Blessures fraternelles :
l’histoire de Jacob et Ésaü
Par Sylvain Lombet
Toutes les familles connaissent des blessures. Des parents pécheurs donnant naissance à des enfants pécheurs, les frictions sont inévitables. Dans la fratrie, les enjeux de place pour chacun et de lutte pour bénéficier de l’amour parental sont monnaie courante depuis Genèse 4. C’est le cas pour Jacob et Ésaü, dont la rivalité est depuis longtemps connue. Nous allons suivre les moments-clés de leur parcours de vie, en relevant à la fois leurs circonstances et leurs choix de vie, ainsi que l’action de Dieu. Le récit mettant surtout en avant Jacob, c’est à travers son parcours que nous suivrons le récit concernant les deux frères.
JACOB, PRÉCÉDÉ PAR UNE HISTOIRE…
Jacob est né de l’union d’Isaac et Rébecca. Comme toujours, un enfant qui vient au monde arrive dans un certain contexte. Ce contexte peut être favorable, ou bien hostile, mais dans tous les cas notre vie démarre dans une histoire qui est déjà en cours, et que nous n’avons pas choisie. Nous n’arrivons pas nulle part, et Jacob n’échappe pas à cette réalité humaine. Son propre père, Isaac était lui-même venu au monde d’une manière toute particulière, alors qu’Abraham et Sara n’étaient plus en âge d’enfanter. Puis, au moment de son sevrage, Isaac perd son demi-frère Ismaël (alors vraisemblablement jeune adolescent) et sa belle-mère Agar, tous deux chassés du clan familial (Gn 21). Devenu adolescent, Isaac subit une terrible épreuve : il est placé sur un autel, prêt à être égorgé, lorsque Dieu arrête le bras de son père (Gn 22). Par la suite, Isaac perd sa mère et se marie (Gn 23-24). Nos familles connaissent des joies et des drames dans les générations précédant notre naissance. Celle de Jacob aussi. …
… QUI SE RÉPÈTE
En plus, l’histoire familiale se répète. Rébecca, femme d’Isaac, est stérile (Gn 25.21). Dieu intervient pour que sa promesse continue de s’accomplir au fil des générations, mais l’on voit que ce n’est pas simple à vivre pour les couples concernés. Pour « compliquer les choses », Dieu annonce la naissance de jumeaux, en donnant une précision non négligeable pour la suite du récit : l’aîné servira le cadet (Gn 25.23). Cet élément-clé suivra Jacob tout au long de sa vie. Dès sa naissance, on lui donne un nom qui indique la manière dont ses parents imaginent qu’il supplantera son frère aîné (Gn 25.26 : « Jacob » signifie le trompeur, le roublard). La rivalité fraternelle s’annonce tendue entre Ésaü et Jacob ! Pour ne rien arranger, Isaac et Rébecca ont chacun leur fils préféré (Gn 25.28). Le fameux « troc » du droit d’aînesse contre un plat de lentille n’est donc pas une totale surprise pour le lecteur (Gn 25.29-34).
Après un passage où Isaac fait à Abimélek le coup de : « C’est pas ma femme, c’est ma soeur » (Gn 26.7-9, voir aussi Gn 12 et 20), nous retrouvons Jacob dans un coup d’éclat trompeur : il usurpe, avec la complicité de sa mère, la bénédiction qui devait revenir à son frère aîné (Gn 27.1 – 40). Le cadet a donc bien supplanté l’aîné. La prophétie de Dieu s’est réalisée, mais par des manoeuvres humaines qui laissent le lecteur perplexe. La rivalité entre Jacob et son frère a atteint son paroxysme : Ésaü veut se venger et se promet de tuer Jacob lorsque leur vieux père sera décédé. Rébecca prend peur pour son fils chéri et l’envoie dans le clan familial maternel, loin de la colère d’Ésaü. Cet acte est le dernier qu’elle accomplit en faveur de Jacob, elle ne le reverra pas1. Jacob le trompeur est donc un homme béni, mais en fuite. L’héritage familial tant convoité, et acquis par la ruse, ne lui sert à rien…
DIEU SE RÉVÈLE AUSSI À JACOB
Jacob le trompeur se retrouve donc dans la peau de Jacob le fuyard. C’est dans cette situation que Dieu se révèle à lui, dans la fameuse vision de l’échelle (Gn 28.10- 22). Dieu reprend pour Jacob les termes de l’alliance conclue avec ses pères, Abraham et Isaac, lui promettant de le garder dans son voyage et de le ramener dans le pays qu’il vient de fuir. En réponse à cette révélation, Jacob fait un voeu : si je retourne en paix à la maison de mon père, alors le Seigneur sera mon Dieu (Gn 28.21).
VINGT ANS DE FORMATION DU CARACTÈRE
Jacob arrive chez son oncle maternel, à qui il fait le récit de son parcours personnel. Est-ce à propos du caractère trompeur de Jacob que Laban s’exclame : Certainement, tu es de mes os et de ma chair ? La suite du récit nous assure qu’il est tombé dans le bon clan ! Son oncle lui propose de ne pas travailler gratuitement, mais le trompe sur son salaire. Jacob avait demandé en mariage Rachel, fille cadette de Laban, mais le jour du mariage Laban lui donne Léa, sa fille aînée. Son oncle lui adresse un message à la fois vrai et trompeur : Cela ne se fait pas chez nous de donner la cadette avant l’aînée (Gn 29.26). Cette phrase est une véritable « claque » pour un Jacob qui a tendance à échanger les places (aîné/ cadet). En même temps, Laban utilise les mêmes méthodes pour tromper son neveu. Jacob le trompeur se retrouve trompé !
Jacob épouse finalement les deux soeurs, Léa et Rachel, en échange de quatorze années de service chez son oncle. Mais l’histoire se répète à nouveau : la femme qu’il aime le plus, Rachel, est stérile (Gn 29.31). Une rivalité farouche éclate entre les deux soeurs, qui se « battent » par enfants interposés pour l’amour de Jacob. Dieu permet à Rachel d’enfanter, et le clan de Jacob grandit, ainsi que ses troupeaux (Gn 30). Puis Dieu l’appelle à retourner en Canaan (Gn 31), et Jacob cache son départ à Laban. Ce départ est annoncé comme une véritable fuite (Gn 31.22). Laban, furieux, se met à sa poursuite, mais Dieu vient à sa rencontre dans un songe pour l’empêcher de mal agir contre Jacob. Laban rejoint Jacob et les deux hommes s’expliquent. Finalement, ils concluent une alliance dans laquelle chacun s’engage à la non-violence.
LA CONFRONTATION AVEC ÉSAÜ
Le répit est de courte durée pour Jacob. À peine a-t-il été libéré de l’emprise de son oncle que ses serviteurs lui annoncent une mauvaise nouvelle : son frère Ésaü approche du clan avec quatre cents hommes ! Jacob prend peur (Gn 32.8), il pense probablement que son frère est toujours en colère contre lui. Mais cette fois, il prie (Gn 32.10-13). Puis il organise le clan afin d’amadouer Ésaü, en lui envoyant des cadeaux par étapes. Lorsque tous ses préparatifs ont été effectués, Jacob reste seul et rencontre de nouveau le Seigneur qui vient se battre avec lui (Gn 32.25-33). Dieu s’était révélé à Jacob à plusieurs reprises, mais en cet instant il se livre à un « corps-à- corps » avec Jacob le trompeur. Celui-ci gagne le combat et demande… une bénédiction ! Décidément, on ne se refait pas… Sauf si c’est Dieu lui-même qui nous transforme. Et c’est ce qui se passe pour Jacob. Dieu change son nom de Jacob en Israël. De cette rencontre, Jacob-Israël sort à la fois grandi et blessé (à la hanche). Il n’est plus le même homme : quelques versets plus loin, on le voit passer devant son clan pour rencontrer son frère (Gn 33.3). Jacob le fuyard-roublard est maintenant Jacob-Israël prêt à faire face à ses responsabilités et à la colère de son frère. S’il a pu sortir vainqueur du combat avec Dieu, est-ce pour mourir par la main de son frère ? Non, les deux frères tombent dans les bras l’un de l’autre, pleurent, et Jacob présente son clan à Ésaü. Tous les deux ont vu la main de Dieu les conduire, chacun à sa manière. Le temps a passé, la colère est retombée, le pardon est envisageable. Jacob insiste auprès de son frère pour qu’il accepte un cadeau, peutêtre en paiement de sa dette passée.
BLESSURES DU PASSÉ… QUEL AVENIR ?
Quand on voit le tableau familial de Jacob, avec tous ses défauts, avec tous ses problèmes de couple et ses ratés dans l’éducation des enfants, avec ses mensonges et ses caractères emportés, avec ses scénarios familiaux qui se répètent sur plusieurs générations, on se dit : « Heureusement, la promesse dépend de Dieu et non des hommes ! » C’est vrai. Nous voyons aussi que Dieu a choisi cette famille-là pour accomplir sa volonté. Dieu ne justifie pas nécessairement tous les choix qui sont faits, mais Dieu accomplit son plan de salut au sein d’une humanité pécheresse, appelée à la foi. Dieu est fidèle à sa parole, il a béni Jacob pendant les vingt années où il a été exploité par son beau-père ; Dieu a transformé Jacob le trompeur en Israël qui sort vainqueur du combat et qui passe enfin devant les autres, non pour les tromper, mais pour faire face à ses responsabilités. Israël, cet homme blessé par son histoire avant sa naissance, par le désir ambivalent de ses parents à son égard, par son propre caractère tordu, par la menace de mort de son frère Ésaü, par son beau-père Laban plus trompeur que lui, par la jalousie et la rivalité furieuses à laquelle ses femmes se livrent… tout cela Dieu le voit, Dieu le sait et Dieu le transforme en vertu de sa promesse.
Il y a donc de l’espoir pour nos propres blessures. En nous confiant, à notre tour, dans le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, nous pouvons relire notre parcours de vie à la lumière de l’oeuvre rédemptrice de Jésus-Christ. Nos blessures passées ne sont pas une fatalité, Dieu nous invite à trouver en lui le pardon et la force de pardonner. Tout n’est peut-être pas réparable à l’instant, mais, comme pour Jacob, Dieu veut nous apprendre à nous émerveiller de sa grâce qui nous accompagne et nous transforme jour après jour, pour sa gloire.
NOTES
1. Le nom de Rébecca n’apparaît plus dans le récit si ce n’est en Gn 49.31, où l’on parle de sa sépulture.