L’attitude face à la mort au cours des siècles

 

tombe

 

par François-Jean Martin

 

 

 

Dans ce numéro spécial sur la mort, il nous a paru important de jeter un regard sur l’histoire de la mort dans notre monde occidental. En effet, les attitudes de l’homme occidental face à la mort ont changé au travers des temps. Ce qui nous paraît une évidence de nos jours et que nous avons intégré dans les façons de vivre et de réagir de nos églises, a été vécu d’une autre façon par nos prédécesseurs.

 

Cependant dans le contexte de chacun, Dieu attend de tous que l’on soit fidèle, que l’on soit des témoins, dans sa société, du salut en Jésus-Christ.

 

Un auteur laïque aujourd’hui décédé a fait un important travail de recherches (plus de quinze ans) sur ce sujet. Il s’agit de Philippe ARIES .1 Voici un bref résumé des résultats de son travail .2

 

I. QUELQUES ETAPES DANS L’HISTOIRE

 

1. La mort apprivoisée

 

Du VIe au XVIIIe siècle, elle est caractérisée par deux traits : l’avertissement et la publicité.

 

La mort normale, commune, ne surprend jamais. La personne la sent venir. Ainsi averti de sa mort, une cérémonie précise commence dont le rite et les divers épisodes sont réglés par l’usage et connus de tous.

 

Le mourant la préside et il l’accepte comme SA mort ainsi qu’une nécessité du Destin. Cette attitude est certainement immémoriale, tout comme elle est générale. Cependant dans la chrétienté latine, l’attitude non pas devant la mort mais devant les morts, a changé. Le monde des vivants et le monde des morts («cimetières») séparés dans l’Antiquité païenne et dans les premiers siècles du christianisme, se sont rapprochés et confondus à partir du Ve siècle.

 

Ainsi jusqu’à la fin du XVIIIe siècle les morts ont été enterrés d’abord dans les églises ou autour des églises en pleine ville, en plein village. Les galeries des cloîtres s’appellent les charniers et la cour de l’église sert à la fois de cimetière, d’asile, de marché, de salle de justice et de spectacle. On remettait son corps à la garde de l’Eglise. Les morts ne font pas peur ; ils sont anonymes, ils sont aussi familiers. C’est cela que Ph. Ariès appelle la mort apprivoisée. Cette familiarité festive avec la mort persistera jusqu’à la fin du romantisme et même dans les classes populaires jusqu’à nos jours.

 

2. La mort de soi

 

A partir du XIIIe siècle apparaît une modification dans les classes ayant la connaissance mais aussi le pouvoir et la richesse. Une distance nouvelle se creuse autour de la mort. Une relation nouvelle se crée entre la mort et la conscience de soi. A l’image de la mort comme « repos des saints », s’ajoute celle du Jugement. Il y a une personnalisation, une prise de conscience de sa biographie personnelle. L’individu, à ce moment précis, découvre non seulement son histoire mais y donne un sens définitif. Il est alors dans la balance et tout peut encore se jouer.

 

Cela se traduit aussi par un amour nouveau de sa propre vie particulière, une volonté nouvelle d’être soi. Il éprouve une passion inquiète pour les biens de cette vie et aussi de l’autre. Il se crée alors tout un système compliqué d’assurances sur l’au-delà dont le contrat est le testament qui permet de profiter des biens terrestres à condition d’en prélever des fractions importantes pour l’Eglise et pour les pauvres (messes, aumônes, œuvres de charité). Le testament est le moyen de tromper la mort, on troque les biens d’ici-bas contre de la monnaie spirituelle de l’au-delà. Ainsi la douleur de tout abandonner est adoucie. La mort devient un moment (et non pas le dernier) de la vie d’un homme. Cela est traduit dans l’art par les signes de la décomposition, mais aussi par un changement dans les cérémonies des funérailles. Le service dans l’église devient le moment essentiel. On s’y rend en procession (ordres mendiants, confréries, pauvres), le corps est masqué, dans un linceul, dans une caisse en bois, le tout sous une chapelle. C’est l’occultation de la mort.

 

Ph. Ariès parle de ce temps comme celui de Narcisse. Il découvre sa mort dans sa soif de vie.

 

3. La mort de l’autre

 

Pendant le XVIe et le XVIIe siècle fermentent de nouvelles tendances qui feront apparaître la mort comme un soleil noir qu’on n’osera plus regarder en face. L’occidental prend ses distances avec la mort.

 

L’idée du néant fait son chemin, néant terrestre opposé aux réalités célestes tout d’abord puis néant tout court. Les tombeaux se simplifient, l’indifférence et l’impiété s’installent, les bêtes paissent dans les cimetières. Les moralistes révolutionnaires reprochent à l’Eglise d’avoir abandonné le soin des corps et laissé se dégrader les « champs de repos ». Au nom de l’hygiène, on n’accepte plus la présence des morts dans les villes, cela traduit une répugnance plus profonde et plus irrationnelle.

 

Parallèlement dans le monde de l’imaginaire, au contraire, la mort fascine et obsède. Un étrange lien se noue entre Eros et Thanatos. Comme l’acte sexuel, la mort est une rupture qui arrache l’homme au banal du quotidien et du raisonnable pour le jeter dans un monde de l’instant et du paroxysme irrationnel vivant et beau. La mort n’est plus en continuité, c’est une discontinuité. Elle se pare de beauté mais elle fait peur. On ne s’y résigne plus. Il y a un mélange de fascination et d’horreur qui va s’épanouir sous le romantisme du XIXe siècle, époque des grands deuils, des voiles de crêpes, des vêtements noirs.

 

Cette mort redoutée est celle de l’autre et non plus la sienne. C’est celle de l’enfant, de l’époux, du parent, de l’amant. C’est le refus pathétique de la mort de l’autre, d’où les manifestations bruyantes du deuil, d’où le culte des tombeaux, véritable religion laïque. C’est aussi le refus de l’anonymat, des grandes fosses. La tombe devient la maison posthume. Une dévotion, un autre culte s’y attachent qu’on retrouve encore de nos jours (1 et 2 novembre, le culte des morts pour la Patrie). Avec le romantisme il n’y a plus de rite, plus de coutume, la douleur s’exprime spontanément, librement.

 

4. La mort interdite

 

De nos jours, ce modèle est remis en question dans les pays industriels, il apparaît comme son opposé symétrique. La mort est devenue innommable. En parler est inconvenant. Le mourant qui avait été pris en charge par la famille, perd toute initiative, il est maintenu dans l’ignorance de son cas. Il parvient à un état d’inconscience prolongée, la mort s’y dilue. On meurt isolé dans une chambre d’hôpital. Les survivants se voient exiger de ne pas laisser voir leurs douleurs par la société. Rien ne s’est passé. La mort est tabou ; seule exception à la règle : les morts violentes (accidents, etc…) ; on peut les observer comme un spectacle.

 

Ainsi le mourant a abandonné ses droits de « maître de sa mort » à son entourage qui s’en est remis au personnel hospitalier. Celui-ci est devenu « le maître de la mort ».

 

En outre on évite volontairement, par peur, la charge d’émotion de la mort. On la refuse, on la fuit. C’est la mort interdite.

 

 

II. QUELQUES REMARQUES EN CONCLUSION

 

Le but de ce court article n’est pas de faire une thèse sur le sujet, mais de souligner et de faire prendre conscience que le monde occidental a évolué au travers des siècles dans son attitude face à la mort. Peut-être, dans l’accélération qui caractérise notre époque, sommes-nous en train de vivre une nouvelle évolution. Le temps montrera si c’est le cas, ou si ce n’était que péripétie que les ans gommeront.

 

Pourra-t-on dire encore demain : « De nos jours les enfants ne naissent plus dans les rosés, mais les vieillards meurent dans les fleurs » ?

 

Philippe Ariès étudie les documents comme reflet des mentalités de leur époque. Il serait intéressant de voir le problème dans l’autre sens, en particulier dans le domaine théologique. Comment des positions théologiques nouvelles, comme celle de la Réforme, ont-elles déterminé des attitudes face à la mort ? Pour cela, il faudrait voir, s’il y a eu évolution des mentalités et des attitudes dans les sociétés réformées suisse et allemande, lors de la réforme et lors du piétisme.

 

Si l’approche de la mort et des personnes mourantes évolue dans nos sociétés et donc dans nos églises, il reste la contextualisation nécessaire du message : sa mise en forme pour que soit transmis et communiqué à nos contemporains le fond qui demeure le même, celui de la Parole.

 

A cette fin, je dirais que nous avons été trop influencés par la mode actuelle de nos sociétés. Celle-ci va dans deux sens opposés :

 

a) L’un est celui de la mort interdite, de la mort tabou. Le mourant est laissé entre les mains du personnel hospitalier. Seuls les responsables pastoraux l’approchent.

 

La famille, elle, se voit interdire toute manifestation de chagrin et de douleur. L’oubli dans lequel sont trop souvent les veufs et veuves, dans nos familles charnelles et spirituelles, en sont une triste preuve. Cette position s’est vue confortée par les excès issus du puritanisme et du piétisme dont nos églises sont héritières : conceptions du corps comme méprisable et mauvais, et qu’il faut dompter et ignorer ; approche de la mort comme d’un élément négligeable qui ne peut atteindre un vrai chrétien.

 

Nous devrions réagir en ayant une anthropologie biblique juste et un minimum de bon sens, de respect des règles psychologiques qui régissent les réactions humaines.

 

b) L’autre aspect est celui d’une réaction normale à cette attitude qui refuse la mort ; il se traduit par une curiosité morbide par tout ce qui entoure les moments de la mort. De nombreux ouvrages et émissions à la radio et à la télévision sur ce sujet en sont les preuves. Une part d’entre eux, n’est pas d’ailleurs sans influences occultes. Le piège de l’adversaire permet d’occulter, par des détails qui ne nous appartiennent pas, l’essentiel dont nous sommes responsables. L’arbre cache la forêt. Masquant ainsi « qu’il est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement » (Héb. 9.27).

 

Concluons par la citation suivante du Nouveau Testament :

 

« Ne vous coulez pas simplement dans le moule de tout le monde. Ne conformez pas votre vie aux principes qui régissent le siècle présent ; ne copiez pas les modes et les habitudes du jour. Laissez-vous plutôt entièrement transformer par le renouvellement de votre mentalité. Adoptez une attitude intérieure différente. Donnez à vos pensées une nouvelle orientation afin de pouvoir discerner ce que Dieu veut de vous. Ainsi, vous serez capables de reconnaître ce qui est bon à ses yeux, ce qui lui plaît et qui vous conduit à une réelle maturité. »


Epître de Paul aux Romains 12.2. Parole Vivante, Transcription de A. Kuen

 

F.-J. M.


NOTES

 

1. Philippe Ariès, Essais sur l’Histoire de la mort en Occident, Editions du Seuil, 1975.

 

2. II ne s’agit pas pour nous d’approuver, mais dans cette première partie de décrire ce que la société a vécu, son approche et sa compréhension de la mort.