Pourquoi le mal ?
Si Dieu existe pourquoi la souffrance et l’injustice ?
Par François-Jean Martin
« Si Dieu existe, un Dieu bon et tout-puissant, pourquoi le mal ? » Question classique qu’on entend régulièrement et qu’on se pose. Vouloir résoudre cette question est normal. Mais cette démarche rencontre en elle-même des difficultés. Car elle nous situe en dehors du problème, même au-dessus de lui, puisque nous pensons pouvoir le résoudre. Louis Schweitzer, évoquant cet aspect, rappelle que nous ne dominons pas le mal, nous le subissons1. Nous n’essayons pas de remonter un casse-tête chinois, nous en sommes un élément. Par ailleurs, ayant attribué à Dieu dans la question de départ le qualificatif de tout-puissant, nous nous situons ainsi au-dessus de Dieu. Ce qui par essence est impossible.
On pourrait objecter à cela que nous avons la révélation de Dieu par sa Parole. On constate l’existence du mal, ses conséquences et les solutions que Dieu propose. Mais l’explication de ses origines n’est pas abordée.
Le cas de Job
Job est présenté comme un juste assailli par le mal et affligé de tous les maux. Le prologue du livre nous transporte dans une situation que Job ignore, une discussion entre Dieu et Satan sur la question de savoir si Dieu peut être aimé pour lui-même ou s’il achète l’amour des hommes et donc de Job par les bienfaits qu’il leur octroie.
Pourquoi le mal ? Si Dieu existe pourquoi la souffrance et l’injustice ? Pour résoudre cette question, Dieu permet à Satan de tenter Job. Ce dernier perd tout ce qui peut importer à un être humain : famille, richesse, santé… en très peu de temps. De plus, ses amis, qui viennent pour le consoler, forts des réponses religieuses habituelles, le rendent responsable de ses souffrances. C’est une théologie de la prospérité ; l’homme juste est béni et récompensé par Dieu, l’homme pécheur est puni par Dieu et souffre. Ces amis vont même ajouter aux souffrances de Job en le condamnant et en rejetant sa défense et ses arguments.
Les lecteurs du prologue savent que le mal, dans ce cas, n’est pas la conséquence du péché de Job. À la fin du livre, Dieu balaye et condamne les arguments des amis de Job et par la même occasion ce type de théologie. Mais les protestations de Job sont aussi réfutées par l’affirmation que Dieu nous dépasse totalement et qu’il est au-delà de toute compréhension humaine. (Job 38.4 et 42.2, 5-6)
Il n’y a pas d’explication donnée à l’origine du mal. C’est au travers de son cheminement avec Dieu, de sa découverte de celui-ci, que Job est conduit à la confiance. C’est une démarche de foi, justement dans la bonté et la toute-puissance de Dieu, qui est la seule réponse donnée.
Il me semble qu’on est là à la frontière extrême de la raison. Dieu paraît nous dire « jusque-là ». Au-delà, il n’y a plus de place que pour la foi (Deutéronome 29.28).
L’accueil des paradoxes
Cette démarche nous amène à accueillir des paradoxes2. En effet, rationnellement, il est difficile de coordonner entre elles certaines affirmations. Nous sommes conduits à une démarche dialectique. La dialectique, c’est affirmer conjointement ce que notre raison ne peut comprendre, c’est-à-dire « prendre ensemble ». Si nous choisissons seulement l’un ou l’autre des aspects, nous faussons la Parole. Ils sont vrais ensemble et séparément, mais, si on n’en accepte qu’un en rejetant l’autre, ils deviennent faux.
Ils fonctionnent ensemble comme un stéréoscope, un appareil fait pour regarder deux photos aériennes très proches. Il faut les superposer pour que le paysage en 2D surgisse en 3D. Il nous faut accepter que deux aspects qui nous paraissent contradictoires puissent être non seulement vrais, mais aussi vrais ensemble. Pour un être humain et un théologien en particulier, il est difficile de devoir renoncer à une explication d’ensemble cohérente, à la non-possibilité d’élaborer un système.
Dieu est Dieu !
À cause de nos préliminaires, une remarque s’impose. Notre dernier constat ne signifie pas pour autant que la vérité de Dieu est paradoxale, mais simplement que nos limites ne nous permettent pas de saisir la totalité de Dieu. Dieu par nature nous dépassera toujours. Notre compréhension de lui et notre façon d’en parler resteront toujours limitées3. « Dieu est un océan, dont nous n’avons reçu que quelques gouttes », dit LEIBNIZ4.
L’existence de la révélation nous permet de raisonner et argumenter sur le sujet. Elle ne nous autorise pas à prétendre tout comprendre et ainsi à maîtriser Dieu, à l’enfermer dans notre vision. Il reste un mystère. 21
La réponse de Dieu : Jésus-Christ
Revenons à notre questionnement. Le mal, sans que nous sachions exactement son origine, est présent pour nous dès les premiers textes de la Genèse. Il est là sous la forme d’un serpent. Il surgit dans le texte comme une donnée, comme un fait. Il paraît évident qu’il est lié à la désobéissance, à l’orgueil et à la tentation du pouvoir. Il manifeste clairement la séparation entre la créature et le Créateur. Dieu est celui qui constamment libère les êtres humains des conséquences du mal au milieu d’eux, en eux. Et la réponse est lui-même en Christ-Jésus.
Le Fils de Dieu est précisément apparu, pour détruire les oeuvres du diable (1 Jean 3.8). Et cela s’est réalisé, car il s’est offert pour nous sur la croix, pour nous délivrer de la puissance du mal. Sur la croix, il a désarmé toute autorité, tout pouvoir, les donnant publiquement en spectacle quand il les a traînés dans son cortège triomphal après sa victoire sur la croix. (Colossiens 1.20)
La Bible nous révèle un plan de salut qui permet la venue du royaume de Dieu. C’est le « déjà pas encore ». Car ce royaume est déjà là (il s’est approché de nous lors de la venue du Christ) et en même temps nous en attendons la pleine manifestation. Henri BLOCHER dit : « [Le règne qui est] englobe mystérieusement le mal, alors que [le règne qui vient] l’expulse. »5 Dieu a répondu au mal d’une manière active et engagée par sa vie et par la croix. C’est un combat et c’est bien ce que souligne le texte de Colossiens déjà cité qui utilise l’image du triomphe du général romain.
À l’heure actuelle, point de doute, la souffrance et le mal non seulement sont présents, mais on peut dire qu’ils s’« épanouissent ». Quand le royaume en Christ survient, les puissances du mal multiplient les combats. On suit cette réalité, depuis sa venue au monde et l’absence de place pour lui dans une hôtellerie, jusqu’aux autorités qui cherchent à le tuer. Dès que son ministère commence, les démons réagissent et sont constamment présents même s’ils sont toujours vaincus. L’opposition des autorités civiles et religieuses suit encore et la croix en est l’étape finale, mais aussi le triomphe de Christ (Col 1.20).
Il nous a libérés du mal, il a porté sur lui, dans son corps, le poids du mal et de la souffrance et il est ressuscité. « Cette résurrection de Jésus est le signe, le gage et la manifestation initiale d’une nouvelle création, d’une réalité nouvelle à laquelle nous aurons part, qui est déjà acquise et qui sera bientôt manifestée. »6
Une vie à sa suite
À l’image du Christ, nous sommes appelés à le suivre : c’est la suivance chère à Dietrich BONHOEFFER (Nachfolge) qui, face au mal nazi, est aussi allé jusqu’au bout. La lutte est tout d’abord personnelle, lors de notre conversion au Christ, c’est-à-dire quand nous tournons vers lui notre vie. En renonçant à toutes les fausses sources de lumière qui nous guidaient auparavant, nous accueillons en nous l’Esprit de Dieu. Le travail de ce dernier en nous, entre autres choses, est d’extirper toute racine du mal dans nos vies. C’est ce que la Bible appelle la sanctification. C’est un combat de toute notre vie terrestre. Nous passons ainsi du règne du mal au règne de Dieu. Si par cette nouvelle vie que Dieu crée en nous par Jésus-Christ, nous sommes libérés de la conséquence principale du péché dans nos vies, à savoir la condamnation et la séparation éternelle d’avec Dieu, nous n’échappons pas pour autant à l’existence du mal et aux souffrances autour de nous et en nous. L’Évangile s’incarnant dans nos vies n’est pas une garantie contre le pouvoir du mal. Il peut même le provoquer.
Ainsi, comme pour le scribe qui demande « qui est mon prochain ? » et dont la question est transformée en : « de qui suis-je le prochain ? », notre question sur l’origine du mal, qui reste un mystère sans réponse, est changée pour nous conduire à nous tourner vers le futur, en nous donnant comme réponse non la solution, mais une autre question : que faire contre le mal ? « Par une tâche à accomplir qui réplique à celle d’une origine à découvrir. »7 Nous sommes donc invités comme disciples à participer au combat pour que le règne de Dieu vienne et que sa volonté soit faite. Cette lutte est contre le mal subi et contre le mal commis, mais c’est aussi une lutte contre les structures d’injustice dans notre société qui non seulement s’accommodent fort bien de l’oppression et du malheur, mais encore les provoquent. Si certaines idéologies sont mauvaises par essence, d’autres peuvent au départ prôner des idéaux de liberté, de justice et de fraternité, et cependant finir par des dictatures atroces, des millions de morts. Des idées nobles ne suffisent pas et les moyens employés pour les défendre peuvent pervertir les fins les plus justes.
Une conclusion qui n’est pas une réponse
En abordant la question du mal, nous touchons au coeur de la démarche chrétienne, cette « suivance » du Christ, à savoir être son disciple. Essayons de garder tout ce qui nous est donné en nous refusant de simplifier pour faire entrer la réalité du mal et de la souffrance dans nos systèmes. Je ne crois pas que nous ayons à défendre Dieu. Dieu, parce qu’il est Dieu justement, n’a pas besoin de nous pour se défendre. Mais nous devons refuser les solutions simplistes qui sont un contre-témoignage et ne pas accepter les affirmations sur Dieu qui lui enlèvent une part de divin. Non, Dieu n’a pas créé le mal, non, il n’est pas injuste. Si on acceptait une de ces positions, Dieu ne serait plus bon et juste donc il ne serait plus Dieu.
Rappelons-nous que nous parlons du sein même de la situation humaine, et donc comme sujet et objet du mal. C’est à l’Évangile que tout doit être ainsi rapporté, ce centre, en Christ, de la foi et de toute compréhension qui se veut chrétienne. La croix et la résurrection en sont le coeur, mais tout le cheminement du disciple en découle. Nous ne devons jamais cesser de lutter contre le mal sous quelque forme que ce soit et contre ses effets. C’est en cela que nous serons bien les disciples du Christ. Aucun raccourci n’est possible, aucune solution ou explication qui nous ferait apprivoiser le mystère inacceptable du mal et nous donnerait des raisons d’arrêter le combat. Le mal reste un mystère que nous ne pouvons percer. La foi, la lutte contre le mal et les soins apportés à ceux qui souffrent sont les meilleures et les seules vraies réponses qu’il m’est donné d’avoir et de vivre.8
F-J.M.
NOTES
1. Si Dieu existe, pourquoi le mal ? Éditions Farel-GBU, Coll. Question suivante, 2006, p 48. Le présent article doit beaucoup à cet ouvrage.
2. Belle expression de Louis SCHWEITZER, ibid, p. 49
3. Daniel 4.31-32
4. Essais de Théodicée, 1710, www.evene.fr, cité par Claude BOUCHOT dans Dieu et le mal in www.Bouquetphilosophique.
5. Le mal et la croix, Sator, 1990, p. 154.
6. Louis SCHWEITZER, ibid., p. 55
7. Paul RICOEUR, Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, 1996, p. 39.
8. Nous avons ici fait nôtres les paroles de conclusion de Louis SCHWEITZER que nous approuvons pleinement. Ibid p. 61-62.