Richesses de la diversité
Lecture: 1 Corinthiens 12.12-26
par Jacques Blandenier1
Dieu a créé le monde avec une imagination prodigieuse. Sa prodigalité, sa fantaisie même apparaissent dans tous les domaines de la création, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Que vous songiez au règne animal, au règne végétal ou au règne minéral, partout formes et espèces varient au-delà de tous les recensements possibles.
Quant aux milliards d’êtres humains qui ont peuplé, et peuplent encore la planète, il n’y en a pas deux qui soient totalement identiques. Les climats, les civilisations, les époques ont forgé des types d’hommes très divers. Mais nous aussi qui vivons simultanément dans la même ville, et connaissons les mêmes conditions de vie, nous sommes tous différents. Par notre patrimoine génétique, les circonstances de notre enfance, les expériences de la vie, nous sommes chacun un individu unique. Dieu ne travaille jamais à la chaîne ! Tout ce qui tend à niveler, à nier les différences entre les hommes est entreprise de déshumanisation – atteinte portée à la volonté de Dieu envers sa créature.
Cette immense imagination de Dieu est l’expression de son amour : chaque être créé est unique à ses yeux et a un prix irremplaçable. Il n’est pas étonnant qu’elle se retrouve dans son oeuvre de régénération. Nous n’avons pas passé par les mêmes circonstances de conversion ; la miséricorde du Christ a répondu en nous à des besoins différents, a pansé des blessures et pardonné des péchés autres. Stéréotyper les expériences de conversion, c’est les exposer à l’artificiel, au superficiel. C’est en faire oeuvre humaine et non divine.
De même la sanctification, cette implantation croissante de Christ en nous, se fait sur un mode et à un rythme qui nous est personnel à chacun. Notre équipement spirituel, lui aussi, est contrasté. Le début du chapitre que nous avons lu est clair à ce propos : il y a diversité de dons, diversité de fonctions, diversité de ministères. Nous imiter mutuellement et vouloir tous manifester les mêmes charismes ne correspond pas à la manière divine de travailler. L’Eglise n’est pas une masse informe d’individus dépersonnalisés. Une foi commune, une obéissance commune, l’action du même Esprit ne nous fait pas passer par un même moule.
Non, l’Eglise n’est pas un tas. Elle est un corps. Equipé d’organes, de membres, de cellules diversifiées pour des tâches différentes.
J’ai besoin des autres
Cette diversité est une grande richesse impliquant que nous reconnaissions notre complémentarité et notre interdépendance. Nous avons besoin les uns des autres. Admettre nos différences, c’est commencer par admettre nos limites personnelles. Lorsque j’accepte que mon profil ne recoupe pas celui de mon frère, j’accepte aussi qu’il ait des aspects, des possibilités que je n’ai pas. Et parce qu’il peut faire ce que je ne suis pas en mesure de faire, alors ses possibilités sont une extension de mes limites.
J’en bénéficie dans la mesure où je le reconnais comme étant partie intégrante du même corps que moi. Tout à l’heure au début du culte, j’ai magnifiquement joué de la guitare au travers de jeunes qui ont entraîné le chant. Je fais partie d’un corps qui a chanté en s’accompagnant de la guitare et j’en suis fier. Alors qu’à moi tout seul je n’ai jamais réussi à sortir un son valable de six cordes sous mes doigts !
Existe-t-il deux fleurs semblables ?
Mais ce qui est vrai au niveau de l’action l’est aussi, et d’abord, à celui de l’expérience et de la connaissance de Dieu. Il est si grand et moi je me sens si petit et borné pour le contempler dans l’infinie richesse de sa personne trinitaire. Alors que le faisceau noué de nos découvertes partagées, de nos compréhensions complémentaires de l’Ecriture nous fait saisir un peu mieux l’étendue de sa bonté. « Afin que vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur, et connaître l’amour de Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep 3.18-19).
Quel appauvrissement lorsqu’une seule personne (même très savante !) a droit à la parole dans une Eglise… ou quand on ne laisse parler que ceux dont on est sûr qu’ils diront exactement la même chose !
Les autres ont besoin de moi
Lorsque je pense à mes limites, il y a ce qui est au-delà, ce que je n’ai pas, et il y a ce qui est à l’intérieur de ces limites : ce qui m’est donné à moi, pour les autres (et qui, peut-être, est au-delà de leurs limites). Il importe que chacun identifie quel membre il est afin qu’il accomplisse sa mission à l’égard du corps. Si un membre reste passif, il s’atrophie, la vie se retire de lui, et il prive l’ensemble de son apport.
Nos différences nous rendent chacun irremplaçable. L’absence de l’un est toujours une carence, voire une amputation pour le corps. « A chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune » (1 Co 12.7). Il appartient à ma foi de connaître, de reconnaître ce que Dieu m’a donné et de m’en réjouir, d’y croire assez pour avoir envie de le partager avec les autres. « Je te loue de ce que je suis une créature si merveilleuse » (Ps 139, à méditer en entier à propos de ce thème).
Cela ne va pas de soi
« C’est bien beau, tout cela, dira-t-on, mais, dans la pratique, cela ne se passe pas ainsi. » Et c’est hélas vrai. Il ne va pas de soi que les différences nous unissent par le lien de l’interdépendance plutôt qu’elles ne nous séparent par la rivalité ou le rejet. L’autre me heurte et me bloque justement parce qu’il est « autre ». Pourquoi ? Les quelques raisons que je signale ici le sont à titre d’exemple. Dans la complémentarité, que chacun en découvre d’autres.
– La paresse, d’abord, tout simplement. L’inertie mentale. L’uniformité vient de la passivité. On démissionne en adoptant sans autre la manière d’être et de faire d’autrui. Alors que la confrontation à quelqu’un qui raisonne et réagit autrement que moi me dérange, m’obligeant à remettre en question mes habitudes de penser. A vrai dire, une église qui dort ne connaît pas de tension. Mais dès que « cela bouge », des aspirations, des modes d’expression différents se font jour, et peut-être entrent en conflit.
– L’orgueil ensuite, qui consiste à ne juger valable et digne d’intérêt que ce qui correspond à mon registre personnel. On connaît de ces intellectuels qui n’ont que mépris pour les Eglises où il n’y a pas de prédication de niveau universitaire et où l’Evangile « passe » surtout au travers d’une atmosphère chaleureuse, de chants un peu simplistes et de mains qui battent ou se lèvent.
A l’opposé, on rencontre aussi des chrétiens prompts à juger spirituellement des Eglises qui leur paraissent froides et sans vie, parce que le prédicateur atteint la pensée plutôt que l’émotivité de son auditoire. Ainsi, les « affectifs » se retrouvent tous d’un côté, et les « cérébraux » de l’autre, et l’Eglise donne ce triste spectacle de demi-corps atrophié en un sens, hypertrophié dans un autre…
Dans 1 Corinthiens 12, Paul mentionne ce risque au verset 21 : « L’oeil ne peut pas dire à la main : je n’ai pas besoin de toi. » Si seule la vue est une fonction digne d’intérêt dans le corps, alors c’est vrai, la main est fort médiocre, avec ses tâtonnements maladroits ! Mais l’oeil n’a pas le droit, sous peine de mort, de réduire le corps à sa faculté visuelle, même si elle est admirable.
– Le complexe d’infériorité est souvent de l’orgueil à l’envers. On n’accepte pas d’être incapable de faire ce que l’autre accomplit. Paul a aussi noté ce travers : « Si le pied disait : parce que je ne suis pas une main, je ne suis pas du corps… » (v. 15). C’est vrai, si un pied veut faire le travail d’une main, quel membre lourdaud, peu mobile ! « Je suis vraiment pied ! » peut-il s’écrier. Mais pensez aux services que nous rendent nos pieds, et qu’aucune partie du corps ne peut remplacer.
Il y a là une démarche très importante, qui peut nous guérir dans nos relations mutuelles : commencer par découvrir notre tâche, nos dons ; en découvrir l’importance pour le corps. Alors on pourra cesser de souffrir en considérant comme un échec personnel le succès d’autrui pour, spontanément, s’en réjouir.
– La sécurité mal placée. On l’a vu, les différences perturbent, désécurisent. Au contraire, si tous pensent comme moi, ressentent ce que je ressens, alors j’ai raison ! Celui qui veut à tout prix imposer ses expériences autour de lui prouve qu’il a besoin d’en avoir confirmation. S’il se confiait plus dans le Seigneur et moins dans son vécu, il pourrait être libéré de cette recherche d’authentification.
Une hiérarchie inversée
Ce qui a été dit jusqu’ici n’est pas spécifique à la communauté chrétienne et pourrait être appliqué à n’importe quelle collectivité humaine. Paul, d’ailleurs, avec sa « parabole » du corps, n’a pas innové. On a trouvé, paraît-il, une comparaison du même genre en Egypte datant de douze siècles avant J.-C. De même à Rome, en 503 avant J.-C. par sa fable des membres et de l’estomac, le consul Menennius Agrippa a tenté de convaincre les classes laborieuses de cesser leur grève.
Mais sa fable justifiait les inégalités sociales : l’estomac (la noblesse) est nécessaire aux mains (les esclaves), et réciproquement. C’est vrai. Mais c’est un peu moins amusant d’être une main travaillant dur qu’un estomac qui se régale de mets succulents… C’est pourquoi les derniers versets de la comparaison biblique (22-25), qu’on est souvent tenté de laisser de côté, apportent une dimension spécifiquement chrétienne : les hiérarchies sont renversées.
Ce qui a du prix, ce qui est digne d’attention, ce n’est pas ce qui est prestigieux. Mais ce qui est faible, méprisé, souffrant. De tels membres mettent en valeur la qualité la plus indispensable à la vie du corps : l’humilité. Et puis, ils ont l’occasion de développer chez les autres l’amour, l’Esprit de service, la patience. Ainsi, dans ce corps qu’est l’Eglise, ceux qui sont les plus ignorés devraient plus encore que d’autres, nous faire penser à celui qui « n’avait ni beauté ni éclat pour attirer nos regards » (Es 53.2), celui qui est venu non pour être servi mais pour servir.
Autre spécificité de ce corps (nous nous bornons à la mentionner), nos caractéristiques, nos différences, sont des cadeaux que Dieu nous a faits. Il n’est pas question ici de faire confiance à une sorte de potentiel qui serait là, enfoui au coeur de notre personnalité. Nous n’entrons pas dans le débat (souvent mal engagé) entre dons naturels et dons spirituels.
Ce qui compte avant tout, c’est de croire que Dieu a un plan dynamique, un projet pour nos vies. Vivre notre spécificité avec joie, sans complexe, oui. Mais dans un esprit de dépendance envers le Seigneur, la tête du corps. Il n’a pas fait de moi un incapable (attention au troisième homme de la parabole des talents!). Il m’a destiné à une tâche, et ma responsabilité est de me rendre disponible pour la discerner et l’accomplir.
Reliés les uns aux autres
Le chapitre que nous avons lu se termine par ces mots : « Aspirez aux dons les meilleurs » (1 Co 12.31). Individualistes comme nous le sommes, nous imaginons que Paul s’adresse ici à chacun en particulier comme s’il le vouvoyait (« Aspirez… »). Il nous dit en réalité cherchez ensemble les dons les plus nécessaires à l’édification de l’Eglise. Mettre en évidence nos différences, ce n’est pas prôner l’individualisme. La découverte du caractère spécifique de certains dons et certaines tâches ne doit pas mener à une forme de spécialisation qui ferait de l’Eglise un corps fractionné, désarticulé.
Une comparaison parallèle à celle de 1 Corinthiens 12 le fera saisir. Il y a des sociétés humaines dites primitives, où les communications avec l’extérieur sont à peu près inexistantes. Chaque village doit se suffire à lui-même. Et parfois, dans chaque village, chacun fait tout – il n’y a pas de métiers. On va à la chasse ou à la pêche, on cultive son champ, on tisse ses habits, on construit sa hutte. La vie y est précaire, le dénuement tragique, mais le monde pourrait s’embraser sans que cela change grand-chose à la vie du village.
A l’inverse, nos sociétés modernes sont super-spécialisées. Tout est basé sur l’échange. Des dizaines de milliers de personnes peuvent vivre dans la même zone sans qu’aucune d’elles ne produise quoi que ce soit qui serve à l’alimentation, par exemple. Ce genre de société est évidemment incomparablement plus performant. Cela nous permet d’utiliser quotidiennement de multiples objets et appareils dont nous n’avons aucune idée ni d’où ils viennent, ni de quoi ils sont faits, ni comment ils fonctionnent. Nous serions totalement incapables de les produire, et pourtant nous en profitons et peut-être nous sauvent-ils la vie.
L’avantage de ce type de société est évident ! Mais que viennent une crise monétaire, une grève des transporteurs, une guerre qui ferme les frontières : tout se grippe, tout s’effondre. Il n’y a pas autosuffisance, et la survie serait menacée si une telle situation devait se prolonger. En d’autres termes, pour qu’un corps social évolué puisse subsister, la communication et l’échange sont vitaux.
Ainsi en va-t-il dans l’Eglise. Elle n’est pas, nous l’avons vu au début, un groupement indifférencié, une masse informe, mais un corps complexe où il y a diversité de fonctions (1 Co 12.4-6). Mais alors, il faut que cela communique ! Si les relations sont mauvaises, s’il manque un véritable échange, l’Eglise dépérit. L’Esprit Saint accorde des dons infiniment variés. Mais il est aussi le communicateur, celui qui peut, qui veut abattre les barrières que nous dressons pour nous protéger. Le fruit de l’Esprit par excellence est l’amour. Sans amour, nos différences sont insoutenables et nous brisent en tant que corps.
C’est pourquoi Paul, après avoir parlé de la diversité des dons et avoir développé sa parabole du corps, conclut en disant : « Je vais vous montrer une voie par excellence » (v. 31) – conclusion qui ouvre un nouveau chapitre : 1 Corinthiens 13, le grand chapitre de l’amour.
J.B.
NOTE
1. : Nous remercions le pasteur Jacques Blandenier de nous avoir autorisé à reproduire cet article, extrait du Bulletin Semailles et Moissons (n° 5 de mai 1986), dont il est le rédacteur.