La main de mon père
par Florence Fréchet
Un des premier souvenirs de mon enfance, c’est ta main tenant la mienne. J’étais une petite fille de 5 ans, et toi, un père impressionnant et sévère, et très drôle à la fois. Mais en vacances, à l’écart de ton travail de pasteur, au-dehors de ton bureau, de tes sermons et articles, de tes longues heures consacrées à ton église et à tes « prochains », tu devenais soudain plus accessible. Je me souviens d’un père farfelu qui se déguisait en capitaine Haddock et lisait Tintin, qui nous inventait des charades ou des histoires rocambolesques de petites souris, d’écureuils et de lapins.
Un comédien qui déclamait du Pagnol en plein repas, un passionné d’Histoire qui nous faisait aimer les églises et les châteaux. Un père qui s’exclamait avec de grands gestes devant nos dessins d’enfants ou nos souliers neufs.
Nous n’étions pas peu fiers de tes compliments !
Si tu n’avais pas levé les bras au ciel nous aurions été fâchés, vexés : c’était un jeu, un rite entre nous. Nous n’étions pas dupes de tout ton cinéma, au contraire, on l’espérait comme un honneur.
Un après-midi, tu nous emmenas, les deux « petits », pour une promenade. En chemin, tu avais déjà imaginé un jeu, « les petits secrets » (à dire en chuchotant). Tu te souviens ?
C’était au premier de nous trois à découvrir « l’extraordinaire » : un oiseau sur une branche, un papillon, une ribambelle de girolles, une fleur au creux d’un fossé, des myrtilles, des pignes…
Dix-sept ans plus tard, tu t’en allais, emporté par la maladie, après une longue souffrance.
Le plus dur à supporter, c’était de voir un père si intelligent, si plein de connaissances, ne pouvant plus lire, ni parler, ni marcher. Tu étais encore très lucide, répondant d’un signe de tête à nos questions. Un jour, tu nous avais fait comprendre par gestes que tu voulais écrire, mais malgré tous tes efforts, c’est en vain que tu n’avais tracé que des gribouillis illisibles.
Ta dernière nuit à la maison, je l’avais passée auprès de toi, à t’entendre gémir, à me sentir soudain si inutile, si petite.
La seule chose que j’avais pu faire c’était de tenir ta main, toute cette nuit désespérément longue, comme pour te dire « Je suis là, avec toi, je ne te quitte pas ». Deux jours plus tard, à l’hôpital, c’est toi qui nous quittais. Ce jour-là, toute mon enfance est partie avec toi, définitivement.
Papa, quand j’avais 5 ans, tu tenais ma main pour m’aider à grandir, moi j’ai seulement su tenir la tienne pour t’aider à mourir.