaucoup sur notre propre désert intérieur. Motivés par de la compassion, nous pouvons regarder en face ce qu’un proche est peut-être en train de vivre, même si cela semble incompréhensible ou inadmissible. Selon les personnes concernées, ce sera l’une ou l’autre des facettes exposées qui sera présente, pas forcément toutes.
Et s’il se trouvait un jour que ce soit moi qui le traverse, ce désert, j’apprécierais que quelqu’un exprime – au moins en partie – ce qui ressemble à mon vécu. Cela signifierait qu’un autre humain a affronté cette réalité et en a réchappé. Même plus, il en est sorti avec un bénéfice inespéré : un grandissement d’être, une nouvelle dimension qui ne pourra plus lui être ôtée ; celle-ci a un goût d’éternité ! Excellente nouvelle.
Mais avant d’y arriver, il faut le traverser, ce désert ! Alors, parlons-en. Parce que parler, nommer, permet de ne pas rester enfermé en soi-même, livré à du néant. Même si cela n’a rien de transcendant ou d’extravagant, les mots sont rassurants et apportent une parcelle de réalité à laquelle s’accrocher. Ce sont les mots qui guérissent bien des maux.
Le désert n’a rien à voir avec des banalités admises ou des généralités comprises. Quand c’est moi qui le traverse, ça semble tellement différent de ce qu’on en dit. Je suis coupé de ce que je ressens et tout semble sec, sans vie, minéral. Je suis détaché de mes sensations, mes émotions. C’est le vide intérieur. Je n’ai pas moi-même accès à mes ressources. On a beau me dire quantité de belles vérités, de promesses bibliques, rien ne pénètre en moi. Qu’il y ait eu une cassure brusque ou une épreuve qui dure et use, le résultat est le même : la perte de repères, à perte de vue, à l’infini. Je ne sais pas si j’avance, ou recule, ou tourne en rond. Et la lassitude s’installe, le paysage est toujours identique, du pareil au même, du matin au soir. À moins que ce ne soient les oscillations imprévisibles qui me déroutent. Tout aussi épuisant !
Le quotidien devient comme extraterrestre, les mirages sont mon partage, et les dérapages semblent ne tenir qu’à un fil. Je ne sais plus de quoi je suis capable, tout est insaisissable. Je suis perdu dans mes films intérieurs, et n’ai aucune idée combien de temps cela va durer. J’ai peur de la folie et voudrais tant sortir de cet univers irréel. J’ai envie de faire éclater ou disparaître cet infini, peur de commettre l’irréparable. Une hantise me poursuit : ne jamais en voir le bout. Je touche du doigt ma finitude, et suis face au mystère de l’indicible, de l’inaccessible.
Je risque aussi d’être détaché des autres. Eux vivent, et je peux les imaginer dans le meilleur des mondes. Mais personne ne réalise ce que, moi, je vis. Alors la solitude est mon lot quotidien. C’est bien vrai que je suis seul dans mes baskets, à essayer de faire un pas après l’autre. Quand je n’ai plus de forces pour marcher, qui me croira ? Quand je me hasarde à parler, je suis souvent incompris, voire démoli. Je subis une situation qu’il est si difficile d’exprimer.
J’ai beau expliquer, décrire, ou essayer les belles théories, les trucs à quatre sous, mais tous les bons conseils du monde ne marchent pas et ne semblent pas s’appliquer à moi. Le désert est relationnel et émotionnel. Je perds confiance qu’il vaut la peine de communiquer. Et l’absurde peut me gagner. C’est encore accentué quand il y a un secret non avouable ou non partageable. Il y va de mon honneur, ou de l’honneur de Dieu ou de la protection de quelqu’un qui est partie prenante dans la situation. Ma solitude semble alors sans issue. Mon entourage est mis à rude épreuve, souvent déstabilisé, appelé à voir et croire au-delà du moment présent, ancré dans l’espérance (Os 2. 16-17). Il va m’aider en apportant un soutien patient, bienveillant, tout en m’encourageant à rester connecté à la Vie.
Peut-être que j’aborde mon secret avec Dieu… et encore. Parfois (ou tout le temps), le ciel paraît implacable, d’airain, lointain. Je me sens coupé de Dieu que je ne perçois que comme silencieux, distant, absent. J’ai l’impression qu’il n’est pas concerné par ma réalité, et les repères qui faisaient foi jusque-là ont disparu. Mes certitudes sont ébranlées, je ne perçois plus son action, je ne comprends plus qui il est. Je sais dans ma tête qu’il est toujours là, mais mon coeur est sec, froid, insensible. Je suis en attente, en manque, et je crie à lui ou alors je réagis en me réfugiant dans ma tour d’ivoire, résigné ou révolté.
En même temps, j’ai soif… soif d’autre chose, d’une vie « normale » retrouvée. Soif de me retrouver avec le meilleur de ce que je suis, et non juste l’ombre de moi-même. Soif d’un neuf qui dépasse l’ancien, qui m’amène plus loin et donne un sens à ce passage aride.
Pour ne pas sombrer dans la désespérance ou être un mort-vivant, j’apprends à vivre avec le désert. Je l’apprivoise. Je fais face à la nécessité d’écouter ce qui se passe en moi. Je mets des mots sur la lassitude, le vide, la sécheresse. Cette étape est incontournable, même si elle paraît peu exaltante. Fini les conseils plaqués, donnés avec facilité, les réductions simplistes. Je prends le courage de plonger dans la racine de mes maux, d’affronter la douleur, encore et encore. Je fais face à l’insignifiance, l’indifférence, je me confronte à la méfiance. Même si je n’ai plus d’énergie pour avancer, espérer, je continue à vivre, parfois une heure après l’autre, juste survivre, et j’apprends à parler, crier, écrire… Donner un nom à ce qui peuple mon désert intérieur, c’est le premier pas pour sortir de la paralysie, de la passivité subie ; c’est exercer ma responsabilité d’humain. Oui, il me faut accepter, bon gré, mal gré, de me trouver pétri d’humanité. Même si je suis chrétien ou christianisé, je réalise combien mon coeur est loin d’être pénétré du Christ. Grande leçon d’humilité !
J’apprends aussi à vivre avec le silence ; école qui fait peur à beaucoup. Combien de temps tenons-nous loin de l’agitation et du bruit ? Et pourtant, dans le désert, ce silence cesse d’être impressionnant. Ce travail d’apprivoisement se fait longtemps dans l’invisible. Dans la nudité du paysage, le relief ressort plus nettement : je réalise ce qui tient dans ma vie, ce qui a de l’importance, les croyances qui fondent mon existence. Je prends conscience de ce que je me dis sur moi, sur Dieu, les autres, le monde. Je peux distinguer ce qui est source de vie et me tire vers le haut, comme ce qui me plombe et m’enlise dans les bas-fonds. Je reconnais ce qui en moi rate la cible et s’écarte de Dieu. Là, il m’appartient de me repentir de tout ce qui est plainte, faute, échec, et de choisir la vie, en lien avec Jésus, qui a tout pris sur lui à la croix. Alors j’arrive à me distancer des fausses croyances enfermantes, à rejeter les questionnements récurrents et paralysants, à me défaire de la honte ou de la culpabilité. Décapé, je ne fuis plus la présence à moi-même, je prends en compte le vide, me déleste du superflu, qui m’amène à ne plus devoir prouver pour être. Et même si ce passage peut s’apparenter à un tunnel sombre et ténébreux plus qu’à un désert lumineux, même si je me demande où est la sortie, à quand l’oasis, j’avance imperceptiblement. Le temps prend une autre dimension et il y a un horizon. C’est une alchimie complexe où chacun va trouver sa propre formule, en intégrant tel élément d’un discours, tel verset biblique, telle réponse reçue à une prière, tel passage d’un livre, tel émerveillement devant un spectacle offert par la nature, etc., etc. Sans m’en rendre compte, je développe des ressources jusque-là insoupçonnées. Peu à peu, j’assure un nouvel ancrage, dépouillé du superficiel et de l’artificiel. C’est là qu’émerge l’essentiel, l’existentiel profond, non dépendant des circonstances fluctuantes. Les détails transitoires font place à ce qui est central. Un accompagnement est souvent nécessaire pour voir la direction et les amorces de changement. J’ai besoin de m’ouvrir à l’autre pour intégrer de bonnes choses, pour accepter un autre point de vue sur mes circonstances et ainsi faciliter le passage à une nouvelle étape. Un témoin bienveillant, écoutant et patient ou un partenaire privilégié dans la prière peut me renvoyer en miroir mes petits pas et mes progrès.
J’ai aussi un rendez-vous avec Dieu qui m’attend… non au tournant, mais au coeur de mon coeur. Lui seul peut me régénérer en profondeur. Que ce soit imperceptiblement mais sûrement, ou de façon notoire, Dieu m’abreuve. Il fait son oeuvre de vivification… en son temps. Quand je crie à lui, il me dirige vers des lieux habitables (Ps 107.4-9).
Alors je renais des cendres et reprends de la consistance, de l’assurance. Je suis mieux défini, sachant qui je suis, avec mes forces et mes fragilités. La présence de Dieu et de l’autre retrouve du sens, au-delà des illusions, des déceptions ou de la trahison. Après ce désert, je me découvre comme neuf, différent à la suite de cette expérience, grandi et plus libre, plus serein, plus humble… Je vois se réaliser cette magnifique promesse d’Ésaïe 41.17-20 où le désert va fleurir, et tout le monde saura que c’est l’Éternel qui a réalisé ces choses.
NOTES
1. Dans le cadre de son ministère en relation d’aide, Nelly Sinclair-Kuen côtoie des personnes qui vivent ce désert intérieur. L’association « La Traversée-Strasbourg » qu’elle dirige, propose un accompagnement dans toutes ces situations difficiles (http:// www.latraversee.co/).