Les 3 éthiques bibliques
(extraits)1
Par Jacques BUCHOLD
L’éthique de la sainteté et l’éthique du compromis
Répondant à la question de quelques pharisiens qui lui demandaient s’il est permis à un homme de répudier sa femme pour n’importe quel motif2 (Mt 19.3), Jésus développe ce qu’il avait déjà dit en Matthieu 5.31-32 à partir des données de l’Écriture (Gn 1.27 et 2.24) : N’avez-vous pas lu que le Créateur, dès le commencement, les fit homme et femme et qu’il dit : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux seront une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux mais une seule chair. Que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a uni… C’est à cause de la dureté de votre coeur, ajoute-t-il un peu plus loin, que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; au commencement, il n’en était pas ainsi (19.4-6, 8).
L’enseignement de ce texte est très instructif concernant la manière dont Jésus aborde les questions éthiques.
Il y a tout d’abord les réalités créationnelles, « au commencement », avec l’éthique de la sainteté qui gouverne leur pratique (cf. Gn 2.24) ; la Loi de Moïse explicitera nombre d’éléments de cette éthique. Puis vient le temps des « permissions3 » ou des « concessions » divines, que contient aussi la Loi de Moïse, à cause de la dureté des coeurs (cf. Dt 24.1- 4). Finalement, Jésus rétablit la norme initiale et, dans la perspective du Royaume, propose plus encore, selon la vocation de chacun : II y en a qui se sont rendus eux-mêmes eunuques à cause du Royaume des cieux (19.12).
Ainsi, la réalité territoriale ou sociale, qui n’a pas encore été transfigurée et libérée par l’irruption du Royaume, a été placée sous la règle du « compromis » divin qui tient compte de la réalité du péché dans le but d’en canaliser la puissance et d’en restreindre les effets. Mais ceux qui désirent appartenir au Royaume et en goûter la bonne et belle loi s’en remettent au Maître, doux et humble de coeur, dont le joug est facile et le fardeau léger. Cependant, comme Jésus le souligne, ces deux éthiques du compromis et de la sainteté ne s’opposent pas comme si elles formaient deux univers antagonistes, car elles trouvent leur unité dans le fait d’être liées chacune à l’unique création de Dieu et constituent ainsi l’expression de la volonté de l’unique Créateur qui sauvegarde tous les hommes (sa création) et au plus haut point ceux qui croient (en les sauvant) (1 Tm 4.10).
Le compromis : jusqu’où ? L’éthique des limites
La question qui se pose pour le chrétien dans sa réflexion sur l’éthique sociale est alors la suivante : jusqu’où le compromis est-il tolérable d’un point de vue scripturaire ?
La réponse à cette question exige de faire un bref détour par l’Ancien Testament pour relever l’existence, dans la Loi de Moïse, d’une troisième éthique : l’éthique des limites. Celle-ci n’y est jamais clairement exposée, mais elle permet de comprendre la logique qui justifie le passage de l’éthique de la sainteté à l’éthique du compromis. Ainsi, pour… la question du mariage et de la sexualité, Dieu tolère dans la Loi le divorce et la polygamie, mais il y condamne sévèrement l’adultère, la prostitution et l’homosexualité. La raison de la différence de traitement entre ces diverses transgressions de l’éthique de la sainteté gît dans la distinction entre l’être du mariage et sa visée4 : entre ce qui fait un mariage (l’engagement public et sanctionné par la société entre un homme et une femme, qui débouche sur la vie commune) et ce pour quoi le mariage est fait (monogamie, permanence, amour, communion spirituelle). Or, le divorce et la polygamie, que Dieu tolère, ne compromettent pas l’institution même du mariage, mais portent uniquement atteinte à ses buts : la permanence et la monogamie (les mariages polygames sont de vrais mariages).
L’adultère et l’homosexualité, que Dieu condamne sévèrement, mettent en cause l’être même du mariage et transgressent l’éthique des limites, de même que la prostitution qui transgresse ce pour quoi la sexualité a été créée. Ainsi l’éthique du compromis tolère que certaines intentions créationnelles ne soient pas respectées, alors que l’éthique des limites rappelle l’être même des réalités créationnelles qu’il s’agit de sauvegarder.
Il serait utile ici d’étendre notre propos à d’autres tolérances divines (l’éthique du compromis) que contient la Loi de Moïse5 et de préciser la manière dont chaque fois l’éthique des limites les gouverne. Ces diverses tolérances divines incluraient, entre autres, certaines formes d’esclavage et d’exploitation des pauvres et des immigrés, qui transgressent l’éthique du travail et l’éthique de la sainteté, mais que modère l’éthique des limites du respect des personnes plus que des biens (l’être même des esclaves et des journaliers) ; certains excès liés à l’exercice de l’autorité royale, qu’encadre le refus de toute absolutisation du pouvoir (son être même ; cf. Dt 17.14-20) ; la pratique de la guerre (éthique du compromis), qui détruit la paix que Dieu désire (éthique de la sainteté), n’est acceptable que si elle vise à sauvegarder une juste et durable paix (l’être même de la paix). L’éthique du compromis de la guerre aura donc ses exigences et ses contraintes (cf. Dt 20).
La prise en compte des éthiques du compromis et des limites, que l’on repère dans la Loi de l’Ancien Testament, devrait aider à faire des choix éthiques éclairés pour la vie de nos sociétés contemporaines. Limitons-nous à deux enjeux qui sont d’actualité. Ainsi, bien qu’il soit plus que souhaitable que chaque enfant vive avec ses parents, l’abandon d’enfants sous X dès leur naissance dans le but de sauvegarder leur vie et la mise sur pied de procédures d’adoption accélérée pourraient respecter l’éthique des limites (le respect des personnes et la sauvegarde de l’être des enfants) ; la pratique libre de l’avortement, qui porte atteinte à la vie des plus faibles, transgresse gravement, quant à elle, l’éthique des limites. Bien que le divorce (hormis certains cas) contrevienne à l’éthique de la sainteté qui est la norme de l’Église, il paraît juste, à la lumière de l’éthique scripturaire du compromis, d’en permettre la pratique dans la société dans des cas plus nombreux que ceux qu’envisage le Nouveau Testament ; cependant, l’éthique des limites milite clairement contre toute législation autorisant la pratique du mariage homosexuel.
Conclusion : Le rôle social de l’éthique de la sainteté
Cependant, il faut souligner que l’accent de l’enseignement de Jésus tombe tout entier sur l’éthique de la sainteté que, par la grâce de Dieu, le peuple du Royaume est appelé à aimer et à pratiquer. Mais à cause de l’unicité de Dieu et de sa création, le rôle de l’éthique de la sainteté ne se limite pas à l’Église : d’un point de vue chrétien, elle est la « conscience » même de l’éthique du compromis. On pourrait ainsi montrer que si, dans la Loi de Moïse, l’éthique des limites définit « par le bas » les seuils à ne pas franchir, l’éthique de la sainteté tire l’éthique du compromis « vers le haut ». La polygamie et le divorce n’y sont que tolérés (Si un homme…, Dt 21.15 ; Lorsqu’un homme…, Dt 24.1), les difficultés liées à leur pratique sont exposées (Lv 18.18 ; Dt 17.17 ; 21.15-17), mais la monogamie et la permanence du mariage sont encouragées (Gn 2.24 ; cf. Ml 2.14). Les lois du jubilé (Lv 25) et de la remise des dettes (Dt 15.1-16), les prescriptions concernant le sabbat (Ex 20.8- 11) ou l’ensemble des commandements de Lévitique 19 sont autant de rappels de l’éthique de la sainteté, qui tendent à créer, d’un point de vue social, un consensus ou un compromis plus exigeant6.
C’est pourquoi la première responsabilité sociale du peuple saint de la nouvelle alliance est de vivre cette sainteté (cf. 1 P 1.1-6 qui cite Lv 19.2) au sein des nations parmi lesquelles il est dispersé et en exil (1 P 1.1 ; 2.11-12). Le premier combat à mener n’est pas celui du respect de l’éthique des limites, mais le combat pour l’Évangile qui rend la vie de sanctification possible. L’histoire montre que ce combat peut, par ricochet, rendre une société plus exigeante par conviction et rehausser son niveau de consensus au point que son éthique du compromis s’éloigne de celle des limites pour se rapprocher de l’éthique de la sainteté.
Mais il est vrai aussi que dans une société qui lâche les amarres qui la retiennent à son histoire chrétienne, le rappel de l’éthique des limites est essentiel. Car la transgresser, n’est-ce pas ouvrir la voie à une réalité que l’Écriture juge « bestiale » (cf. Ap 13.17) ? À une réalité qui pervertit l’éthique pour la rendre anti-chrétienne ?
NOTES
1. Ce texte est un extrait fait par François-Jean Martin d’un article plus long. Il est publié avec l’autorisation de l’auteur Jacques Buchhold, professeur et doyen de la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux- sur-Seine. L’article, sous le titre Jésus, la venue du Royaume et la question sociale, est paru dans Les enjeux de l’éthique, Saint-Légier, éditions Emmaüs, 2004, p. 23-40, et dans la revue Hokhma 86, 2004, p. 23-40.
2. Discutant sur le sens à donner au « quelque chose d’inconvenant » de Dt 24.1, l’école de Shammaï n’admettait comme motif de répudiation que l’inconduite ou l’adultère de l’épouse, celle de Hillel admettait des raisons beaucoup plus futiles : que l’épouse ait mal cuit un plat ou même qu’elle ait cessé de plaire à son mari.
3. Le verbe grec utilisé est epitrepô.
4. Voir Henri Blocher, Sur le divorce : pour un discernement chrétien aujourd’hui, avant-propos du livre de John Murray, Le divorce : les données bibliques, trad. de l’américain, coll. Alliance, Méry-sur-Oise, Sator, 1992, pp. 14-18.
5. Voir Christopher Wright, Vous serez mon peuple, trad. de l’anglais, coll. Alliance, Méry-sur-Oise, Sator, pp. 223-232.
6. C’est ainsi que l’ensemble du chapitre de Lévitique 19 est comme scandé par le refrain : Je suis l’Éternel, votre Dieu (v. 4, 10, 12, 14, 18, 25, 28, 30-32, 34, 37) qui renvoie au : Vous serez saints car, moi, l’Éternel, votre Dieu, je suis saint du verset 2. 21