Suivre Jésus aujourd’hui
Par ÉRIC WAECHTER
Introduction
Devenir disciple de Jésus-Christ, être disciple ou encore faire des disciples : ces expressions sont courantes dans nos milieux. Elles répondent à l’ordre de mission donné par Jésus à ses disciples en Mt 28.19-20 : « J’ai reçu tout pouvoir dans le ciel et sur la terre : allez donc dans le monde entier, faites des disciples parmi tous les peuples, baptisezles au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et apprenez- leur à obéir à tout ce que je vous ai prescrit ». Si le texte de Mt 28 précise la nature de la mission (faire des disciples de toutes les nations) en y enjoignant deux modalités (les baptisant et leur apprenant à obéir), il ne dit pas ce qu’est un disciple, et encore moins ce qu’est le disciple de Christ aujourd’hui.
Alors, que signifie être disciple de Christ à notre époque ? Le modèle maître-disciple est-il encore valable à l’heure actuelle ? Fonctionne-t-il de la même manière que dans les évangiles ? Quelle est l’identité du disciple du XXIe siècle ? Voilà l’objet de notre enquête.
Maître et disciples au temps de Jésus
« Grande est l’étude, car elle mène à l’action »1. Cette maxime résume la finalité des communautés de Maître disciples qui existent au temps de Jésus en Palestine, telles qu’elles nous sont présentées dans la littérature extrabiblique2. L’étude concerne la transmission orale du judaïsme dans la plus grande fidélité à la Torah. Elle est enseignée par un Maître, appelé Rabbi. L’action vise la mise en pratique par les disciples des connaissances transmises par le Maître.
Maître et disciples vivaient ensemble sous le même toit. Les disciples servaient le Maître et assuraient les tâches quotidiennes d’une maison utilisée comme école. La présence physique du Maître était vitale : il fallait vivre au plus près du Rabbi, s’imprégner de ses habitudes, de ses paroles et dialoguer avec lui, assis à ses pieds3. Le modèle vétéro-testamentaire qui fait référence pour cette pratique est la relation Élie-Élisée4. Parfois le Maître allait de ville en ville ; les disciples le suivaient, mais toujours à distance par déférence à son égard. C’est le disciple qui choisissait son Maître. Il pouvait s’en séparer et en suivre un autre pour enrichir et élargir ses connaissances. Cette pratique était plus qu’encouragée. Le parallèle qui existe entre cette brève description et les récits des évangiles saute aux yeux. Jésus est identifié comme un Rabbi par ses contemporains5. On lui reconnaît une science exceptionnelle de la Torah. Il s’entretient avec d’autres des sujets débattus entre Rabbis : mariage, divorce, résurrection des morts, lavement des pieds, respect du sabbat, etc. Il enseigne dans des maisons, accompagné des Douze qui le suivent sur les routes de la Palestine et qui assurent aussi les tâches quotidiennes. Ceux qui le suivent sont appelés disciples tant par le Christ luimême que par les personnes extérieures au groupe. La relation entre Jésus et ses disciples respecte la tradition du modèle maître-disciples de son époque6. Mais non sans plusieurs différences majeures.
Un Rabbi Jésus différent des autres
Contrairement à la tradition de son époque, nul ne pouvait devenir son disciple si Jésus ne le choisissait. L’attachement au Maître est exclusif et pour la vie. Tous ne sont pas dignes de le suivre, car il faut renoncer à beaucoup pour devenir son disciple7. D’autre part, l’autorité du Rabbi Jésus est constamment contestée par les autres rabbis au point de vouloir le faire mourir. Mais il y a encore une autre différence : l’ascension du Christ. Le Maître est monté au ciel et voilà les disciples orphelins. Peut-on encore parler d’une communauté de maître-disciples si le Maître n’est plus présent physiquement ? Le modèle maîtredisciples de Jésus est devenu trop différent du modèle traditionnel8. Ces discontinuités annoncent une évolution de la relation maître-disciples. On se trompe certainement si l’on affirme que le discipulat aujourd’hui est identique à celui des évangiles.
Consultons la suite du Nouveau Testament pour comprendre l’aboutissement de cette évolution. 3
Maître et disciples dans la suite du Nouveau Testament
L’absence du terme disciple et de son vocabulaire dérivé surprend le lecteur lorsqu’il consulte les autres livres du Nouveau Testament. Aucune épître ne reprend la thématique du discipulat pour la développer. Aucun texte des apôtres ne développe de manière explicite l’appel de Mt 28.20 à faire de toutes les nations des disciples. Aucun apôtre n’utilise le terme de disciple pour saluer les destinataires de ses correspondances. Seul Luc, dans le livre des Actes, utilise le terme 28 fois9 pour désigner un croyant, un groupe de croyants ou les croyants en général10 ; mais cette utilisation ne sert qu’à nommer la nouvelle communauté de croyants. Si dans son évangile, Luc développe l’identité théologique du disciple, il n’en est rien dans son second récit. Et nous faisons le même constat pour le mot « Maître »11. Est-ce à dire que le modèle maître-disciples a vécu après l’ascension du Christ ? Certainement pas ! Mais il ne fonctionne plus tout à fait de la même manière. Il est dépassé dans le sens où il va au-delà de son fonctionnement original.
Le modèle s’estompe et se dépasse : de l’imitation à l’incarnation
La présence du Maître aux côtés de ses disciples à l’époque des Douze est devenue intérieure depuis la Pentecôte. Pour le croyant aujourd’hui, la présence physique de Christ au ciel est bien plus avantageuse que sa présence physique sur terre12. Le Maître, par le Saint-Esprit, opère dans la vie du disciple une transformation tout en profondeur… jusqu’à incliner sa volonté pour répondre avec succès aux exigences de la vie de disciple ! Si le disciple pouvait copier le Maître à l’époque de sa vie terrestre, le changement ne pouvait atteindre le niveau de transformation opéré par le Saint-Esprit dans la vie du croyant aujourd’hui. L’imitation cède le pas à l’incarnation et l’Écriture va jouer un rôle essentiel dans ce processus de transformation.
Au temps de Jésus, l’enseignement du Maître était oral pour perpétuer la tradition du judaïsme, alors que cet enseignement est aujourd’hui dispensé par l’Écriture. Notre Maître nous parle par l’Écriture. Lire, méditer et prier l’Écriture, c’est être assis aux pieds du Maître pour recevoir son enseignement et apprendre de lui. Il demeure le modèle de référence pour orienter toutes les facettes de notre existence. La conjonction du Saint- Esprit et de l’Écriture rend caduque la nécessité de vivre physiquement au plus près du Rabbi13 et protège par là même du risque de l’attachement à la forme plus qu’au fond.
La relation du disciple au Rabbi Jésus « reproduit un modèle culturellement connu et reconnu en son temps. […] La tentation est grande de relever tel ou tel aspect de cette suivance lié à des circonstances historiques précises et concrètes pour le présenter comme un idéal éternel à reproduire »14. L’ordre de mission de Mt 28.18 (faire de toutes les nations des disciples) ne consiste pas à reproduire un modèle lié à une culture, mais à amener toute personne à une relation avec Jésus qui dépasse de loin le modèle culturel du 1er siècle ; tout nouveau croyant devient fille ou fils du Rabbi !
Être disciple aujourd’hui…
Ce que nous appelons « être un disciple de Jésus » aujourd’hui ne correspond plus à la relation maître-disciples du temps de Jésus. Le profil du disciple de Mt 28.1915 n’est pas celui des évangiles (c’est-à-dire le modèle culturel d’alors), mais celui du croyant dont l’identité se profile dans la suite du Nouveau Testament. Jésus, en s’incarnant dans notre humanité, à une époque donnée, dans une culture donnée, « utilise » le modèle maître-disciples de son temps pour aboutir à une autre réalité.
Le véritable disciple, c’est le croyant ; la communauté des disciples, le rassemblement de tous les croyants, c’est-à-dire l’Église.
Lorsque nous parlons de « formation de disciples », notre mission est d’amener chaque croyant à l’unité dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, à l’état d’adulte, à un stade où se manifeste toute la plénitude qui nous vient du Christ. De cette manière, nous ne serons plus de petits enfants ballottés comme des barques par les vagues et emportés çà et là par le vent de toutes sortes d’enseignements, à la merci d’hommes habiles à entraîner les autres dans l’erreur. Au contraire, en exprimant la vérité dans l’amour, nous grandirons à tous égards vers celui qui est la tête : le Christ (Ép 4.13-14).
E.W.
NOTES
1. « Accomplir la Torah », in Le monde où vivait Jésus, sous dir. de Hugues Cousin, Paris, Cerf, 2008, p.411
2. L’ouvrage Le monde où vivait Jésus fournit une description assez détaillée de la tradition Maître-disciples en Palestine avec plusieurs citations de textes rabbiniques. Voir le Monde où vivait Jésus, p.406-414.
3. Par exemple, on dit du Rabbi Yohanan ben Zakkaï « qu’il n’a jamais proféré de paroles, ni franchi [la distance] de quatre coudées sans [étudier] la Torah […]. Il ne dit jamais rien durant sa vie qu’il n’ait entendu dire à son maître […]. Et son disciple Rabbi Éliézer se comporte de la même manière », citation du Talmud de Babylone, Soukkah 28a in Le monde où vivait Jésus, p.406.
4. 1 R 19.19-21.
5. Mt 8.18-19, Mc 5.35, 9.17, 13.1, Lc 8.24, Jn 1.35-50, 3.2, 4.31, etc.
6. Mt 22.15-22 : ce texte identifie les pharisiens et leurs disciples. Un autre modèle Maître-disciple est celui de Paul et Gamaliel. Ac 22.3 (TOB) : « Je suis Juif, né à Tarse en Cilicie ; mais j’ai été élevé dans cette ville-ci, et instruit aux pieds de Gamaliel dans la connaissance exacte de la loi de nos pères ».
7. Lc 18.18-19. Il s’agit de l’épisode du jeune homme à qui Jésus demande de se séparer de ses richesses pour le suivre.
8. Les lignes nous manquent pour détailler la portée de ces différences.
9. Ce nombre varie de quelques unités selon les variantes des manuscrits du livre des Actes.
10. Ac 16.1, 9.19, 6.7, etc.
11. La manière dont Luc décline l’identité des croyants à l’aide de mots différents entre le début et la fin des Actes est significative. Elle démontre que les premiers chrétiens ont pris progressivement conscience de leur identité et de l’avènement de l’Église. L’étude de l’utilisation du mot « disciple » dans le livre des Actes doit se faire dans cette perspective plus générale.
12. Jn 16.7
13. Attention, il ne s’agit pas ici de revendiquer l’autonomie complète du croyant dans sa lecture et sa compréhension de l’Écriture. Le croyant a besoin, pour bien interpréter et étudier la Bible, de tous ceux qui exercent dans l’Église les ministères particuliers de l’enseignement et de la doctrine. Nous nous limitons dans ces lignes à identifier les particularités de la relation Maître-disciples.
14. Jacques Buchhold, « Suivance de Jésus et spiritualité chrétienne », La spiritualité et les chrétiens évangéliques, sous dir. de Jacques Buchhold, col. Terre nouvelle, volume II, Meulan – La Bégude de Mazenc, Edifac – Excelsis, 1998, p.53. Dans la suite de son propos, Jacques Buchhold présente plusieurs dérives dans l’histoire de l’Église liées à la reproduction culturelle du modèle Maître – Disciples.
15. D’ailleurs quel est le modèle que Matthieu avait en tête lorsqu’il rapporte ces paroles de Jésus dans la rédaction de son évangile ? Certainement le modèle que l’Écriture continuera de révéler, c’est-àdire le croyant.