Les chrétiens évangéliques sont-ils vraiment

 

des êtres humains ?

 

Par François-Jean Martin

 

 

 

La question semble étonnante, elle paraît provocatrice, mais l’est-elle vraiment ? Certaines tendances observées actuellement dans les Eglises mais qui ont toujours existé, semblent indiquer que cette humanité est difficile à admettre, à assumer, à exister parmi nous. Cela vient en partie, d’une mauvaise compréhension du mot chair dans la Bible qui indique parfois notre corps et parfois la nature pécheresse de l’être humain.

 

 

 

 

 

À écouter certains, le chrétien devrait s’élever non seulement au-dessus du péché, mais aussi au-dessus de la nature humaine. Le but peut paraître louable : être plus spirituel. Mais c’est une erreur fondamentale de penser qu’être spirituel consiste à refuser son humanité. Le refus de l’humanité n’est pas biblique. Quand Dieu a créé l’homme, il a dit que cela est très bon. Pascal dit : « Qui fait l’ange, fait la bête ! ». On est là, dans la désobéissance initiale : le refus de l’identité que Dieu nous donne et la confusion liée au désir de vouloir être comme Dieu. Un des courants du gnosticisme méprisait la chair, ce qui a conduit à des excès de libertinage. On pouvait se livrer à la débauche avec son corps car la chair ne comptait pas, seul l’esprit était important.

 

Jésus homme, nous a montré la voie. Dieu en son fils Jésus n’a pas eu honte de devenir notre frère humain. N’ayons pas honte à notre tour d’être les hommes et les femmes qu’il nous a appelés à être, en lui.

 

 

Chercher la volonté de Dieu

L’un des buts de la vie chrétienne est de faire la volonté de Dieu, de lui plaire dans nos choix. Mais l’expérience des chrétiens est modelée par diverses conceptions. Dans ce domaine, la sincérité et la piété ne sont pas garantie de vérité. Nous voyons souvent s’exprimer à ce sujet un manque d’humanité, une recherche du surnaturel. On prie, on fait le vide et on écoute la voix de Dieu. On guette les coïncidences, on ouvre sa Bible au hasard. Soyons clairs : le Seigneur peut accepter – et souvent accepte – nos règles du jeu ; heureusement pour nous. Mais ce système tient de la magie ou de la superstition, il traduit une conception de Dieu indigne de lui et un rejet de notre humanité au profit du surnaturel. Beaucoup le font, avec une grande piété qui mérite notre respect. Mais on ne discerne pas la volonté de Dieu en tirant au sort avec les dés. Ce genre de démarche n’est cité que rarement dans la parole et n’est pas présenté comme un exemple à suivre.

 

Nous, les évangéliques, faisons souvent preuve d’un masochisme plus ou moins larvé. C’est la volonté de Dieu si cela fait mal. Nous croyons toujours à la valeur rédemptrice des souffrances, ce qui est pourtant une croyance catholique romaine fausse. Si cela fait mal ou si cela va à l’encontre de mes désirs, de mes goûts, alors c’est la voie de Dieu.

 

L’appel à des moyens extraordinaires pour découvrir la volonté de Dieu semble procurer ainsi aux réponses obtenues la sûreté d’une parole biblique, voire de l’ourim et du toummim1. En fait, nous imposons à Dieu notre système de réponse et nous refusons nos responsabilités d’être humain. Nigel M. de Segur Cameron écrit dans son livre « Jésus est un homme2» : « Il existe des parallèles préoccupants entre des pratiques qui consistent à ouvrir la Bible au hasard ou à vider son esprit dans la prière et le recours aux horoscopes et autres formes occultes de divination. Ces réalités ont surtout en commun leur radicale déshumanisation de la personne … »

 

La meilleure image de la recherche de la volonté de Dieu est peut-être l’intuition qui se développe si fréquemment au sein d’un couple ou dans une relation profonde d’amitié quand l’un des partenaires pressent la réaction de l’autre à une situation inédite avec une précision particulière. Ce n’est pas de la télépathie mais de la sympathie. C’est le fruit d’une vie commune où les coeurs sont dévoilés l’un à l’autre, où l’on sait ce que l’autre désire et où rien n’est caché. C’est une question de fréquentation.

 

Nous ne devrions pas prier Dieu de prendre la décision à notre place mais de nous rendre capable de prendre la bonne décision. Une autre illustration de notre rapport au Père céleste est celle de notre rapport avec nos enfants. Notre intention vis-à-vis d’eux n’est pas de les garder dépendants et infantiles mais de les former, de les préparer, de les aider à mûrir pour qu’ils soient équipés pour la vie adulte qui les attend ! Désirons-nous les entendre dire : « Dis-moi ce que je dois faire » ou « Aide-moi à faire le bon choix » ? Notre désir le plus profond est que nos enfants apprennent à prendre leurs décisions propres et les décisions 22 les meilleures pour eux-mêmes. Cela n’a aucun rapport avec la triste caricature de la relation filiale où le fils adulte cherche en toutes choses la solution ou l’approbation auprès de ses parents.

 

Une ligne privée avec Dieu

Ce genre de fortes convictions produites par des révélations personnelles « Dieu m’a dit… » est à l’origine d’une bonne partie de l’esprit de division dans nos Eglises. Elle décourage l’humilité et pousse à dire : « Ce que je pense, Dieu le pense aussi. Si donc vous n’êtes pas d’accord avec moi, vous vous opposez à Dieu … » Il y a des frères et soeurs plus revêtus de l’infaillibilité papale que le résident du Vatican ! Cette forte conviction pousse les croyants à mettre leurs paroles dans la bouche de Dieu. Tout cela laisse perplexes – à juste titre – les incroyants et fait souffrir beaucoup de chrétiens de sentiments d’infériorité car Dieu ne leur parle pas ainsi. Pour paraphraser Coluche, ils ressentent que si tous les chrétiens sont des enfants de Dieu, certains le sont plus que d’autres.

 

Les émotions

Dans ce cadre, on peut réfléchir au rôle des émotions dans la vie. Beaucoup oublient que Jésus était un homme de chair et de sang. Il n’a pas cherché à se défaire de ses émotions toutes humaines qui ont accompagné sa vie d’incarnation.

 

En fait, un idéal de la vie chrétienne s’est fait jour qui doit plus au stoïcisme de la Grèce antique qu’à l’enseignement des Ecritures. La philosophie stoïcienne consiste dans le contrôle des passions et l’indifférence aux plaisirs et à la douleur.

 

Cette définition pourrait résumer une bonne part des conceptions évangéliques populaires mais cette doctrine n’a pas sa place dans la parole. Comme si la foi en Dieu rendait insensible aux revers et aux malheurs de l’existence, comme si la vie chrétienne était une victoire continuelle non seulement sur le péché mais aussi sur la condition humaine toute entière. En fait, on fait taire non sans peine ses émotions en renonçant à son humanité, à l’honnêteté et à la sincérité et, souvent, en se leurrant soi-même. Il est humain de se mettre en colère, d’être triste, de se réjouir ou d’être indigné, il est totalement erroné et dangereux d’affirmer que ces émotions sont des péchés ou des expressions d’un manque de foi. Notre attitude devant la mort est typique. C’est en admettant la vérité plutôt qu’en la niant que l’on accède au remède. Le principe de « Gardez le sourire ! » ou « Un garçon, un homme ne pleure pas » conduit au désastre, il refuse la réalité, le tragique de la mort. Un enfant qui meurt n’a rien, quand on est normal, d’une victoire triomphante. C’est au contraire insupportable. Un enterrement n’est pas un moment de joie mais de tristesse. L’espérance de leur résurrection n’annule pas la peine, mais le désespoir, elle conduit le croyant à faire confiance à Dieu et à être consolé. Les funérailles sont en général le moment où l’on déverse sa peine devant Dieu et où l’on écoute ses paroles de consolation et non un temps où, déjà réconforté on vient pour lui dire que l’on a tout surmonté. On oublie qu’à la tombe de Lazare, Jésus a pleuré. En face de la mort, il est juste de pleurer. Pour de nombreux chrétiens évangéliques, l’espérance de la résurrection court-circuite la tragédie de la mort et la peine du deuil. 23

 

C’est pourquoi ceux qui réagissent par la tristesse risquent d’être jugés comme des gens de peu de foi et ils se jugent ainsi souvent eux-mêmes. C’est étrange que les disciples de l’homme de douleur se croient obligés de faire taire toute peine. On trouvera quelque chose d’analogue dans notre réaction devant le plaisir. On discerne chez le chrétien une tendance à l’ascétisme dans de nombreuses attitudes conventionnelles. Il en résulte ainsi une méfiance envers les émotions et les activités qui procurent du plaisir gustatif, esthétique, sexuel. Elles sont suspectées d’être des fins en soi. Les efforts déployés par certains interprètes pour offrir une traduction édulcorée de certains passages bibliques illustrent bien cette attitude et demandent des prouesses aux interprètes. Le problème est que notre vision du monde supporte difficilement un plaisir et une émotion. Imitons le Christ qui a su s’indigner, se réjouir, pleurer. Ainsi, alors que le Saint-Esprit forme le Christ en nous, notre espérance est de grandir dans cette expérience d’une vie émotionnelle libérée du péché qui caractérise l’humanité que nous partageons avec Jésus.

 

Santé et réussite

Les questions de la santé et de la réussite sont aussi liées à ce sujet. Nous ne pouvons attendre que Dieu nous délivre de la réalité de notre existence corporelle. Certains pensent que la guérison est un droit du chrétien ainsi que le succès dans toutes leurs entreprises. Les deux sont souvent considérés d’ailleurs comme le signe de la fidélité. Nous sommes là en plein dans l’évangile de la prospérité. Ces fausses conceptions ont de graves conséquences : culpabilisation, auto- analyse maladive, hypocrisie, recherche du péché des ancêtres et, surtout, rejet de notre participation à la vie réelle de la race humaine. La recherche du pourquoi de nos épreuves n’est pas obligatoirement biblique. Le pourquoi existe peut-être, mais il peut nous échapper totalement (exemple de Job). Notre histoire n’est pas qu’une série de causes et d’effets moraux. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’ait pas de sens mais il ne nous est pas toujours donné de le décrypter.

 

L’écriture montre que la foi qui triomphe dans les épreuves est celle d’hommes et de femmes qui apprennent à perdre avec Dieu. Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas de victoires, de délivrances et de miracles. Mais il y a aussi des méchants qui prospèrent et meurent en paix rassasiés d’ans et des justes qui sont trompés et le jouet des méchants et qui meurent jeunes d’accident ou de maladie. L’homme qui apprend à perdre avec Dieu précisément parce qu’il a appris à perdre avec Dieu, a appris le secret de la réussite. Ce secret ne se trouve ni dans la santé ni dans l’aisance financière, ni dans la protection des vicissitudes de l’existence dans ce monde incertain. Il se trouve dans la connaissance de Dieu et dans la capacité que donne cette connaissance d’affronter la victoire comme le désastre, ces deux imposteurs, de la même manière.

 

L’exemple de la nuée de témoins de l’épître aux Hébreux3 est frappant : les héros de la foi cités sont bien connus et leur vie n’était pas toujours rose. Ce ne sont pas des surhommes mais des pécheurs comme nous qui luttaient contre le péché. Aucun n’était parfait. Ils ont succombé dans de petites ou grandes choses, mais ils avaient foi en Dieu. Et après avoir cité un certain nombre de personnages, le texte continue par ceux qui ont échoué. Ils ont perdu avec Dieu, ils sont même anonymes. Et pourtant c’est d’eux seuls que Dieu dit : « Eux dont le monde n’était pas digne… ». Que nous devions : « échapper au tranchant de l’épée… » (11.34) ou être « mis à mort par l’épée… » (11.37), nous nous trouvons dans la réalité humaine, dans la nuée de témoins. Certains sont écrasés par un sentiment d’échec puisqu’une quasi perfection leur est demandée et qu’ils s’en savent bien incapables. Ils passent pour des imposteurs à leurs propres yeux et doutent de leur foi. Le diable utilise ce leurre, il est l’accusateur des frères. Certains se refroidissent et s’écartent ou ne gardent plus que l’apparence de la foi. D’autres en font toujours plus – c’est l’activisme religieux – aux dépens de leur famille ou de leur métier.

 

Ceux dont la conscience est dure tombent dans le pharisianisme, cela émousse leur sens du péché. Aile zélée et orthodoxe théologiquement, ils font du péché une réalité extérieure ce qui bloque l’oeuvre de la sanctification.

 

Puissions-nous accepter pleinement cette humanité que Dieu lui-même, en Jésus-Christ, n’a pas rejetée et donner ainsi un témoignage vrai à nos concitoyens, à nos frères humains qui nous entourent.

 

F-J.M.

 


NOTES

 

1. Voir ‘Nouveau Dictionnaire Biblique’, Editions Emmaüs, article ‘Ourim et Toummim

 

2. Nigel M. de Ségur Cameron, ’Jésus est un homme’ (Editions Sator, Collection Alliance, 1993)

 

3. Hé 11.4-40