La création de l’homme
L’interprétation de Genèse 1
PAR MATTHIEU RICHELLE,
PROFESSEUR D’ANCIEN TESTAMENT À LA
FLTE DE VAUXSUR-SEINE
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre… ». À première vue, le récit de la création de Genèse 1 paraît simple. Et pourtant, la toute première page de l’Écriture fait l’objet de désaccords sensibles parmi ses lecteurs. Comment y voir clair parmi la multiplicité des interprétations ?
1) Le texte tel qu’il se présente
La compréhension du texte ne doit pas flotter au gré des sensibilités personnelles. Il faut plutôt se mettre à l’écoute de ce qu’il a, lui, à nous dire. Or nous ne sommes pas dépourvus d’éléments à ce sujet. La première piste est le style de Genèse 1. Ce passage est rempli de traits typiques de la poésie :
• des parallélismes, par exemple : « Dieu appela la lumière “jour” // et il appela les ténèbres “nuit” » ;
• des paires d’éléments opposés : jour/nuit, lumière/ténèbres, etc. ;
• des refrains : « il y eut un soir, il y eut un matin », etc. ;
• des jeux de mots. Ainsi, les « luminaires » sont créés pour « illuminer » la terre et séparer la « lumière » et les ténèbres (Gn 1.17-18). Le degré d’élaboration du texte va jusqu’à un raffinement extrême. L’auteur a calculé le nombre d’apparitions dans son texte de certaines formules. On rencontre par exemple :
• 10 fois le verbe « faire », les expressions « Dieu dit » et « selon leur espèce » ; • 7 fois la formule « Dieu vit que cela était bon » ;
• 3 fois les expressions « qu’il y ait » et « Dieu bénit ».
Mieux, l’auteur semble avoir compté le nombre de mots de certaines sections du texte, et avoir fait en sorte qu’il s’agisse de multiples de 7. Le passage entier (Gn 1.1 à 2.3) comprend 7 x 67 mots. L’introduction (1.1-3) contient 7 x 3 mots, les six premiers jours sont écrits en 7 x 59 mots, et le 7e jour en 7 x 5 mots… Tout cela ne peut être dû au hasard.
L’ensemble s’avère également très bien structuré. Le jour 1, où Dieu crée la lumière, correspond au jour 4 où il forme les luminaires. Le jour 2, où Dieu sépare les eaux, trouve un écho dans le jour 5 où les eaux deviennent le lieu d’un grouillement d’êtres vivants. Quant aux jours 3 et 6, ils sont unis par le thème de la terre : elle est formée d’un côté et devient habitée par les animaux terrestres et l’homme de l’autre. De plus, la végétation qui sort de la terre au jour 3 devient nourriture de ces êtres vivants au jour 6. Au final, le texte se présente comme un véritable diptyque, puisque les jours 1-3 et 4-6 se répondent deux à deux.
En somme, on est loin d’être dans un récit habituel : un souci esthétique préside clairement à l’agencement du texte.
2) Le texte dans son contexte
Le second élément qui peut nous orienter crevait les yeux des lecteurs antiques… mais pas les nôtres, car nous ne vivons plus dans un contexte polythéiste, rempli de dieux et de mythes. Par exemple, en Égypte, certains textes racontaient qu’à l’origine se trouvaient les quatre dieux primordiaux du chaos : Nun (« profonde masse d’eau sans vie »), Hehu (« immensité infinie »), Keku (« obscurité infinie ») et Amun, le vent qui se meut sur les eaux. Le dieu lumière, Atum, aurait été créé par la parole du dieu Ptah. Une colline serait apparue au milieu des eaux, puis le ciel aurait été séparé de la terre. Ensuite, l’humanité, les animaux, etc. auraient été créés, et pour finir Ptah se serait reposé de son travail de création.
Les différences entre la Genèse et ces mythes de création (« cosmogonies ») sont saisissantes. Dans la pensée égyptienne, une multitude de dieux constituent eux-mêmes une partie de la matière transformée pour créer le monde. Dans la Genèse, un Dieu unique crée un monde totalement distinct de lui. Le soleil et la lune ne sont plus des dieux, mais de simples objets matériels créés. C’est révolutionnaire !
En même temps, on relève des similitudes frappantes. Tout commence par un abîme, une masse d’eau indifférenciée. À partir de là, on progresse par séparations successives. L’idée de la création par la parole d’un dieu, qui se repose à la fin, existait déjà en Égypte. Certains chercheurs estiment même que les quatre éléments de Genèse 1.2 (l’abîme, le tohu-bohu, le souffle de Dieu, les eaux) pourraient avoir été mentionnés exprès pour répliquer aux quatre dieux du chaos. De manière générale, on rencontre la même séquence dans l’apparition des choses créées.
CRÉATION D’ADAM. CHAPELLE SIXTINE, MICHEL ANGE
Autrement dit, en rédigeant son texte, l’auteur de Genèse 1 a adopté un genre littéraire bien connu dans l’Antiquité, celui des « cosmogonies ». Il en a aussi volontairement repris des motifs classiques (abîme primordial, séparations, etc.), pour mieux y répliquer dans son propre cadre. Il combine ainsi pédagogie envers ceux qui étaient tentés par ces idées et habile polémique. Or dans l’Orient ancien, les cosmogonies sont un genre totalement distinct de celui des traités scientifiques. Le but des cosmogonies est de décrire l’implication des dieux dans l’origine du monde. Cela suggère fortement que l’auteur de Genèse 1 avait délibérément choisi de ne pas livrer une description « scientifique » de la formation de l’univers (il aurait adopté un genre différent pour cela), mais plutôt de montrer comment le vrai Dieu s’était impliqué dans la création.
3) Les interprétations passées au crible des données
Confrontons maintenant les principales lectures de Genèse 1 aux données du texte.
L’interprétation littérale, selon laquelle Dieu a créé le monde en 6 jours de 24 heures, se heurte à plusieurs difficultés. D’abord, la lecture littérale n’est pas a priori la meilleure méthode pour interpréter un texte biblique. Tout dépend du genre du texte (on ne comprend pas une parabole comme un récit historique). Dans le cas de Genèse 1, le genre littéraire, le style semi-poétique et l’élaboration esthétique tranchent totalement sur les récits que l’on prend à la lettre. Ensuite, comme le soleil n’est créé qu’au jour 4, comment considérer les jours 1 à 3 comme des jours de 24 heures ? Ce serait forcer le texte que d’imaginer que Dieu a créé une lumière spéciale pour anticiper sur la durée des journées actuelles. Enfin, le 7e jour ne dure pas 24 heures ! L’absence de la formule récurrente « il y eut un soir et il y eut un matin » suggère qu’il n’a pas de fin. En Jean 5, pour justifier le fait qu’il guérit un jour de sabbat, Jésus déclare qu’il imite ce qu’il voit son Père faire (v. 19). C’est donc que Dieu est en train d’oeuvrer pendant son propre sabbat. De plus, Jésus précise que son Père « agit jusqu’à présent » (v. 17), ce qui implique que l’oeuvre de Dieu n’a pas cessé (Gn 2.2- 3 dit seulement que Dieu s’est reposé de son oeuvre de création).
Pour l’interprétation restitutionniste, les six jours consistent en une oeuvre de restauration du monde après une catastrophe située « entre » les v. 1 et 2. Cette hypothèse est généralement abandonnée par les exégètes, car elle ne respecte pas le texte, mais y importe des idées extérieures : l’idée que le v. 2 décrit un état chaotique résultant d’une catastrophe, qu’il faut y traduire « la terre devint », une chute de Satan non mentionnée entre les v. 1 et 2.
D’après l’interprétation concordiste, les jours sont de longues périodes correspondant à de grandes ères cosmologiques ou géologiques. En effet, le mot « jour » désigne parfois une longue durée, par exemple au Psaume 90.4 (« mille ans sont à tes yeux comme le jour d’hier ») ; És 4.2 (« en ce jour-là »), etc. De plus, le 7e jour de Genèse 1 s’étend sur une immense période. Mais c’est seulement dans des expressions idiomatiques (« en ce jour-là », « le jour de Yahvé »…) qu’on rencontre ce sens de « période ». On ne peut en déduire que le mot isolé peut facilement porter à lui seul cette acception. En Genèse 1, le refrain sur le soir et le matin correspond au contraire à des jours ordinaires (mais pas à prendre littéralement, comme on le verra). Dans « mille ans sont à tes yeux comme le jour d’hier », la comparaison n’est pertinente que si le jour en question désigne un jour ordinaire. Quant au 7e jour, c’est l’exception qui confirme la règle : le texte prend soin de ne pas mentionner de soir.
L’interprétation du « cadre littéraire » est la seule à se fonder sur les éléments que nous avons recueillis plus haut au sujet du texte et de son contexte. L’étude des caractéristiques du passage montre que c’est une intention esthétique qui préside à son organisation et à la symétrie entre les jours. Remettre le texte dans son arrière-plan antique montre que l’auteur n’a pas choisi un genre littéraire de type « traité scientifique », mais celui des cosmogonies. Sa volonté de répliquer aux mythes environnants l’a conduit à reprendre en partie la même trame et les mêmes motifs, tout en les purifiant et en y répondant point par point. Constat supplémentaire : le texte utilise un anthropomorphisme (une façon imagée de parler de Dieu, comme s’il était humain). En effet, il montre Dieu en train de travailler puis de se reposer, selon un rythme humain. D’ailleurs, Exode 31.17 dit avec audace que le 7e jour « Dieu reprit haleine » ! En fait, l’auteur de Genèse 1 a choisi de représenter Dieu tel un artisan façonnant le monde, et, pour cela, a choisi le cadre d’une semaine de travail.
Son souci n’était donc pas de livrer la chronologie littérale des évènements. « Pastoralement », cela n’avait aucun intérêt. En revanche, il convenait de fournir aux fidèles un vrai cadre de pensée. Cela ne signifie pas que le texte est une fiction. L’Ancien Testament contient des fresques analogues. En 2 Samuel 22 (= Ps 18), David dépeint poétiquement Dieu volant sur un « chérub », de la fumée sortant de ses narines, la terre et le ciel ébranlés… Il parle en fait de la manière dont Dieu l’a délivré de Saül et d’autres ennemis. Description imagée d’évènements réels et concrets ! De même, la vision de la « vallée des ossements » (Ez 37) décrit picturalement une oeuvre réelle. Par l’oeuvre de Christ, Dieu a vraiment redonné vie aux Israélites acceptant son Fils, ils ont vraiment été ressuscités par son souffle-Esprit. De même, Genèse 1 est une magnifique description picturale de Dieu à l’oeuvre dans la Création.
M.R.