Darwin et son époque1
Par François-Jean Martin
Le contexte historique et culturel
On peut faire dire à toute oeuvre ce qu’on veut si on l’extrait de son contexte. Celle de DARWIN n’échappe pas à cette vérité. En quoi la théorie de l’évolution est-elle un produit de l’Angleterre victorienne ? Il faut réaliser que la conception de cette théorie par DARWIN a duré vingt ans. Or, l’Angleterre, pays rural tenu par quelques hobereaux conservateurs, devient pendant cette période une société urbaine et industrielle où émerge une bourgeoisie éclairée, prête à entendre des idées nouvelles. Lorsque De l’origine des espèces est publié en 1859, les 1 250 exemplaires de la première édition sont vendus en un jour et six éditions vont suivre du vivant de DARWIN2. Peu de temps après sa mort, on tirera le vingt-huit millième exemplaire.
Le Royaume-Uni pacifié et triomphant, qui enterre DARWIN en grande pompe à l’abbaye de Westminster le 26 avril 1882, n’a plus rien à voir avec le pays au bord de la révolution que le jeune naturaliste avait quitté en 1831 en s’embarquant pour son voyage autour du monde.
Une nation en plein changement
« Rarement et à un tel rythme, une nation n’avait éprouvé des changements aussi considérables de ses modes de vie, une telle mise à nu de ses oppositions sociales, une si nécessaire révision de ses principes », observe l’historien Roland MARX à propos de la première moitié du XIXème siècle britannique3. Toute l’organisation politique et sociale, remarquablement stable depuis la « glorieuse révolution » de 1688 qui a institué la monarchie parlementaire et fait de l’Église anglicane la religion d’État, est en effet remise en cause par la révolution industrielle. Une nouvelle classe d’industriels, de négociants et de banquiers s’enrichit à grande vitesse. La géographie du pays est bouleversée par l’essor des manufactures de textile et des hauts-fourneaux. Le royaume s’urbanise à grande vitesse : dès 1851, on compte plus de citadins que de ruraux, et les « classes laborieuses » (terme apparu en 1820) s’entassent dans les taudis de « l’enfer des villes », dont la pollution, l’insalubrité et la promiscuité frappent tous les voyageurs. Mais, alors que tout change, l’aristocratie s’arcboute sur les privilèges qui fondent son pouvoir, à commencer par la possession de la terre : 4 000 familles nobles possèdent plus de 60 % des surfaces agricoles, dont elles dégagent une rente considérable. Le système électoral garantit également à l’aristocratie terrienne le contrôle du Parlement. Des villes industrielles en pleine expansion comme Birmingham ou Manchester n’ont ainsi aucun délégué à la Chambre des Communes. Le dernier bastion du pouvoir de l’aristocratie est le monopole religieux de l’Église anglicane, dont doit être membre toute personne exerçant une fonction officielle. Critiquée pour sa corruption, coupée des masses populaires par son indifférence à la question sociale, l’Église anglicane est un soutien indéfectible de l’ordre établi, présenté comme d’origine divine.
Du reste, les deux partis, tories (futurs conservateurs) et whigs (futurs libéraux), qui se partagent le pouvoir depuis deux siècles, ne remettent pas fondamentalement en cause ce système politique. Seuls les radicaux, admirateurs de la Révolution française, influents parmi la bourgeoisie urbaine et dans certaines régions ouvrières, le critiquent ouvertement. L’on peut croire, autour de 1830, que le pays est au bord de la révolution. Les whigs répondent par quelques timides mesures de modernisation politique, mais la réforme électorale de 1832 ne fait qu’entrouvrir les portes du Parlement à la bourgeoisie montante. Le nombre d’électeurs passe de 478 000 à 813 000 pour une population de 24 millions. Le suffrage universel masculin, réclamé à partir de 1838, est catégoriquement refusé, tant par les whigs que par les tories.
Et pourtant, ce pays qui semble marcher sur un fil au-dessus de l’abîme connaît à partir des années 1850 un apaisement qui va le faire entrer dans l’âge d’or de l’époque victorienne. Un nouvel équilibre économique s’instaure et les crises récurrentes semblent un mauvais souvenir. Le Royaume-Uni est devenu l’atelier du monde. Les classes populaires profitent enfin de l’essor économique. Les gouvernements lancent de grands travaux d’urbanisme pour assainir les villes, favorisent la santé publique et la scolarisation. Le pays reste profondément inégalitaire, mais, entre les riches aristocrates et les ouvriers mal payés, une « classe moyenne » d’environ 2 millions de personnes s’étend progressivement.
Charles DARWIN était un représentant typique de la fraction la plus fortunée de cette bourgeoisie en pleine ascension. Fils et petit-fils de médecin, il avait hérité d’une fortune considérable lui permettant d’être le premier de sa famille à vivre de ses rentes. À partir de 1842, reclus dans sa maison de Downe, il contribua à l’organisation d’une société de prévoyance, s’occupa des comptes de l’école anglicane et prit en 1857 le poste de magistrat local. Il correspondait avec le philosophe John Stuart MILL, avec lequel il s’accordait sur des positions libérales, favorables au développement de l’éducation, hostiles à l’esclavage et au travail des enfants. Et il a lui-même expliqué que c’est à la lecture de L’Essai sur le principe de population de Malthus que lui est venu l’éclair de génie articulant l’idée de sélection naturelle avec celle de lutte pour des ressources finies au sein d’un territoire.
Certains ont voulu voir dans l’oeuvre darwinienne une simple projection des dures réalités de la société anglaise bouleversée par la révolution industrielle. « II est remarquable de voir comment DARWIN reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses “inventions” et sa malthusienne “lutte pour la vie” », écrivait ainsi Karl MARX à Friedrich ENGELS en 1862. Enthousiasmés par la lecture du livre De l’origine des espèces, dans lequel ils voyaient « la base fournie par les sciences naturelles à la lutte historique des classes », les deux philosophes passèrent cependant à côté, comme beaucoup de leurs contemporains, de l’idée de sélection naturelle, reconnue aujourd’hui comme la contribution scientifique la plus importante de DARWIN.
L’émergence de questions scientifiques nouvelles
Elle s’explique par l’intérêt social des scientifiques qui adoptèrent rapidement les thèses darwiniennes : le biologiste Huxley, le botaniste Hooker, le géologue Lyell et une dizaine d’autres. Presque tous appartenaient à cette nouvelle bourgeoisie en plein essor politique, qui avait besoin d’arguments pour combattre la domination de l’aristocratie. Avec DARWIN, l’évolution sociale pouvait être considérée comme la poursuite de l’évolution naturelle, le remplacement inévitable de formes dépassées par d’autres, plus avancées. « Ce qui explique [le] triomphe de [l’évolutionnisme], c’est la conjonction de deux phénomènes : d’une part le développement rapide d’une bourgeoisie “libérale” et “progressiste” et, d’autre part, l’absence de révolution. L’opposition aux forces de la tradition ne cessait de croître, mais désormais elle ne semblait plus impliquer de soulèvement social. […] Ainsi, plus que des mérites évidents de “De l’origine des espèces”, le sort du darwinisme dépendit-il de la conjoncture politique et idéologique », explique l’historien HOBSBAWM4. Ce combat politique se doublait d’un combat idéologique contre l’Église anglicane, qui fondait sur le plan spirituel le pouvoir de l’aristocratie terrienne. En remettant en cause le fixisme qui s’appuyait sur une lecture littérale du texte biblique sur la Création et sur une compréhension des espèces comme immuables, toute théorie de l’évolution sapait en effet un des piliers du discours religieux sur l’ordre social. Au magistère des clergymen, les jeunes darwiniens entendaient ainsi substituer celui des scientifiques. « Le succès du darwinisme ne fut pas dû à une acceptation générale de la théorie de la sélection, mais à l’exploitation de l’évolutionnisme par ceux qui étaient déterminés à faire de la science une nouvelle source d’autorité pour la civilisation occidentale. […] Les hommes de science qui étudiaient la loi naturelle devaient devenir la nouvelle source de l’autorité intellectuelle, succédant aux moralistes et aux théologiens qui dictaient auparavant au monde la façon de comprendre la nature humaine », observe l’historien BOWLER5. Il s’agit bien d’une prise de pouvoir dans la société. Homme prudent, DARWIN était bien conscient de ces conséquences politiques de son travail scientifique. C’est parce qu’il ne veut pas affronter un inévitable scandale sans avoir rassemblé le plus d’arguments possible en faveur de ses thèses qu’il met plus de vingt ans à exposer ses idées sur l’origine des espèces. Et c’est pour cette même raison qu’il s’abstient d’y évoquer la question de l’homme, qu’il ne traitera que douze ans plus tard. Si DARWIN reçut des honneurs nationaux, ce n’est pas tant à cause de la pertinence de sa démonstration que parce qu’il avait su nouer dans la société victorienne des liens scientifiques solides avec des alliés politiquement intéressés au triomphe de ses idées sur l’évolution.
Conclusions
Les idées comme celle de l’évolution ne tombent pas du ciel, si j’ose employer une telle image. Elles sont filles de leur époque, de la société dans laquelle elles naissent. En effet, la bataille à l’époque de DARWIN est le reflet de révolutions profondes de la société. Les nouvelles idées provoquent ou accompagnent ou sont les conséquences de ces changements. Mais les enjeux réels ne sont ni théologiques ni scientifiques, ils sont liés au pouvoir, au maintien du pouvoir, à la prise du pouvoir. Pour cela, théologie et science sont utilisées, manipulées, trahies si besoin. Si le contexte n’est pas le même aujourd’hui, dans le débat qui nous occupe, il n’en demeure pas moins tout aussi important. Je prétends que l’essentiel, dans les choix faits par les différents partis, reste hors des domaines de la science ou de la théologie et j’ose avancer qu’il s’agit toujours de pouvoir. Il faut en être conscient quand on s’engage dans ce débat. Une bonne partie des créationnistes fondamentalistes américains forment la droite dure qui a porté plusieurs présidents au pouvoir aux États-Unis. Ce qui les meut n’est pas que théologique. Richard DAWKINS, célèbre éthologiste d’Oxford, chef de file des néo-darwiniens, est porte-parole d’un athéisme militant. Ce qui le meut n’est pas que scientifique. En disant cela, je ne prends pas position sur les thèses scientifiques qu’ils défendent, mais je mets en garde contre une soi-disant neutralité des uns et des autres. Ne nous laissons pas manipuler ou embrigader par des gens dont l’intérêt majeur n’est pas la défense de la foi ou celle de la science. Ainsi, on peut être un scientifique rigoureux et croire en un Dieu créateur ; on peut être chrétien et croire en l’existence de lois évolutives ; mais, on peut aussi être fidèle à Dieu en ayant sur la question qui nous occupe des points de vue différents.
F-J.M.
NOTES
1. Ce résumé fait de larges emprunts à l’article « Bienvenue dans les temps modernes », de Nicolas Chevassus- au-Louis, paru dans le numéro hors série 2009 de Télérama intitulé : 150 ans après la théorie de l’évolution, Charles Darwin dérange encore.
2. Mort le 19 avril 1882
3. Histoire de l’Angleterre (Fayard, 1993)
4. L’Ère du capital (Fayard, 1978)
5. Darwin (Flammarion, 1995)