Moi, Bissi, serviteur de Jésus
Récit recueilli par Dany GOUNON
Je suis né sur le plus haut sommet de notre montagne, le Mont Morgue, autour des années 30. Je vous raconterai un jour l’histoire de ma naissance. Plusieurs sommets étaient encore habités en ce temps-là ; j’y ai passé toute ma jeunesse. Mon nom est Bissi.
Mon père était un homme doux et tranquille ; il était prêtre de la margaye1, les esprits que nous adorons. Dans un coin de la concession l’autel était soigneusement entretenu. A l’occasion des fêtes, d’une maladie ou d’un deuil, le père y sacrifiait une poule rousse et il collait, avec le sang, quelques plumes sur la pierre plate fichée en terre. Dans de petites calebasses, il plaçait aussi les prémices de la récolte pour rendre les esprits favorables. Nous, les enfants, nous regardions de loin. Ma mère était grande, maigre et sévère ; elle grondait toujours ; lorsqu’elle attrapait l’un de nous pour le punir, elle le frappait très fort avec une branche souple.
La montagne était notre royaume. Nous courions partout, agiles et infatigables. Nous connaissions les moindres sentiers, pistant les marmottes des rochers avec les chiens et suivant les hommes qui allaient poser les pièges au porc-épic, à la civette et même à la panthère. Mais j’ai eu bien peur le jour où j’ai surpris une panthère endormie dans l’herbe haute ; elle disparut d’un bond à ma vue mais moi, le coeur battant, j’ai couru sans me retourner jusqu’à la maison…
Avec mon jeune frère, nous devions surveiller les champs quand les épis commencent à mûrir. Des journées entières, perchés sur les rochers, nous tapions sur des boîtes en poussant des cris pour effrayer les gros singes cynocéphales qui dévastent les plantations, j’ai appris aussi, de la bouche d’un vieil homme du village, toutes les histoires de notre peuple, de nos ancêtres, des coutumes et de l’arrivée des premiers Blancs. Nous jouions pendant des heures, avec de petites flûtes taillées dans des tiges de mil, les airs du pays ; je devins si habile que plus tard, devenu grand, j’étais l’un des musiciens attitrés du village et je battais le tam-tam comme pas deux.
Lorsque je me suis marié, j’ai continué à vivre dans la montagne. Chaque semaine, nous descendions au marché de la plaine, à deux ou trois, pour vendre nos produits (céréales, piment, lichen des rochers et fruits du « shébé » pour la fabrication du parfum…). Le soir nous remontions avec du sel, un peu de viande ou de poisson sec, parfois un vêtement, lestés de quelques calebasses de bière de mil, juste assez pour trouver le chemin moins long jusqu’au sommet.
Nous avons eu une petite fille ; je partis en voyage le jour de sa naissance et ma femme l’appela Kalona, ce qui signifie « il nous a laissées ». Lorsque je revins, je repris ma vie de montagnard ; j’aimais cette vie. Je ne désirais pas, comme tant de jeunes de mon âge, vivre dans la plaine. Et pourtant que de marches, de rochers escaladés, de montées et de descentes, de lourdes charges, de luttes incessantes contre le temps et les bêtes sauvages pour protéger nos cultures en terrasses, à flanc de montagne… Les femmes allaient puiser l’eau loin, en contrebas, à une source où les singes venaient boire dès qu’elles s’éloignaient. Elles remontaient leurs 30 litres d’eau, leur bébé dans le dos, tout en bavardant…
Nous vivions bien ; les maladies étaient plus rares que dans la plaine ; nous avions peu de termites, pas de moustiques ; l’air y était toujours frais, même à la plus chaude saison ; les produits de la montagne se vendaient bien ; nos greniers à mil n’étaient pas gros mais jamais vides. Mon père m’initiait aux coutumes margayes car la charge de prêtre se transmet de père en fils.
Mon père prit une deuxième femme car il craignait ma mère. Cette femme cachait ses affaires dans la case de notre vieux voisin. Un jour, elle tomba malade ; une étrange maladie, comme une pierre dans le ventre, disait-on. On descendit interroger le devin mais le mal empira et elle mourut. Peu de temps après, le vieux voisin mourut aussi.
Alors, les vieux du village de la plaine montèrent sur la montagne. Ils s’assirent sous le gros djombolo2, en cercle, le père au milieu. Il savait bien ce qu’ils étaient venus lui dire : que sa femme était morte à cause de la margaye d’un village voisin, plus puissante que la leur ; que ses affaires étaient dans la case du vieux et que le vieux aussi était mort… la malédiction était sur eux et sur tous leurs biens. Il n’y avait qu’une chose à faire : tout laisser, quitter la montagne et aller vivre dans la plaine…
Mon père refusa. On ne pouvait rien lui reprocher. Il n’avait jamais volé, ni fait de tort à personne, ni gardé d’objets tabous chez lui, ni mécontenté les esprits en quoi que ce soit… Mais les esprits des montagnes se moquent bien de tout cela : aveugles et cruels, ils tuent même ceux qui les servent… Le père alors entendit le verdict : s’il refusait, ses deux garçons mouraient et après eux, sa femme et lui… Il n’y avait plus rien à dire ; que lui servirait de sauver ses biens si toute la famille périssait ?
Nous avons vécu encore quelques jours sur la montagne ; plus personne ne travaillait ; nous mangions sans compter et sans joie, la mort dans l’âme, puisqu’il faudrait tout laisser : c’est ce qu’on appelle dans notre langue « faire la ménessé ». Une nuit, soigneusement lavés, cheveux rasés, ongles coupés ras, nus, nous sommes descendus dans l’obscurité, abandonnant tout. Ma femme serrait contre elle notre petite fille ; c’était tout ce qui nous restait ; nous n’avions plus rien.
Le lendemain les Arabes monteraient et emporteraient tous nos biens. Ils n’ont pas peur, eux, de la margaye… Nous avons recommencé notre vie dans le village de la plaine, vêtus de ce qu’on avait bien voulu nous donner, empruntant comme des pauvres, nous qui n’avions jamais manqué de rien…
Quelques mois plus tard une petite école fut ouverte dans le village. Un jeune moniteur qu’on appelait «monsieur» et qui venait du sud du pays s’est installé dans une case non loin de chez nous. Il était seul et timide. Je l’invitais parfois pour causer le soir mais il parlait peu. Un jour, je lui proposai de partager notre repas ; l’étranger, sans toucher au plat se mit à prier ; nous le regardions et attendions, impatients de commencer à manger…
Un jour, le moniteur eut des visites. Après le repas ils se mirent à chanter ; de drôles de chants, pas comme ceux du village mais tout à fait bien pour danser, ce que nous avons fait séance tenante ! Petit à petit nous avons aussi appris ces chants et nous écoutions ces étrangers parler de Dieu et de son fils Jésus.
Je réfléchissais. Ce qui me frappait le plus dans ce qu’ils disaient, c’était que celui qui croit est délivré de la peur ; que ce Jésus dans son coeur est comme un ami toujours présent et qu’il est plus fort que nos margayes ! Etait-ce possible ? Moi en tous cas, je ne pourrais plus jamais être heureux. Mon coeur était lourd comme si une pierre de la montagne était tombée dedans. Je doutais de tout. Cette margaye que mon mère avait servie toute sa vie, qui était-elle ? où était-elle ? n’avait-elle donc pas de force pour qu’une autre puisse ainsi les frapper, eux qui avaient été choisis pour la servir? et si cette parole du moniteur était vraie? mais comment le savoir ?…
La saison des cultures arriva. Quand les épis mûrissent il faut rester dans les champs, jour et nuit, pour éloigner les singes et parfois les voleurs. Seul dans la nuit, j’étais quelquefois inquiet; alors je disais à ce Dieu de me garder et je me sentais mieux ; comme si quelqu’un était venu s’asseoir à côté de moi…
A la moisson, c’est la grande fête du Cokidémé. Cette année-là, comme d’ha-bitude, je me suis dirigé vers la place de la danse ; mêlé aux danseurs, j’ai bu la calebasse de bière de mil qu’on me tendait, mais sans joie ; je n’en avais pas envie… Très vite, je suis retourné chez moi : « C’est ma dernière fête », me disais-je en moi-même, mais je ne savais pas pourquoi.
Un dimanche matin, le moniteur m’a invité à aller avec lui au culte dans le village voisin ; et ce jour-là j’ai compris ce que Jésus, le Fils de Dieu avait fait pour moi et je l’ai accepté dans mon coeur ; je ne savais presque rien encore mais j’étais parfaitement heureux. Cette parole était bonne ; mon coeur l’aimait. Le dimanche suivant je me suis levé devant tous pour témoigner de ma foi en Jésus. Quelques jours plus tard, ma femme elle aussi a cru ; les gens du village se moquaient de nous et nous traitaient de fous. Comment être fou avec une telle paix dans le coeur ? Mais je ne savais pas le leur expliquer. Pourtant deux autres jeunes du village vinrent aussi à la foi. David, l’évangéliste du village voisin, venait souvent nous voir ; il lisait la Bible et nous l’expliquait. Nous fûmes baptisés, ma femme et moi.
Depuis notre première fille, ma femme n’avait plus eu d’autre enfant ; la famille nous importunait sans cesse à ce sujet ; il fallait faire les sacrifices… Je leur ai répondu que le Dieu en qui je venais de croire était plus puissant que tous les dieux de la terre et que Lui, II nous donnerait un enfant ! Les gens riaient et me disaient : « Le jour où ta femme aura un enfant, nous deviendrons tous chrétiens ! » Alors je leur racontais l’histoire des femmes de la Bible, Sara, Rachel, Anne… je commençais aussi à apprendre à lire.
A la fin des pluies, ma femme se mit à tousser ; une toux incessante qui l’empêchait de dormir. Nous sommes partis au dispensaire voisin mais sans résultats. La famille a recommencé à nous prédire tous les malheurs si nous continuions à délaisser les dieux de nos pères. Mais ils se heurtaient à un mur plus solide que la montagne elle-même ! Nous sommes alors partis à l’hôpital de notre région. Elle n’allait toujours pas mieux… « C’est à la luette » nous dit alors quelqu’un (chez nous c’est une pratique courante de couper la luette, surtout chez les nourrissons qui vomissent). J’en parlai au docteur mais il parut fâché. Alors une vieille infirmière me dit : « Les blancs ne connaissent pas cette maladie de la luette ; allez au village et faites la couper sans rien dire au docteur ! » Ce que nous avons fait ; un forgeron arabe fit l’opération en quelques secondes. A partir de ce jour-là, elle alla mieux et se rétablit lentement.
C’est à ce moment-là aussi qu’elle devint enceinte mais elle n’était pas en bonne santé et sa grossesse fut pénible. Elle mit au monde un minuscule petit garçon, si faible qu’il n’avait presque pas la force de respirer. Je me suis aussitôt mis en route vers le dispensaire de l’autre côté de la montagne. Dès que je fus parti les grand-mères arrivèrent. « Ce bébé allait mourir ! L’oiseau margaye était sur lui… » Elles firent appeler le devin qui confirma leurs dires : « Cet oiseau pique le ventre des enfants.
Pendant le jour il se cache dans la pointe du toit ». Le devin voulait creuser un trou près de la porte ; quelqu’un frapperait de grands coups sur le toit ; l’oiseau sortirait ; ils l’attraperaient et le jetteraient dans le trou pour le brûler. « D’ailleurs tout le monde pourrait entendre le bruit et sentir l’odeur des plumes brûlées… » disait-il.
Ma femme refusa. Devant leur insistance, elle enveloppa le bébé dans un pagne et fit, le jour même de son accouchement, le long chemin à travers la montagne pour me rejoindre.
Le bébé mourut dans la nuit. Les deux grands-mères, arrivées, les mains sur la tête poussaient des cris en signe de deuil : « Nous l’avions bien dit… » Mon beau-père déclara que lorsque sa fille serait rétablie, elle reviendrait chez lui ; il ne la laisserait pas aux mains de cet homme qui sûrement la ferait mourir…
C’était la guerre ouverte. Je le savais. Les gens étaient nombreux à venir nous voir à l’occasion de ce deuil. Je me levai devant tous et je dis : « Oui, Dieu nous avait donné un fils car II écoute nos prières; il était à Lui et II l’a repris, que sa volonté soit faite ! Mais il n’est pas perdu, ai-je poursuivi, cet enfant est au ciel, auprès de Dieu et un jour je le reverrai ! » Les gens se sont mis à rire : « Quoi, un petit bébé mort, il va le revoir ! il est fou ! mais qu’a-t-il eu avec sa foi ? la maladie et la mort ! n’a-t-il pas encore compris !… »
Rien n’a pu ébranler notre foi et ma femme était aussi solide que moi ! Dieu nous bénirait, j’en étais sûr. Nous avons eu depuis trois autres enfants, une fille et deux garçons. Mais les gens de mon village n’en sont pas devenus chrétiens pour autant ! Dans la peine et dans la joie, notre Dieu ne nous a jamais fait défaut. Nous ne désirons qu’une chose, qu’il nous donne la force de continuer à l’aimer et à le servir fidèlement. Jésus a dit : « Je suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura jamais faim et celui qui croit en moi n’aura jamais soif ».
C’est vrai !
D.G.
Par la suite, Bissi Daniel, a appris le métier d’infirmier et il travaille aujourd’hui au dispensaire de l’Eglise de Bitkine dont il est aussi l’un des anciens.)
NOTES
1. Esprit craint et vénéré, considéré comme très puissant dans les villages animistes des montagnes du Guéra.
2. Grand arbre de la famille des figuiers dont les feuilles larges et épaisses arrêtent totalement le soleil : son ombre est parfois redoutée, liée à la présence des esprits.