Les petites phrases de Jésus (2)
« On donnera à celui qui a… »
Mt 25.14-30 ; 13.11-12.
par Emile Nicole
Une des caractéristiques de plusieurs petites phrases de Jésus, sinon de toutes, c’est qu’elles vont, au moins apparemment, à rencontre de ce qui nous paraît le plus sûr dans son enseignement.
Ainsi en est-il de la parole de Mt 5.29-301.
Alors que Jésus parle de grâce et de pardon, qu’il dit que son joug est facile, qu’il apparaît qu’il n’est pas un ascète puisqu’il mange et boit avec ses disciples en des compagnies que les pharisiens trouvent compromettantes, voici qu’il nous donne, tout net, le conseil de nous couper la main ou de nous arracher l’oeil pour échapper à l’enfer.
Enrichir le riche
Et ici, alors que tout son message consiste à dire que Dieu donne à celui qui n’a pas, que c’est aux pauvres en esprit que Dieu donne en partage le royaume des cieux, qu’il n’est pas venu appeler des justes mais des pécheurs, alors qu’il n’a cessé durant son ministère de s’approcher de ceux qui n’avaient pas pour les combler de la grâce divine, voilà qu’il paraît dire maintenant tout le contraire : il n’est plus question de combler celui qui est dans le besoin, mais de combler celui qui est déjà riche et de priver le plus pauvre du peu qu’il a pour enrichir celui qui possède déjà tout.
Le paradoxe qui consiste à ôter quelque chose à quelqu’un qui n’a rien, n’est plus ici au service de ce renversement de situation caractéristique de la grâce qui fait que le pauvre devient riche et que c’est le riche qui se retrouve pauvre, mais au renforcement du statu quo : le riche devient plus riche et le pauvre, plus pauvre encore. Face à de tels contrastes, il nous faut toute la confiance de la foi pour admettre que c’est bien le même Jésus qui nous dit les deux choses et pour recevoir avec autant de confiance la parole qui nous dit « heureux les pauvres car le royaume des cieux est à eux » et celle qui nous dit « à celui qui n’a rien, on ôtera même ce qu’il a ».
Du mauvais usage de l’Ecriture
Si nous abordons ce problème dans ce climat de confiance, nous comprendrons davantage quels rapports Dieu veut établir avec nous et comment sa parole nous instruit et nous guide. Dieu a prévu, dans sa parole, de donner aux croyants toutes les instructions nécessaires à la vie de la foi, quelle que soit l’époque à laquelle ils vivraient, quelle que soit la culture à laquelle ils appartiendraient, quels que soient le caractère ou la situation de chacun d’eux. Quelle extraordinaire richesse que celle de cette parole qui peut correspondre à une telle diversité de situations et de personnes !
Le risque d’une telle richesse, c’est qu’elle soit mal perçue, c’est que nous puisions dans la Bible ce qui paraît nous convenir, ce qui correspond à nos aspirations, que nous y recherchions ce que nous avons envie d’entendre, ce qui convient à «l’air du temps» et ainsi la Bible, au lieu de nous instruire, ne fait plus que confirmer les lieux communs de la culture qui nous imprègne. Les paroles qui nous surprennent, les paroles qui nous dérangent, sont probablement celles que nous avons le plus besoin d’entendre si nous ne voulons pas nous laisser simplement aller au gré des pensées du monde.
La tentation de Jésus nous apprend que le diable sait fort bien trouver, dans l’Ecriture elle-même, des paroles pour nous tenter et nous détourner de la mission confiée par le Seigneur. Et la manière dont Jésus a triomphé de la tentation nous confirme que c’est dans cette même Ecriture que nous pouvons trouver la parade à cette tentation proprement diabolique : « II est aussi écrit ». Le pernicieux usage que Satan peut faire de la Bible, ne disqualifie pas la Bible pour autant, mais nous encourage, au contraire, à en faire un usage plus large, plus rigoureux, plus attentif à prévenir toute utilisation tendancieuse et abusive par le souci constant de prêter l’oreille à tout ce que Dieu a dit. Il est écrit « heureux les pauvres car le royaume des cieux est à eux », il est aussi écrit « à celui qui n’a rien, on ôtera ce qu’il a ».
La grâce de Dieu
II n’est pas question de remettre en cause le message de grâce qui parcourt toute l’Ecriture de la Genèse à l’Apocalypse et dont le coeur même est constitué par l’enseignement, la vie, la mort et la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ. « II n’y a de salut en aucun autre ». « C’est par grâce que nous sommes sauvés, par le moyen de la foi, cela ne vient pas de nous, c’est le don de Dieu ».
En vertu de cette grâce, c’est à un homme qui ne possède rien que Dieu accorde le salut. Un homme qui, devant lui, ne peut faire valoir ni antécédents, ni mérites personnels, ni circonstances atténuantes, ni souffrances, ni efforts pour bien faire, mais qui, se reconnaissant perdu, incapable de rien faire pour se sauver, place toute sa confiance en Jésus-Christ, le seul sauveur. Tel est le glorieux évangile que nous avons l’immense honneur de pouvoir proclamer. Il ne saurait être question de le diminuer, de le relativiser en quoi que ce soit.
Souvenons-nous de la parole très forte que Paul adressait aux Galates, tentés d’apporter quelques corrections ou quelques adjonctions à cet évangile de la grâce seule : « Quand nous-mêmes ou quand un ange du ciel vous annoncerait un évangile différent de celui qui vous a été annoncé, qu’il soit anathème ! » (Ga 1.8). Gardons-nous de risquer de tomber sous une telle malédiction !
Une conduite inintelligente
II n’est pas question de remettre en cause le message de la grâce, mais de réfléchir à l’usage que nous en faisons en cette dernière décennie de notre XXe siècle dans notre vie, dans la vie de nos communautés.
Celui qui n’a rien, dans la parabole des mines ou des talents, est quelqu’un qui n’a rien fait. Ayant reçu de son maître une somme importante à faire valoir, il n’a rien trouvé de mieux à faire qu’à cacher l’argent de son maître jusqu’à son retour. Celui qui n’a rien n’est pas quelqu’un qui n’a rien reçu, mais quelqu’un qui, ayant reçu au même titre que les autres, n’a rien fait. C’est lui qui se trouve soumis à cette loi impitoyable qui veut que l’on donne davantage à celui qui possède et que l’on ôte à celui qui n’a rien.
Au premier abord, ce personnage n’apparaît guère comme quelqu’un qui abuserait de la grâce, qui, prétextant que tout est grâce, se laisserait aller à l’insouciance et à la paresse. Il se laisse bien aller à la paresse (ou à des activités parallèles), mais il le fait, non pas en s’autorisant de la grâce de Dieu, mais de sa dureté : « Je savais que tu es un maître dur et sévère ». Pour se justifier, il ne parle pas d’insouciance, mais de peur paralysante.
Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate pourtant que le serviteur paresseux n’est pas conséquent avec lui-même. Si telle était l’image qu’il avait de son maître, s’il avait vraiment peur de ce patron qui veut absolument que les autres travaillent pour lui, qui attend des résultats et juge les hommes en fonction de ce qu’ils produisent, il aurait certainement trouvé un moyen pour obtenir, sans risque pour lui, le résultat que son maître attendait.
Son maître le lui fait bien remarquer : « Je te jugerai sur tes paroles, mauvais serviteur, tu savais (= tu prétendais) que je suis un homme sévère, que je prends ce que je n’ai pas déposé et moissonne ce que je n’ai pas semé, pourquoi donc n’as-tu pas placé mon argent dans une banque, à mon retour je l’aurais retiré avec un intérêt » (Lc 19.22-23).
Evidemment, il faut être prudent car le monde des affaires, décrit dans la parabole, et les réalités spirituelles qu’il évoque, ne se recouvrent pas parfaitement. Mais, dans le domaine spirituel, on pourrait dire que ce mauvais serviteur est un homme qui abuse de la grâce. Durant toute la période de l’absence du maître, il a, en quelque sorte, vécu de la grâce. Certes, il n’a pas touché à la somme confiée, mais elle était toujours à sa disposition et il aurait pu la faire valoir. C’est un homme chez qui la grâce est restée stérile, improductive.
L’image même qu’il se fait de son maître montre bien qu’il n’admet pas que s’instaure entre son maître et lui cette relation de type commercial où le maître donne une somme au départ pour que le serviteur la fasse fructifier. Cette relation-là, où Dieu attend de l’homme quelque chose, où il faut produire pour ne pas être disqualifié, elle ne peut être pour lui que le fait d’un Dieu dur et sévère. Un Dieu qui se contente de donner, de promettre, un Dieu qui, systématiquement, renverserait toujours les situations les plus compromises, un Dieu qui transformerait l’existence en un gigantesque loto où l’on gagnerait toujours, voilà peut-être ce qui pourrait le satisfaire. Mais que ce Dieu demande un service, qu’il donne une somme d’argent, non pas en disant « va t’amuser, fais-en ce que tu veux », mais en réclamant un profit, et le voilà, tout de suite, dur, sévère, profiteur, exploiteur.
Du bon usage de la grâce
La grâce de Dieu c’est autre chose ! Ce n’est pas l’amnistie des contraventions ou un truc pour se soulager la conscience. La grâce de Dieu qui est proclamée dans l’Ecriture, celle qui découle, comme le sang, des pieds et des mains percés de notre Sauveur, c’est quelque chose de beaucoup plus profond, de beaucoup plus fondamental : c’est le rétablissement de relations vraies entre le Dieu créateur et l’homme, c’est un acte de miséricorde si grand qu’il suscite une reconnaissance éternelle, une reconnaissance telle qu’aucun service; qu’aucun sacrifice, ne devrait nous apparaître trop grand, trop difficile. La grâce de Dieu est telle qu’elle rend possible une vraie relation de service entre nous et Dieu. La grâce de Dieu est telle qu’elle produit des résultats tangibles, qu’elle ne reste pas stérile.
Je reprends la question : que faisons-nous de la grâce de Dieu ? Est-elle pour nous un oreiller de paresse ou le plus puissant stimulant au service ? Le risque existe que nos communautés, au lieu d’être des lieux où la grâce est exaltée, deviennent des lieux où la grâce est galvaudée parce qu’on en parle sans qu’elle produise rien.
Si nous prenons conscience du danger, quels moyens avons-nous pour y faire face ?
1. D’abord cette petite phrase de Jésus, phrase choquante, intentionnellement choquante, elle fonctionne comme une sorte de signal d’alarme nous avertissant du danger.
2. Deuxième ressource, écouter tous les passages de l’Ecriture, du Nouveau Testament en particulier, où la relation entre Dieu et nous est envisagée sous l’angle du service. C’est là tout un grand pan de l’enseignement biblique. Et si nous avons de la peine à percevoir ainsi notre relation avec Dieu, si, dans ce cadre là, Dieu nous apparaît dur, sévère, alors demandons-lui de poursuivre en nous l’oeuvre de sa grâce afin que nous l’aimions assez pour accepter avec joie et reconnaissance cette relation de service.
3. Troisième ressource, troisième dans l’ordre de l’énumération, mais certainement pas dans l’ordre d’importance : laissons-nous pénétrer par ce qui nous est dit de la grâce de Dieu, et en particulier de la personne et de l’oeuvre de notre Sauveur. Quelqu’un qui abuse de la grâce, n’est pas quelqu’un qui la voit trop grande, mais qui la voit trop petite, il n’en saisit ni la profondeur, ni les ramifications, ni les effets dans la vie du croyant.
Ce serait une grâce bien méprisable que celle qui ne produirait que des assistés irresponsables et égoïstes, généreux de ce qui ne leur coûte rien, avares de tout ce qui leur coûte. Dieu se fait une autre idée de nous et sa grâce consiste précisément à réaliser cette idée en nous et avec nous.
Commencer par le bon bout
Une dernière réflexion : si nous constatons des déficiences dans la vie de nos frères, dans la vie de nos communautés, commençons par nous-mêmes. Il est certain que notre monde se fait une mauvaise idée de la grâce de Dieu, mais il ne servirait à rien de vouloir lutter contre cette fausse conception si les Eglises donnaient de la grâce une image déplorable.
De même, il ne sert à rien de vouloir améliorer les conceptions ou la pratique de nos frères si nous ne donnons pas d’abord le bon exemple. Il y a tant de choses importantes que je comprends et que j’arrive si mal à faire passer. N’est-ce pas parce qu’elles ne sont pas assez claires dans ma vie ? Que Dieu nous aide à expérimenter dans notre vie cette surabondance de la grâce : « On donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance ».
E.N.
Note
1. : « Si ton oeil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le » (voir Servir n° 2/91 ).