Les enjeux missionnaires du XXIe siècle
Réponses chrétiennes dans un monde en crise
Par FRANÇOIS-JEAN MARTIN
Charles Birch a écrit1 en 1976 : « Le monde est un Titanic fonçant vers la collision. Certaines parties de l’iceberg émergent de l’eau : détérioration de l’environnement par épuisement des ressources, pollution et dégradation des qualités de vie. Quant aux parties cachées de l’iceberg, ce sont les structures sociales, politiques et économiques et la confusion spirituelle qui règne au sujet des buts de la vie : ce n’est qu’en changeant de cap qu’on évitera le désastre. » Trente-cinq ans après, les parties cachées sont visibles et nous savons que changer de cap est une traduction possible pour le mot conversion, metanoia. Les êtres humains ont un besoin vital de changer de cap, donc de se tourner vers Dieu. L’évangélisation est toujours nécessaire. L’ancien archevêque de Montréal, Paul Grégoire a écrit : « Le problème de l’environnement passe par le coeur de l’homme. »
Pour l’Église, la question est de savoir comment nous prenons en compte ces réalités du XXIe siècle. Que faisons-nous ? L’apôtre Jacques, inspiré par l’Esprit saint, a écrit en 2.12-26 : Parlez et agissez donc comme des personnes appelées à être jugées par la loi qui donne la liberté. Dieu jugera sans pitié celui qui n’a témoigné aucune pitié aux autres ; mais la pitié triomphe du jugement. Mes frères, à quoi servirait-il à un homme de dire qu’il a la foi s’il ne le démontre pas par ses actes ? Une telle foi peut-elle le sauver ? Supposez qu’un frère ou une soeur manquent de vêtements et n’aient pas tous les jours assez à manger. Et voilà que l’un de vous leur dit : « Au revoir, mes amis, portez-vous bien, restez au chaud et bon appétit », sans leur donner de quoi pourvoir aux besoins de leur corps, à quoi cela sert-il ? Il en est ainsi de la foi : si elle reste seule, sans se traduire en actes, elle est morte… Car comme le corps sans l’esprit est mort, la foi sans les actes est morte.
Les enjeux missionnaires du XXIe siècle
La source est la foi et elle se manifeste par des oeuvres. Si ces dernières sont absentes, on peut douter de la réalité de la foi. Jean dira dans le même sens dans sa première épître (3.18) : Mes enfants, que notre amour ne se limite pas à des discours et à de belles paroles, mais qu’il se traduise par des actes accomplis dans la vérité.
Si l’être humain a besoin d’une parole divine qui transcende sa situation et donne sens à sa vie, il a aussi besoin de pain pour vivre dans la dignité et garder l’espérance en la vie. William Booth, fondateur de l’Armée du Salut, en était convaincu. Dans les banlieues de l’est de Londres, il a joint à partir de 1865 l’action sociale à la proclamation de la Parole, ce qui a conduit au slogan bien connu de l’Armée du Salut : « Soupe, savon et salut ». Booth se justifie en disant : « On ne peut annoncer l’Évangile à un homme qui a froid aux pieds et le ventre vide. »
Nos Églises ont été marquées dès leur début par un de leurs fondateurs, Georges Müller, qui a fondé les fameux orphelinats en Grande Bretagne. Après la Deuxième Guerre mondiale, elles ont eu en France plusieurs orphelinats. Elles ont été parmi les premières, fin des années 70, à ouvrir des centres pour malades atteints d’Alzheimer.
Depuis plusieurs années nos Églises soeurs à Madagascar se battent contre un tabou dans l’Est du pays qui interdit d’avoir des jumeaux : ils sont soit tués, soit abandonnés. Nous ouvrons des orphelinats et les pasteurs sont souvent famille d’accueil2.
Un autre exemple est le souci des prisonniers. C’est certainement une des expériences les plus fortes que j’ai pu vivre ces dernières années. Un des responsables malgaches des Églises CEIM, Dewa, visite tous les ans toutes les prisons du pays. Nous avons été3 à la prison de Fianarantsoa. La prison est au milieu de la ville et comprend 680 prisonniers, dont environ 180 peuvent sortir et travailler dans les rizières, les 500 autres ne peuvent sortir, parmi eux une trentaine de condamnés à perpétuité. Il y avait 22 femmes, des dizaines d’adolescents de 13 à 18 ans et le reste des hommes de tous les âges. Les conditions étaient très dures, 115 à 125 par dortoir, promiscuité extrême, maladies (tuberculose, IST), maladies alimentaires, malnutrition. Ils ne reçoivent que du manioc sec deux fois par jour. Ils ont écouté une heure, assis par terre sous la pluie. J’ai prêché l’évangile 45 minutes avec la traduction. Il y avait une grande écoute. Puis durant trois heures, organisée de façon très efficace par Dewa, il y a eu une distribution de 2 litres de riz, 1 litre de haricots secs, un pain, un savon, un évangile.
Ces prisonniers n’ont presque jamais de visites, car les autorisations sont très difficiles à avoir et les distances pour les familles trop grandes et donc trop chères. Ils se sentent donc totalement abandonnés. L’expérience est inoubliable et nous avons fini éreintés, mais les larmes aux yeux. J’avais du mal avec tous ces adolescents qui avaient l’âge de mes élèves ou celui de mes enfants il y a quelques années. Merci au Seigneur, à Dewa et à toute l’équipe de nous avoir fait le privilège de nous associer ponctuellement à leur ministère. Ce qu’ils font est remarquable et conforme à l’esprit de l’Évangile.4
Aujourd’hui cette vision holistique est reprise par le « Défi Michée » qui est une initiative de l’Alliance évangélique mondiale et soutenue dans les pays de l’Europe francophone par les organismes respectifs.
Le terme « holistique » vient du grec « holos » qui signifie : entier. Nous l’utilisons pour la communication intégrale de l’Évangile, avec et sans paroles, que nous observons dans le ministère de Jésus et des apôtres. Cette « mission holistique »5 inclut être, paroles et actes, ou en d’autres mots : présence, dialogue, persuasion et actes, ou encore évangélisation et action sociale.
L’expression « Défi Michée » fait référence au passage de Michée 6.8 : On t’a fait connaître, ô homme, ce qui est bien ; et ce que l’Éternel demande de toi : C’est que tu pratiques la justice, que tu aimes la miséricorde, et que tu marches humblement avec ton Dieu. Le contexte est celui du vrai culte. Rendre un vrai culte à Dieu, c’est vivre cela.
Le Défi Michée6 nous situe en tant qu’Église à côté de tous nos frères. En tant qu’êtres humains, nous ne pouvons pas faire autrement que de nous solidariser avec nos frères qui souffrent comme nous enseigne Jésus. Et le frère qui souffre existe aussi bien à Madagascar qu’à notre porte. Ainsi, en août 2011, j’étais invité à prêcher dans une de nos Églises soeurs de Madrid. La crise a entraîné la fermeture en 2008, de 398 229 entreprises espagnoles, 1 entreprise sur 10, ces deux dernières années 110 0000 entreprises de plus et le chômage touche 20 % de la population active et 46 % des jeunes. Nos Églises soeurs espagnoles distribuent de l’aide alimentaire.
Mais qu’en est-il du mandat missionnaire ?
Il consiste toujours à ramener les hommes dans une relation intime avec Dieu en leur annonçant l’Évangile. Or Jésus et les apôtres ont annoncé l’Évangile par une communication holistique, verbale et non verbale. Cette tension entre les deux mandats, qui semble de prime abord inconciliable dans une perspective dualiste, se dissout harmonieusement dans la vie de Jésus. Jésus a guéri des malades ; il a chassé des esprits ; il a multiplié de la nourriture ; il a préparé à manger, quand ceux-ci étaient les besoins ressentis. Mais Jésus, tout comme Élie et Élisée, n’a pas guéri tous les lépreux ni nourri toutes les veuves en Israël (Lc 4.25-27). Les actes sociaux de Jésus avaient pour but de signifier l’arrivée du règne de Dieu, non pas de satisfaire tous les besoins. C’est la perspective du mandat missionnaire. Nous sommes appelés à nous solidariser avec les pauvres, avec ceux qui souffrent, tout en étant des témoins de l’Évangile et des signes du règne de Dieu.
Dans notre vie de disciples, la tension entre les deux mandats se maintiendra. Quand nous essayons de résoudre les problèmes du monde entier et quand, en conséquence, tout devient mission de l’Église, plus rien n’est mission. Par contre, si nous ne nous engageons pas pour nos frères qui souffrent, avec l’argument que nous investissons notre temps et notre énergie uniquement pour le mandat missionnaire, nous risquons de tomber dans un égoïsme pharisien.7
Jésus n’a pas rejoint les zélotes qui voulaient lutter pour une société plus juste et plus libre. Mais il s’est solidarisé avec les marginaux et les opprimés (les « pauvres ») et il a ouvertement critiqué le pouvoir économique et politique de son temps, ce qui lui a valu la mort. Souvent les chrétiens d’Europe et d’Amérique du Nord, habitués à un système de chrétienté proche du pouvoir, ont été aveugles à propos des souffrances des marginaux au près ou au loin. En tant que « riches » nous sommes souvent complices du mal structurel sans nous en rendre compte. Jésus, qui a vécu à la marge de la société, sans pouvoir économique ou politique, y a été très sensible. Il a été une « voix prophétique » pour son temps.
Que Dieu nous garde, nous les riches Européens habitant la « forteresse Europe », de fermer les yeux devant les souffrances de nos frères au près ou au loin, car toutes les fois que vous n’avez pas fait ces choses à l’un de ces plus petits, c’est à moi que vous ne les avez pas faites (Mt 25.45). Que Dieu nous montre comment aider nos frères et comment nous engager contre les structures du mal économique ou politique ! Nous devons apprendre qu’il vaut mieux conjuguer le verbe être que le verbe avoir. Que Dieu nous aide dans cet engagement, à être des signes pour son règne et des témoins pour l’Évangile en paroles et en actes !
La Bible reste, pour nous protestants, la seule autorité en matière de foi et de vie. Plus que jamais, elle nous propose des principes et des valeurs forts qui découlent de notre foi en Jésus-Christ et que nos sociétés ont besoin d’entendre. Elle nous propose de commencer à les vivre, nous, chez nous, je pense en particulier à la sobriété à laquelle les épîtres nous encouragent. Sobriété ne signifie pas abstinence mais refus des abus, c’est la tempérance, la retenue, la discrétion. L’Église doit s’engager pour permettre une protection financière et juridique des paysans de ces pays dont les droits sont niés, encourager les mouvements de solidarité (communautés paysannes, coopératives, microentreprises, microcrédits). Pour cela, il faut aussi encourager la démocratie, seule garante de progrès possibles en particulier au travers de l’éducation8 et de la justice qui peuvent permettre une régulation étatique.
Notre pays a choisi, il y a plus de deux siècles, une belle devise : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Elles pourraient être les objectifs de nos Églises, car ces valeurs découlent de l’oeuvre du Christ Jésus dans une personne, une famille, une société. Il nous faut apprendre, pratiquer et enseigner les principes de l’Écriture qui ne pointent pas vers le plus, toujours plus, mais vers le mieux. Il nous faut choisir entre l’être et l’avoir, de peur de finir comme un homme vide aux mains pleines. Mais cela commence aussi par chacun de nous en vivant des principes de solidarité et de sobriété, que les prophètes rappellent sans cesse au peuple de Dieu. Puissentils nous avoir été rappelés par Dieu et que nous puissions les vivre réellement. Nous pouvons nous informer et nous former, donner et nous donner, vivre et agir en cohérence avec ces valeurs bibliques.
F-J.M.
NOTES
1. Cité par Théodore Monod dans L’émeraude des Garamantes, J’ai lu, Récit N°5838, p.192
2. Voir l’exemple de Tanjona, où le couple pastoral Rosa et Pauline a adopté 32 enfants. L’ancien président de nos Églises soeurs malgaches, Barijoana, à la fin de son mandat, a préféré partir avec sa femme en brousse pour commencer une oeuvre à Andranomena à quelques kilomètres de Tuléar la grande ville du Sud, autour de lui se réunit à présent une communauté et une fois par semaine ils nourrissent 350 enfants.
3. Il y avait aussi deux missionnaires américaines plus Philippe Périlliat et Joaquim Guérola.
4. Mt 25.31-46
5. John STOTT, « Une mission holistique », dans Le chrétien à l’aube du XXIe siècle. Vivre aujourd’hui la Parole éternelle de Dieu, Québec, La Clairière, 2000, p. 279-295.
6. Son objectif est de « demander aux gouvernements de tenir l’engagement pris en 2000 dans le cadre de l’ONU de réduire la pauvreté dans le monde de moitié d’ici 2015, notamment en respectant les objectifs à destination des pays pauvres ». Le Défi Michée mal compris peut suggérer que des dons financiers de l’Occident vont résoudre les problèmes ciblés. Mais comme la faim et la pauvreté, tous ces problèmes ont des causes multiples et sont beaucoup plus complexes que de simples problèmes financiers. Si les problèmes du système économique mondial, de la mauvaise gouvernance, de la corruption et des injustices structurelles ne sont pas résolus et si la vision du monde des concernés n’est pas transformée par l’Évangile, les fonds versés disparaîtront sans faire de l’effet.
7. Quelques textes qui nous aident à comprendre ce qu’est la « proclamation de l’Évangile » et quelle est son articulation avec l’action sociale : Ronald J. SlDER, « Parole et Action », Perspectives missionnaires, 11, 1986, p. 16-54 ; Gautier de SMIDT, « Évangélisation et action sociale », Fac-réflexion, n°4, avril 1987, p. 2-11 ; John STOTT, « Proclamation de l’Évangile et action sociale », dans Mission chrétienne dans le monde moderne, Lavigny, Groupes missionnaires, 1977, p. 32-36 ; STOTT, « Une mission holistique ».
8. Un slogan est apparu en France en 2009 au travers des mouvements de protection de l’Éducation Nationale : « Si l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance ! »