Élie Jalouf Juré… un devoir de citoyen
Propos recueillis par Marie Christine FAVE
Merci, Élie, de répondre aux questions de « Servir ». Tu es aujourd’hui pasteur dans une Église évangélique arménienne de Marseille et tu as aussi passé quelques années dans l’Église de Loriol. Comment t’es-tu retrouvé juré à la cour d’assises ?
Par tirage au sort sur liste électorale : un premier, puis un deuxième qui confirme et ensuite un troisième tirage parmi les présents. Neuf jurés et un suppléant sont retenus. Être juré, cela peut donc arriver à tous ceux qui figurent sur les listes électorales. C’est un devoir de citoyen.
Lors du tirage, certains jurés peuvent être récusés sur avis des avocats. Ces derniers ont leurs raisons mais ne donnent aucune explication. Il se peut qu’un juré soit récusé parce qu’il se trouve en relation indirecte avec les faits, par exemple à cause de sa profession (être banquier et juger une affaire de braquage)
Combien de temps cela t’a-t-il pris ?
Cela a duré deux semaines pour trois affaires. Pour la troisième, j’ai eu le privilège d’être élu premier juré, c’est-à- dire celui qui représente les jurés dans les délibérations.
Qu’est-ce qui était le plus délicat, le plus difficile ?
Ce qui était difficile, à mon avis, c’est tout d’abord de rendre un jugement juste. Quand on prête serment, on promet de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection. On doit se baser exclusivement sur les faits. C’est délicat : il ne faut pas se laisser entraîner par les émotions sans toutefois tomber dans la froideur, dans l’absence de compassion. Finalement, la loi pose cette question aux jurés : Avez-vous une intime conviction ? Aux Assises, on se donne le temps pour écouter, saisir, être le plus objectif possible. On entend les policiers, les experts psychiatres et médecins légistes, les témoins de la défense et de la partie civile. Dans les trois affaires, la sentence maximale a été de 17 ans fermes. L’accusé, reconnu coupable, est encore en prison actuellement et pour longtemps. Pourtant je n’ai aucun sentiment de culpabilité ; je ne suis pas en train de me dire que je me suis trompé.
La deuxième difficulté est de voir la profondeur du mal dans l’humain, l’étendue du péché. Comme le souligne Paul TOURNIER : « On a toujours des surprises avec l’homme, des surprises en mal ou des surprises en bien. » En écoutant le récit d’un crime, on réalise pleinement que souvent tout commence par un mauvais choix, qui en entraîne d’autres. La machine est en marche, et il faudrait à ce moment-là beaucoup d’énergie pour l’arrêter. Les conséquences de cet engrenage de mauvais choix vont rapidement dépasser la personne. On peut penser au verset de l’épître de Jacques : « Mais chacun est tenté quand il est attiré et amorcé par sa propre convoitise. Puis la convoitise, lorsqu’elle a conçu, enfante le péché ; et le péché, étant consommé, produit la mort. » (Jc 1.14-15)
Un mot sur les relations entre jurés, les échanges …
La personnalité des jurés apparaît très vite. Comme il s’agit d’un groupe composé de gens tirés au sort parmi l’ensemble des citoyens, on obtient forcément une équipe hétéroclite et toute une palette de positionnement qui va du légalisme jusqu’au laxisme.
Pourtant, le président (le juge) est arrivé, pendant les sessions d’Assises auxquelles j’ai pu participer, à modérer, à prendre en compte notre individualité et en dégager une homogénéité. C’est lui qui nous a expliqué le fonctionnement : le nombre d’années qui peut être attribué à telle ou telle faute. Cependant, une peine peut varier en fonction du pourcentage d’hommes ou de femmes parmi les jurés, de la récidive et de la couverture médiatique du moment : notamment si un fait similaire a ému l’opinion publique, pendant ou juste avant le procès.
Arrivais-tu à prendre du recul par rapport aux plaidoiries ?
En tant que chrétien, on a forcément du recul par rapport au discours humain, sachant que tout homme est pécheur, et que la Vérité ne se trouve pas en lui.
Quand on écoute les avocats de chaque partie, on est à la fois ému par l’éclairage qu’ils apportent sur les raisons qui ont entraîné l’accusé aux Assises, et à la fois vigilant sur tous les faits qu’ils passent sous silence. Chacun est convaincant. C’est la défense qui parle en dernier.
Il nous faut d’abord déterminer, en notre âme et conscience ce qui nous semble véridique. Les doutes sont finalement levés en grande partie. En effet, le juge pose des questions pertinentes qui clarifient autant que possible les zones d’ombre. Pour les trois affaires, à un moment donné, pour les jurés c’était clair : nous avions une intime conviction.
On en tire une leçon de vie : notre décision se forge avec des doutes et des certitudes et cela finit par devenir une conviction.
Il nous faut ensuite fixer la hauteur de la peine et là c’est beaucoup moins évident, même si le juge nous explique le barème des peines. Les positions de chacun ressortent souvent à ce moment-là et nous emportent dans des discussions parfois longues.
Naviguais-tu entre le désir de justice et la compassion ?
La conviction n’enlève pas la compassion. Ce qui limite cette dernière, c’est la récidive. Dans l’un des cas, l’accusé comparaissait pour la sixième fois devant la justice. Être alors compatissant, qu’est-ce que cela voudrait dire ?
Mais il nous faut garder la notion que la justice n’est pas là pour se venger, et que tout homme peut se repentir à un moment de sa vie. Si le jugement vise à déterminer la culpabilité et la durée de la peine, il cherche aussi, et peut-être surtout, à faire réfléchir l’accusé sur son état et les conséquences de ses choix de vie. On ne pense pas seulement au coupable, mais aussi à l’homme, à sa vie et à sa famille.
Portes-tu un regard différent sur la justice après l’avoir côtoyée de plus près ?
J’ai sympathisé avec le président de la Cour et l’avocat général. J’ai rencontré des gens très humains, avec leurs limites et la compréhension de leur rôle. Ce n’est pas la justice froide.
Par exemple, un homme s’est vu acquitter alors qu’il aurait pu être condamné pour recel. Pourquoi ? Des éléments ont été pris en compte : avant le procès, il a trouvé un travail, acquis une certaine stabilité au niveau de son couple et, enfin, il était gravement malade. Le juge lui a bien signifié qu’une chance lui a été accordée. C’est de la clémence. Le juge m’a regardé en donnant le verdict et a dit : « C’est un geste chrétien. »
Cependant, « la justice a la mémoire longue ». Si quelqu’un est gracié une fois et qu’une autre affaire survient…
Penses-tu qu’un juré chrétien soit différent d’un autre juré ?
Pour le juré chrétien, il y a la loi et la grâce. Pour les autres, souvent ce n’est que la loi ou que la grâce. Et puis, je pense que le juré chrétien va davantage respecter l’accusé, même si ce qui a été commis est effroyable, parce qu’il sait que le péché est en l’homme.
Par ailleurs, en tant que pasteur, lors des Assises j’ai reçu beaucoup de témoignages de respect de la part des jurés et des magistrats. Il semble que certaines de mes paroles aient vraiment été entendues, appréciées. On est toujours heureux quand, en tant que chrétien, on est porteur de lumière.
Elie, tu avais été aumônier stagiaire à la prison des Baumettes.
Est-ce que cela t’a aidé quand tu t’es retrouvé juré ? Oui, cela m’a permis de relativiser, car, lors de mon stage, j’avais eu connaissance de délits plus graves que ceux que j’ai été amené à juger. Cela m’a également permis de visualiser le milieu carcéral, c’est-à-dire le concret de la peine que ces hommes et ces femmes vont devoir vivre.
Propos recueillis par Marie Christine FAVE