Le don des langues
Par Reynald Kozycki
S’il est un sujet qui divise, c’est bien la glossolalie ou le don des langues. Malgré un certain apaisement lié à une meilleure connaissance mutuelle entre évangéliques, la lecture que chacun fait des textes clés reste profondément marquée par les formations ou déformations reçues tout au long de notre parcours spirituel. Le dialogue est difficile. Il peut être utile, je l’espère, de se pencher sur cette question dans l’écoute et le respect de nos frères charismatiques et pentecôtistes, et – surtout – de la Parole de Dieu.
Signe initial de la réception de l’Esprit ?
Le parler en langues a été le signe évident de la réception de l’Esprit à la Pentecôte : Et ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues (Ac 2.4). Le « tous » s’applique aux 120 réunis dans la « chambre haute ». Rien n’est dit, en revanche, sur un éventuel signe de réception de l’Esprit concernant les 3000 convertis.
Comme Jésus l’avait annoncé, l’Évangile se répand par étapes, de Jérusalem à la Judée, à la Samarie… (Ac 1.8) Après le rôle clé de Pierre à Jérusalem en Actes 2, l’Esprit est donné aussi aux Samaritains qui ont cru, par l’intermédiaire de Pierre (8.17) ; on ne parle pas, toutefois, de manifestation visible. La 3e étape se déroule à Césarée avec le centenier romain. Pierre prêche l’Évangile et l’Esprit est répandu comme à la Pentecôte, avec un parler en langues (10.46)1. Le dernier « parler en langues » se déroule à Éphèse, cette fois avec Paul (19.6).
De trois cas explicites sur les 30 années décrites dans les Actes, pouvons-nous en déduire que tous doivent parler en langues comme signe de la réception de l’Esprit ?
Cette généralisation est faite par nos frères pentecôtistes2. De nombreux autres cas de réception de l’Esprit ne mentionnent aucun signe visible en dehors de la foi ou de la repentance : les 3000 à la Pentecôte, la conversion de Paul (Ac 9) ; sur les trois voyages missionnaires de Paul, un seul cas de parler en langues est rapporté ; les épîtres, beaucoup plus « normatives » que les Actes, donnent comme unique condition de réception de l’Esprit, la foi sans signe particulier3. Les Corinthiens, malgré l’immaturité criante de plusieurs, avaient tous reçu le « baptême de l’Esprit » en vue de leur intégration dans le « Corps »4. Rien n’affirme que tous parlaient ou ont parlé en langues, sans quoi la question « Tous parlent-ils en langues ? » n’aurait pas de sens5. Nous pouvons en conclure qu’il n’est pas nécessaire de rechercher un signe visible à la réception de l’Esprit6. Le parler en langues a été un signe incontestable de la réception de l’Esprit aux trois ou quatre grandes étapes de l’avancée de l’Évangile, mais ce n’est plus le cas après.
Parler en langues « naturel »
Le psychiatre Alphonse Maeder s’est penché plus globalement sur ce phénomène et le lie avec l’affectivité et l’infantilité7. En psychologie, le mot « glossolalie » évoque des troubles sévères du langage8. Certains thérapeutes utilisent cette glossolalie comme une « technique » assez proche de la sophrologie ou de l’autohypnose afin d’apaiser le patient9. Elle est assez courante dans les cultures portées vers la transe, l’hypnose, les phénomènes paranormaux… Elle est présente dans les états d’intense effervescence religieuse selon l’encyclopédie Britannica10. Même si je pense que Dieu peut accorder encore aujourd’hui une glossolalie authentique et « spirituelle » à ses enfants, certaines pratiques actuelles « évangéliques » relèvent plus du « parler en langues naturel » que d’un véritable don de l’Esprit.
Chez les Corinthiens
Il est notoire qu’une seule épître aborde cette question explicitement. La culture grecque se prêtait à certains débordements, notamment par les incantations souvent incompréhensibles des « prophétesses » appelées pythie et sibylle11. Platon pensait que les « révélations divines » s’expriment par des phénomènes étranges : « Aucun homme dans son bon sens n’atteint à une divination inspirée »12. Sans vouloir éliminer ce don, Paul veut le remettre à sa place (le dernier dans les listes de dons), plus utile dans le cadre d’un usage privé13.
En revanche, la prophétie, compréhensible dans l’assemblée, édifie et instruit, alors que le don des langues édifie la personne qui le pratique : Celui qui parle en langue ne parle pas aux humains, mais à Dieu, car personne ne le comprend, et c’est en esprit qu’il dit des mystères. Celui qui parle en prophète, au contraire, parle aux humains : il construit, il encourage, il réconforte. Celui qui parle en langue se construit lui-même ; celui qui parle en prophète construit l’Église (1 Co 14.2-5). De cet extrait, j’en déduis que la glossolalie utilise une langue spontanée et inintelligible (personne ne le comprend) pour louer Dieu ; elle peut être interprétée lors d’un culte, si une autre personne détient ce don. À la Pentecôte, en revanche, la glossolalie utilise une langue étrangère et intelligible14.
Aux v. 20-25, Paul cite Ésaïe et fait appel à un peu de bon sens. Il explique que le parler en langues devient un signe négatif pour les non-croyants à cause du côté incohérent de cette pratique : de simples auditeurs ou des non-croyants, ne diront-ils pas que vous êtes fous ? En revanche la prophétie peut interpeller le croyant et le non-croyant.
Les langues ont-elles cessé ?
Après le 1er siècle, ce don semble disparaitre, à quelques exceptions près comme le Montanisme au 2e siècle, quelques jansénistes au 17e, le prophétisme des camisards au 18e, l’Église catholique apostolique ou « irvingiens » au 19e, malgré les affirmations un peu exagérées de certains auteurs comme Donald Gee qui pensent le voir tout au long de l’histoire15. Néanmoins, au début du 20e, ce don resurgit tel un raz-demarée.
Pour contrebalancer l’ampleur exagérée prise par le parler en langues dans certains courants évangéliques, plusieurs commentateurs de la Bible affirment catégoriquement que certains dons comme la glossolalie cesseront selon 1 Co 13 : Les prophéties prendront fin, les langues cesseront… quand ce qui est parfait sera venu (v.10-12). Ils prétendent que ce « parfait » indique l’ère où le Nouveau Testament serait fini d’être rédigé. Ils pensent donc que toute glossolalie actuelle n’est qu’une contrefaçon ou une déviation dangereuse. Ce texte affirme plutôt que les dons ne cesseront pas avant le temps où l’on connaîtra comme nous avons été connus (v.12), c’est-à-dire, lors du retour de Christ.
Conclusion
Je pense que Dieu peut, dans sa souveraineté, accorder, aujourd’hui encore, un parler en langues inintelligible dans des moments d’intimité avec lui, voire aussi une glossolalie intelligible pour interpeller une personne dans une autre langue. En revanche, vouloir l’imposer à tous produira des déviances et des contrefaçons. Les dons sont des cadeaux de Dieu distribués comme il le veut pour l’édification de son Église. Si nous devons aspirer à certains dons, ce sont aux meilleurs : Passionnez-vous pour les meilleurs dons de grâce (1 Co 12.31 NBS) ainsi qu’à l’amour décrit dans le chapitre qui suit16.
R.K.
NOTES
1. C’est très probablement dans ce sens que Pier re a reçu les « clefs du royaume » selon Mt 16.19 en annonçant l’Évangile lors de ces étapes clés.
2. Voir par exemple Jean-Claude Boutinon, « Charismes », Dictionnaire de Théologie Pratique, Excelsis, 2011 ; Philippe Emirian, La glossolalie, RdF, 1990 ; La confession de foi des ADD (www.addfrance.com). Même les ar ticles des encyclopédies Universalis et Britannica (qui sont d’ailleurs quasiment les mêmes), en citant les 4 références des Actes vues ci-dessus, glissent vers une possible généralisation à tous les « premiers chrétiens » (mais il est précisé : « Paul a toutefois conseillé d’user de ce don avec modération »).
3. Voir par exemple Rm 8.9-16 ; 1 Co 6.11-19 ; Ga 3.1-14 ; 4.6 ; 2 Tm 1.7 ; Tt 3.5. Dans les Actes, plusieurs disciples ont été remplis de l’Esprit sans aucun lien avec le parler en langues (Ac 4.8, 31 ; 6.3, 5 ; 7.55 ; 9.17 ; 11.24 ; 13.9, 52…).
4. Même un exégète pentecôtiste de renom reconnait sans difficulté que le seul texte des épîtres qui aborde le « baptême de l’Esprit » situe cette expérience à la conversion et non comme une deuxième expérience suivie d’un parler en langues : voir Gordon Fee, The First Epistle to the Corinthians, Eerdmans, 1987, p. 605. En commentant le baptême de l’Esprit en 1 Co 12.13, il écrit : « Which is not a special experience in the Spirit beyond conversion, but on their common reception of the Spirit ».
5. 1 Co 12.30
6. Nous ne nous arrêtons pas sur Mc 16.15-18, où Jésus envoie ses disciples prêcher la Bonne Nouvelle. Il promet que des signes accompagneront cette proclamation : Ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues, ils saisiront des serpents, s’ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera point de mal… Il est évident que Jésus n’a pas promis que chacun de ces signes doit accompagner l’annonce de l’Évangile. Nous connaissons peu de personnes qui testent des breuvages mortels pour démontrer leur foi ! Ce sont sur tout les apôtres du Christ qui useront de tous ces signes sans les garantir nécessairement à tous les âges.
7. La langue d’un aliéné. Analyse d’un cas de glossolalie, A. Kündig, 1910, p. 216, cité dans l’article de Mireille Cifali, À propos de la glossolalie d’Élise Muller, et des linguistes, psychologues, qui s’y intéressèrent (mireillecifali.ch).
8. Selon l’encyclopédie Vulgaris-medical.com, la glossolalie est un trouble du langage (du point de vue sémantique) qu’il est possible d’observer chez certains patients souffrant de maladies mentales telles qu’un délire, une paranoïa ou une mégalomanie.
9. L’émission Paroles sans frontières de France Culture du 28/5/97, consacrée à la glossolalie, rappelait aussi la dimension « universelle » (en dehors même du christianisme) de cette pratique. On peut aussi consulter les conclusions d’Henri Blocher, La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, 1983, p 316. L e psychiatre Basil Jackman expliquait qu’avant d’être lui-même chrétien, il faisait souvent parler des personnes non chrétiennes en langues, par hypnose (cité dans R. Shallis, Le don de parler diverses langues, Éditions du CCBP, 1982, p. 258).
10. “usually produced during states of intense religious excitement” (Tongues, Gift of, Encyclopaedia Britannica).
11. Voir par exemple l’article « Oracle grec » sur Wikipédia.
12. Platon, Le Timée, Bibliothèque numérique du Québec, vol. 8, p. 156. Voir aussi Frédéric Godet, La première épître de Paul aux Corinthiens, 1886, Édition numérique Soleil d’Orient, 2008, p. 479 (Introduction aux chapitres 12-14) ; Robert Somer ville, La première épître de Paul aux Corinthiens, Edifac, 2005, Tome 2, p. 112.
13. Même Gordon Fee va dans ce sens dans son commentaire.
14. On peut citer Origène, Calvin, Hodge, Shallis… qui voient la glossolalie uniquement comme une « langue étrangère ». Godet, Morris, Fee, Thieselton… y voit une langue inintelligible. Pour une approche qui combine les deux, voir Somerville, James Boyer… Je penche aussi pour cette der nière approche. Voir la bonne synthèse sur ce débat faite par Robert Somerville, La première épître de Paul aux Corinthiens, Édifac, 2005, Tome 2, p. 150-153.
15. « Les dons spirituels n’ont jamais cessé. Irénée, Tertullien, Jean Chrysostome, Augustin font tous allusion à ces dons […] les Vaudois et les Albigeois […] les Jansénistes, les premiers Quakers… » Donald Gee, Les dons spirituels, Valence 1932, p 12 ; voir aussi William De Arteaga, Quenching the Spirit, Charisma House, 1996, p. 67-85. Pourtant une étude plus attentive ne va pas dans ce sens. Pour Chrysostome (Homélie 34 ; 29:1), Augustin (Dix homélies sur 1 Jean ; Homélie 167), le don des langues avait cessé (cité notamment par Robert Gromacki, The Modern Tongues Movement, Philadelphia, 1967).
16. Voir aussi Amar Djaballah « Dons spirituels », Grand Dictionnaire de la Bible, Excelsis, 2004 ; A. Kuen, Dons pour le service, Emmaüs, 1982 ; Ministères dans l’Église, 1983 ; J.I. Packer, Keep in Step with the Spirit, Revell, 1984 ; S. Romerowski, « Les “charismata” du Nouveau Testament », Théologie Évangélique vol. 1, n° 1, 2002, p. 15-38 ; « Les dons spirituels », Dictionnaire de théologie biblique, Excelsis, 2006 ; A. Thiselton, The First Epistle to the Corinthians, NIGTC, Eerdmans 2000.