Les petites phrases de Jésus (3)
Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus –
Mt 22.1-14
par Emile Nicole
Nous voici arrivés à la troisième de nos petites phrases ; et, assurément, elle est la plus difficile à recevoir. La première phrase nous donnait quelque chose à faire : « Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi », c’est très dur, mais il y a quelque chose à faire. La seconde nous laissait bien entendre que notre responsabilité était engagée. Celui qui n’a rien est quelqu’un qui n’a pas saisi les occasions offertes, donc, même si la décision est dure, elle apparaît justifiée : « On donnera à celui qui a, mais à celui qui n’a pas, on ôtera ce qu’il a ».
Dans cette dernière phrase, le choc n’est pas provoqué par la difficulté de la chose à faire, ou la rigueur de la sanction, mais par une sorte de fatalité contre laquelle on ne peut rien : « II y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus ». C’est comme le numerus clausus d’un concours de grande école, sur 1000 ou 2000 candidats, il n’y aura que 141 reçus, et si vous êtes le 142e, avec ne serait-ce qu’un dixième de point de moins que le 141e, vous n’êtes pas reçu, le nombre est clos, il n’y a rien à faire.
L’enjeu
Cette dernière phrase, de manière encore plus nette que les deux précédentes, nous met en présence de la douloureuse réalité de la perdition. Ces trois petites phrases l’évoquent. « Mieux vaut pour toi entrer dans la vie manchot ou boiteux que d’avoir deux pieds ou deux mains et être jeté dans le feu éternel ».
Dans la phrase « on ôtera à celui qui n’a rien », le sens ultime de la privation est souligné par ce qui suit : « Le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors où il y aura des pleurs et des grincements de dents ». Et ici, même sort pour l’invité qui n’avait pas revêtu l’habit de noces : « Liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres du dehors où il y aura des pleurs et des grincements de dents, car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus ».
S’il y a dans l’enseignement de Jésus une vérité qui s’accommode mal à l’air de notre temps, c’est bien celle de la perdition. Nous ne parlons pas ici de la perdition telle qu’elle peut être évoquée avant l’offre du salut : vous êtes perdus, croyez en Jésus-Christ et vous serez sauvés, mais telle qu’elle est mentionnée après : malgré l’offre du salut, de nombreux êtres humains, une majorité d’entre eux, seront définitivement perdus. Voilà une vérité qui a toujours été dure à entendre, et si, à certaines époques, on a été parfois assez content de pouvoir la dire, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui.
Elle heurte très fort notre sensibilité, tant qu’elle en paraît impensable. Croyez-moi, je ressens moi-même très fort cette difficulté quasi physique à dire une chose pareille et je comprends la difficulté que doit éprouver un animiste converti lorsqu’il s’agit de brûler une idole ou de transgresser un tabou : l’impression qu’en disant cela je suis en train de commettre une sorte de sacrilège. Ne faut-il pas être borné, fanatique, sadique, pour penser ainsi que les gens qui ne partagent pas nos convictions iront rôtir en enfer ?
Les tentations
Face à cette difficulté, quasi insurmontable, il n’est pas surprenant que beaucoup de chrétiens développent une doctrine du salut universel qui leur donne la satisfaction d’être plus généreux. Comme chrétiens évangéliques, liés par les paroles bien trop claires de notre Seigneur, nous ne pouvons pas nous engager dans cette voie. Mais il nous reste d’autres moyens pour éviter le problème, comme celui qui consiste à ne pas parler de cette perdition ultime, ou d’en parler sans en être émus, ou encore d’en être émus sans en tirer de conséquences pratiques. Laissons-nous atteindre par cette petite phrase de Jésus : « II y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus » Ce n’est pas un borné ou un fanatique qui nous l’adresse, mais Jésus-Christ lui-même, un homme dont l’équilibre psychique, l’amour de tous les hommes, quels qu’ils soient, ne sauraient être contestés.
D’autres phrases semblables
Cette phrase nous met d’abord en présence d’une disproportion : beaucoup d’un côté, peu de l’autre. Et même si la phrase elle-même n’apparaît qu’une seule fois dans les Evangiles, la disproportion entre le nombre des sauvés et celui des perdus est plusieurs fois mentionnée par Jésus.
Dans le Sermon sur la Montagne, par exemple, avec la fameuse image de la porte étroite : « Entrez par la porte étroite, car large est la porte et spacieux le chemin qui mènent à la perdition et il y en a beaucoup qui entrent par là, mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mènent à la vie et il y en a peu qui les trouvent » (Mt 7.13-14). Les deux phrases (Mt 7 et Mt 22) sont presque jumelles, on retrouve dans l’une et l’autre le beaucoup de la perdition et le peu du salut.
Dans l’Evangile de Luc (13.23-24), une remarque similaire sur la porte étroite, fait suite à une question portant sur le nombre des sauvés : « Seigneur, n’y a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ? » A cette question, Jésus ne répond pas en tentant de rassurer ses auditeurs (ne vous faites pas trop de souci, il y en aura plus que vous ne pensez), ni même en laissant planer le doute (qui sait ? nul ne sait le nombre des élus, comme nul ne sait ni le jour ni l’heure).
Sa réponse confirme qu’en fait, le nombre de ceux qui seront sauvés est restreint par rapport à celui de ceux qui seront perdus, et Jésus insiste : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car, je vous le dis, beaucoup chercheront à entrer et n’en seront pas capables ». Donc, même si globalement pris sur l’ensemble de l’histoire, les élus constituent un groupe important, « des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation » (Ap 5.10), « une grande foule que nul ne peut compter » (Ap 7.9), par rapport au nombre des humains, ils restent peu nombreux, « il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus ».
Une interpellation directe
II arrive malheureusement que cette phrase soit mal utilisée, qu’elle serve à conforter un petit groupe de chrétiens dans une attitude d’orgueil, voire d’indifférence à l’égard du monde, comme si c’était une chose fort commode et agréable qu’il n’y ait que peu d’élus. Nous avons raison de nous méfier d’une telle perversion de l’enseignement de Jésus. Ce n’est pas du tout dans cet esprit-là qu’il parle du petit nombre des élus.
Observons par exemple la manière dont il répond à la question : « N’y a-t-il que peu de gens qui soient sauvés ? » La question est générale, c’est une demande d’information sur le nombre des élus. Celui qui pose la question se place dans la situation d’un observateur extérieur. La réponse de Jésus, elle, est immédiatement personnelle : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite ».
L’auditeur de Jésus n’est plus dans la situation d’estimer la proportion entre perdus et sauvés, il se retrouve au coeur même de la situation, c’est de son salut ou de sa perdition à lui qu’il est question. Jésus va même plus loin puisqu’il place ses auditeurs dans la situation même de ceux qui sont définitivement perdus pour leur faire comprendre à quel point la chose est grave et les concerne directement : « Quand le maître de la maison se sera levé et aura fermé la porte et que, restés dehors, vous commencerez à frapper à la porte et à dire : Seigneur, ouvre-nous, il vous répondra je ne sais d’où vous êtes. Et alors vous commencerez à dire : nous avons mangé et bu devant toi et tu as enseigné dans nos rues. Et il vous répondra en disant : je ne sais d’où vous êtes, éloignez-vous de moi, vous tous qui commettez l’injustice. Et il y aura des pleurs et des grincements de dents quand vous verrez Abraham, Isaac, Jacob et tous les prophètes dans le royaume de Dieu et que vous serez jetés dehors » (Lc 13.25-28).
Donc, même si la phrase de Jésus est formulée comme un constat (il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus), nous devons comprendre qu’elle nous est directement adressée, non pas tellement en tant qu’observateurs, mais surtout en tant que sujets.
Un appel universel
Notons ensuite que Jésus dit : il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Ceci nous rappelle une vérité merveilleusement illustrée par la parabole : l’appel, l’invitation, s’adresse à tous, non seulement aux premiers invités, mais aussi à tous les autres, à tous ceux que l’on va chercher aux carrefours, dans les rues, le long des chemins. Le mot tous est employé deux fois en rapport avec cette invitation : « Invitez tous ceux que vous trouverez », « ils rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent ».
Le caractère inconditionnel de l’invitation est encore souligné par cette précision : « méchants et bons ». De même que Dieu fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, de même, l’invitation doit être adressée à tous ; tous sont appelés, bons et méchants. C’est ainsi que doit être compris le « beaucoup sont appelés ».
Tous doivent entendre l’appel, un « tous » qui veut dire aussi bien « n’importe qui » que « tous sans exception », comme Jésus en donne mission à ses disciples avant de les quitter : « Allez par le monde entier et prêchez la bonne nouvelle à toute la création » (Me 16.15).
La mission qui nous est confiée comme disciples de Jésus, est sans aucune exclusive. Il n’y a de notre part aucune sélection à opérer pour déterminer quels seraient ceux qui seraient dignes ou indignes de l’invitation. Parce que c’est une invitation de grâce, elle s’adresse à tous, même à ceux que nous aurions tendance à juger les moins dignes de la recevoir.
C’est là ce que Jésus n’a cessé de souligner tout au long de son ministère, en disant notamment : « Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecins, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. » Donc, avant de nous inquiéter de ce que peu soient élus, réjouissons-nous de ce que beaucoup soient appelés et tirons-en les conséquences, c’est-à-dire relayons, autant que nous le pouvons, cet appel, ne désespérons de personne.
Vivre cet appel
Cette générosité de notre Dieu qui appelle tous les hommes à lui, vivons-la intensément. Elle garde toujours le pouvoir de nous surprendre, de nous confondre. Alors même que nous serions portés à nous choquer du peu de générosité de Dieu (pourquoi les élus sont-ils beaucoup moins nombreux que les appelés), c’est toujours nous qui risquons d’être moins généreux que Dieu, qui le sommes.
C’est nous qui sommes tentés de faire, consciemment ou inconsciemment, un tri, de nous replier sur nous-mêmes, de garder pour nous l’invitation parce que nous jugeons nos semblables indignes de l’entendre ou parce qu’il nous semble trop difficile de la transmettre.
Nous voudrions généreusement augmenter le nombre des élus, alors que notre négligence ou notre égoïsme diminuent le nombre des appelés. Comme nous sommes généreux lorsque la générosité ne nous coûte rien ! En parole, nous serions prêts à donner le ciel à tous les hommes, mais dès que cela nous coûte un effort, dès qu’il s’agit de les inviter, de leur parler, de les accueillir, alors nous sommes beaucoup moins généreux. Avons-nous bien entendu l’ordre du roi ? Allez donc aux carrefours et invitez aux noces tous ceux que vous trouverez.
La passion des hommes
Reste, malgré tout, malgré cette générosité à laquelle nous sommes incités, que la disproportion subsiste, beaucoup sont appelés, peu sont élus. C’est cela qui nous chagrine, et il serait grave que cela ne nous chagrine pas. Jésus a pleuré sur Jérusalem parce que ses habitants n’avaient pas saisi l’occasion qui leur était offerte. L’apôtre Paul disait qu’il avait dans le coeur une grande tristesse, un chagrin continuel à cause de ses frères Israélites qui, dans leur majorité, rejetaient le message du salut en Jésus-Christ.
Cette grande tristesse ne l’amenait pas à réviser sa théologie pour ne plus avoir un tel poids sur la conscience, elle le poussait, au contraire, à annoncer l’Evangile à ses frères, chaque fois qu’il le pouvait. Bien que chaque fois rejeté, poursuivi, maltraité par les Juifs à cause de son message, chaque fois qu’il entrait dans une nouvelle ville, il recommençait à se rendre d’abord à la synagogue pour y parler de Jésus.
Il n’est pas en notre pouvoir de changer ce qui a été révélé, mais il est en notre pouvoir de prier et d’agir. Nous ne pouvons pas élargir la porte ou le chemin pour que tous soient sauvés. En faisant cela nous ne faisons que contribuer à la perdition des hommes, car Jésus nous apprend précisément que la porte large et le chemin large sont ceux qui mènent à la perdition.
La seule manière de faire face à cette réalité si troublante, c’est de collaborer à l’oeuvre divine de salut, c’est-à-dire de prêcher cet évangile de la porte étroite par lequel on parvient à la vie, de tout faire, de renoncer à notre confort personnel, intellectuel, à cette sensibilité qui nous fait dire que ce n’est pas possible, de renoncer à tout cela « pour en sauver de toute manière quelques-uns ».
L’exemple du Christ
Les petites phrases de Jésus sont inséparables de sa personne, avons-nous dit. Cette petite phrase : « II y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », nous ne pouvons la recevoir et la vivre qu’en voyant comment Jésus lui-même l’a vécue.
A côté de cette phrase, me vient l’image de Jésus assis près d’un puits, quelque part en Samarie.
Jésus est en voyage.
Jésus est fatigué.
Jésus jouit d’un moment de solitude, peut-être bienfaisante. Ses disciples sont partis au village faire les courses.
Trois raisons de ne pas s’intéresser à cette femme venue puiser de l’eau.
« II y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus ». Cette femme aussi fait partie de ceux que Dieu appelle, il faut qu’elle sache, et Jésus va s’intéresser à elle. S’intéresser assez à elle pour trouver un moyen de l’aborder. Car il ne s’agit pas de répéter à tous les passants : « II y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus », ou même de déclarer de but en blanc : « Si tu continues à vivre comme tu le fais tu vas droit en enfer ». C’est vrai, mais Jésus, même fatigué du voyage, va trouver un moyen pour l’aborder. Il va trouver pour elle, tout exprès, une manière de dire, de transmettre l’appel de Dieu, tout en lui rappelant son problème de vie, son indignité.
Vous aurez compris que je n’ai pas voulu développer ou expliquer l’aspect théologique de cette parole. On pourrait dire beaucoup de choses à ce propos et des choses fort utiles. J’ai surtout voulu évoquer son aspect pratique. Celui qui nous dit des paroles qui font mal est aussi celui dont l’exemple est assez lumineux pour nous donner la force de vivre à sa suite, de donner à cette douloureuse question la réponse qui, plus que toute autre, est de notre ressort, la réponse de l’amour et du service.
E. N.