Désaccords, querelles, conflits (1)
par Daniel BRESCH
Notre langue est fort riche de termes qui décrivent toutes les formes et les degrés de tension et de heurts qui peuvent troubler les relations entre les personnes et les groupes. Le titre de nos réflexions suggère une escalade qui n’est que trop fréquente et semble inéluctable. Or, doit-on se retrouver en pleine bagarre pour s’apercevoir que cela n’arrive pas qu’aux autres, mais atteint les « meilleures familles » ? Faut-il être entraîné à deux doigts de la rupture pour se préoccuper de savoir comment on en est arrivé là et chercher ce qu’il y a lieu de faire pour en sortir ?
Certes, ni un article ni un livre n’épuiseront ce sujet épineux. L’histoire des hommes, comme, hélas, celle de l’Eglise n’ont arrêté la spirale infernale des mésententes, différends et affrontements qui ont abouti à des divisions avec leur cortège de larmes, d’incompréhensions et de ressentiments. Des conflits entre chrétiens cela existe, il ne faut pas craindre d’en parler. Trois raisons nous motivent à aborder ce problème.
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Entre fatal et idéal
Il faut bien constater que, malgré toutes les bonnes résolutions, chaque génération revit un peu les mêmes scenari que ses prédécesseurs. Le surgissement de difficultés semblables engendre les mêmes surprises, les mêmes embarras, les mêmes échecs. Qu’il est difficile de s’écarter des vieilles ornières ! La mémoire fait-elle à ce point défaut ? Mais les exemples du passé ont-ils vraiment la vertu de nous prémunir des pièges et des errements qui entachent notre vie communautaire ?
Plusieurs faits significatifs du contexte actuel nous fournissent une deuxième raison. On assiste à toutes sortes de réactions de défense particularistes. Elles sont parfois justifiées par des motifs compréhensibles comme le droit à la différence, l’affirmation d’une identité, la revendication du respect des sensibilités. Mais poussés à bout cela débouche sur des replis séparatistes, entraînant dans leur cortège toutes sortes de comportements légalistes et sectaires. Autoritarisme, intolérance, discriminations, exclusions sont abondamment illustrés par les situations explosives dans beaucoup de pays aujourd’hui. Les mêmes ingrédients assaisonnés de soupçon et de jalousie se mêlent dans nos indépendances. Ne nous voilons pas la face : l’individualisme ambiant porte ses marques dans l’émiettement du témoignage évangélique.
Quel est donc l’impact réel de l’Evangile sur nos rapports mutuels,
au plan personnel, communautaire et social ?
La troisième raison, fondamentale, évidente, est l’attente, que dis-je ? la volonté exprimée avec la plus grande clarté par Jésus : « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13.34-35). Quels que soient notre état ou notre environnement cette exigence est incontournable. La question ultime dans tout problème relationnel est ; quel est donc l’impact réel de l’Evangile sur nos rapports mutuels, aux plans personnel, communautaire et social ? Que reconnaît de la vie de Jésus le monde environnant dans nos comportements face à la controverse et à la division ?
En imitateurs fidèles de Jésus, les apôtres répercutèrent le même appel à vivre ensemble dans la concorde. Presque chaque épître contient des exhortations au pardon réciproque, au support mutuel, au maintien de l’unité dans la paix (voir Rm-1 2.4-10, 17-18 ; 1 3.8-10 ; 1 Co 12.12-27 ; 13 ; Ep4.1-3, 32 ; 5.2 ; Ph2.1-5 ; 3.16 ; Col 3.12-17 ; 1 Th 4.9-12 ; Hé 13.1 ; 1 Pi 3.8 ; 5.5 ; etc.).
Assurément si cela devait être si facile, pourquoi se donnaient-ils la peine de le rappeler si souvent ? Mais ils savaient que les chrétiens peuvent aussi se mordre les uns les autres et se quereller (voir Ga 5.15 ; Jc 4.1-2 ; Rm 13.13 ; 16.17 ; 1Co1.11-12 ; 2 Co 12.20 ; Ep4.31 ; 1 Tm 1.3-4 ; Hé 10.25 ; etc.). Le tableau qui se dégage des expressions parfois dures n’est pas à l’honneur de l’Eglise, encore moins à la gloire du Christ. N’est-ce pas l’objectif de toutes les manœuvres et tentations du malin depuis le début jusqu’à nos jours ?
Une vision réaliste
Or, les situations conflictuelles se reproduisent bel et bien d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre. Avec elles rebondissent aussi les questions sur l’attitude à adopter lorsque l’opposition éclate et s’amplifie. Une lecture superficielle des recommandations des apôtres pourrait nous amener à les recevoir comme des reproches négatifs ou, d’après un auteur, comme des « corrections seulement », nous privant du vrai message caché à jamais.
Précisément, les Ecritures n’esquivent pas les réalités de la vie. « J’apprends, dit Paul, que lorsque vous vous réunissez, il y a parmi vous des divisions… Il faut bien qu’il y ait aussi parmi vous des controverses… » (1 Co 11.18-19). En aucun cas l’apôtre n’approuve une telle situation qui doit toujours être considérée comme anormale, mais parce qu’elle est possible et qu’elle se produit, il faut l’assumer. Deux remarques, évidentes peut-être, méritent attention.
On ne soulignera jamais assez clairement que, bien comprise, la vie chrétienne individuelle et collective, tendue entre ce qui est « déjà » et ce qui n’est « pas encore », ne peut échapper au paradoxe qui traverse toute la création dans le temps présent ; la cohabitation du meilleur et du pire. Précisons tout de suite qu’il ne s’agit pas de deux forces aveugles qui se livrent un combat à l’issue incertaine, et dans lequel nous ne serions que des jouets stupides.
La voie est tracée par la victoire du Christ, les prémices de l’Esprit sont à notre portée. En même temps notre responsabilité demeure entière dans tout ce que nous croyons ou comprenons et tout ce que nous disons et faisons. Le fait est que nous ne sommes pas à une contradiction près, et il ne faudrait pas que nous nous trompions de cause de souffrance (voir Rm 8.18, 22-23).
Apprenons à gérer la situation avec l’aide de la Parole et de l’Esprit.
En présence ou dans le feu d’un conflit, quelle est notre responsabilité ? Schématiquement deux attitudes sont possibles, deux voies s’offrent à nous : accepter le statu quo ou chercher à « gérer » la situation avec l’aide de la Parole et de l’Esprit. La première, enfermée dans la dramatisation diabolique ou aveuglée par une minimisation naïve, aboutit à l’enfermement dans la déception, la confusion, la solitude. La deuxième plus proche du réalisme biblique, car elle prend en compte la gravité du mal, mais ne perd pas de vue les véritables enjeux de l’honneur de Dieu, reste ouverture sur la grâce, la vérité, la communion.
Des exemples bibliques
Plusieurs cas de conflits nous sont rapportés en toute franchise par les Ecritures. Bornons-nous à quelques exemples du Nouveau Testament pour réfléchir à deux questions pratiques importantes : la nature du conflit et la conduite à tenir. Certains concernent des discordes entre des individus, d’autres des oppositions de groupes. La frontière n’est pas toujours aisée à tracer, mais il serait erroné de tout réduire à un problème de personne.
Une simple brouille ?
Le premier exemple évoqué discrètement par Paul concerne un antagonisme sans doute assez important entre deux membres bien en vue de la même église : Evodie et Syntyche, chrétiennes chevronnées et engagées (voir Ph 4.2-3), Si l’apôtre n’en dit pas plus c’est parce que son attention n’était fixée ni sur les détails de
la querelle, ni sur les torts ou les droits des parties en cause. Il chérissait tout particulièrement cette communauté, il en connaissait le prix aux yeux du Seigneur (v. 1 et 3b), par conséquent cette dissension entre deux collaboratrices de la même famille de Dieu était inadmissible. L’expression « une même pensée» renvoie à « la pensée qui était en Jésus-Christ » et les phrases qui précèdent (voir 2.3-5). Nous en savons assez sur la cause de ce conflit : des intérêts égoïstes, un manque d’humilité, du mépris. Loin de nous de porter un jugement, que cela ait pu arriver à des personnes de ce rang doit nous inspirer beaucoup de modestie.
La conduite à tenir ? Comme si elle était seule à y être appelée, chacune devait se mettre en mouvement, sans attendre. Une médiation s’imposait, car un conflit n’est jamais secret, jamais anodin et porte toujours préjudice à la communauté, et celui qui en était chargé en connaissait l’exigence de qualité : se comporter en « vrai compagnon ». « Vivre en plein accord avec le Seigneur » ne consistait pas à renier leur personnalité, à réduire au silence les sentiments, à adopter un langage stéréotypé. Il leur était demandé de retrouver une autre motivation, une autre orientation, une autre communication de tout leur être l’une envers l’autre, l’une avec l’autre et non contre l’autre, à l’exemple du Christ (voir 2.5-8), Sinon, comment serait-il possible de professer l’espérance d’une union au ciel alors que sur terre on vit dans la désunion.
Qui aura le dernier mot ?
Dans la même ligne de conflit entre deux personnes il faut mentionner comme deuxième exemple la navrante altercation entre Paul et Barnabas (Ac 15.36-40). Deux hommes au fort caractère, pionniers dans les premières actions missionnaires de l’histoire chrétienne, ont une discussion. Personne ne s’étonnera de ce fait. Mais brusquement la dispute s’emballe. Luc, auteur des Actes, ne le cache pas puisqu’il caractérise l’incident avec un mot très fort. Une question de personne devient une affaire de principe, le tout aboutit à une séparation.
Pour comprendre le motif du conflit il faut approfondir l’analyse. Quel était donc le litige ? Au premier abord : peut-on, dans le cadre de la mission envisagée, faire confiance à Jean-Marc ? C’est la réponse donnée qui fit éclater l’opposition entre Paul et Barnabas, à cause de leur divergence d’appréciation et de point de vue. Nous sommes ici en présence du problème permanent de savoir quels sont les intérêts qui priment : ceux de la personne ou ceux de l’œuvre ?
Barnabas pensait peut-être à l’aspect formateur de cette entreprise et à la nouvelle chance qu’il fallait donner à son neveu, malgré la défection regrettable (13.3). Paul pensait aux risques et aux enjeux du projet, compte tenu des situations que l’on allait rencontrer et des questions délicates à clarifier (voir 16.4). En vain auraient-ils cherché le « verset magique » qui réglât le problème. Le mal n’était d’ailleurs ni dans la question, ni dans la réponse, ni dans le problème, ni dans la conviction de chacun. Mais affrontement il y eut, avec tous les risques d’un échec entraînant l’abandon et l’amertume : le mal était tout près.
L’impossibilité d’un accord n’empêche pas le respect réciproque de l’appel de chacun.
Nous connaissons heureusement la suite à court et à long termes. Elle nous permet de supposer la conduite qui a été suivie. Il y eut séparation, mais en deux équipes missionnaires qui se « partagèrent » le trajet prévu. L’impossibilité d’un accord n’empêcha pas le respect réciproque de l’appel de chacun : on dût se mettre d’accord de ne pas rester ensemble. Je pense que l’on se quitta l’esprit en paix. Car ce n’était pas une liberté arrachée à l’autre mais partagée dans l’amour. On ne se démolirait pas l’un l’autre et Satan n’aurait pas gain de cause. En effet, Paul fit bien de partir avec Silas : ce voyage allait les mener jusqu’en Europe (chap. 16 à 18). Et Barnabas n’eut pas tort de prendre soin de Marc : il allait remplir d’importantes fonctions. Plus tard, Paul se souvint positivement du premier (1 Co 9.6) et apprécia vivement le second (Col 4.10 ;2 Ti 4.11).
Cet exemple nous montre qu’en fin de compte Dieu ne permettra pas que ses desseins soient contrecarrés par notre péché, l’histoire témoigne d’autres faits semblables. Ceci ne nous autorise évidemment pas à minimiser nos errements. Nous apprenons par là encore que tout homme apparemment très fort, a aussi des faiblesses. C’est ce Paul qui des années plus tard exhorte Evodie et Syntyche… Attention aux conflits, mais ce qui est plus grave, c’est l’entêtement et l’enlisement dans l’orgueil.
La prochaine étude nous amènera à réfléchir, à l’aide d’autres exemples aux conflits dans un groupe. Une actualisation s’imposera inévitablement avant de conclure sur quelques propositions.
D.B.
Réflexions à poursuivre
– Quelle est ma réaction personnelle en présence d’un conflit entre des personnes dans mon église (mes sentiments à leur égard, mes pensées à propos de ce différend, mes comportements) ?
– Par les responsables d’église : Avons-nous mis au point un accord pratique concernant nos possibles désaccords entre nous ? Avons-nous une ligne de conduite dans le cas de querelles entre des membres de notre communauté ?