Les assemblées évangéliques
de Suisse romande
par Jacques Blandenier
Les plus anciennes Assemblées au monde !
Les Assemblées de la Suisse francophone sont nées au moment où un Réveil, au début du XIXe siècle, a profondément renouvelé la vie spirituelle à Genève puis dans l’ensemble du pays. Ces communautés ont donc, sur le plan de l’histoire, une place originale au sein du Mouvement des Frères, puisqu’elles sont nées avant les Assemblées des Iles Britanniques, considérées en général comme étant à l’origine des « Frères », et qu’elles se sont développées indépendamment d’elles pendant une vingtaine d’années.
La première « Eglise évangélique indépendante » – ou « Eglise selon la parole de Dieu », comme elle aimait à se désigner elle-même, a été fondée à Genève en 1817. Moins de dix ans plus tard, on en comptait entre douze et quinze dans diverses régions de la Suisse romande protestante, dont certaines étaient numériquement importantes. Cette croissance s’est produite malgré l’opposition et même la persécution de la part des autorités civiles et religieuses et cela dans le pays même où Farel, Viret et Calvin avaient établi moins de trois siècles auparavant, une Eglise réformée selon les enseignements de la parole de Dieu.
Les fondateurs de ces communautés furent pour la plupart des jeunes pasteurs de l’Eglise nationale assoiffés de certitude et d’une vie spirituelle plus profonde. Ils avaient été déçus et troublés par leurs études de théologie dans des Facultés dont l’enseignement était devenu rationaliste et moralisant, sous l’influence de la philosophie du Siècle des Lumières. Les paroisses étaient tombées dans un triste formalisme religieux, et le pouvoir civil exerçait un contrôle permanent sur la vie religieuse.
Ce sont des prédicateurs moraves et piétistes en visite à Genève qui amenèrent à la conversion et à une assurance personnelle du salut quelques-uns de ces étudiants en théologie ou jeunes pasteurs genevois. Ceux qui furent touchés se mirent à se réunir pour prier et étudier la Bible, notamment sous la conduite d’un prédicateur d’une Eglise presbytérienne indépendante d’Ecosse, Robert Haldane, qui les conduisit à la découverte, structurante et tonifiante pour leur foi, de l’épître aux Romains et à son puissant message de la justification par la foi seule.
Entrés dans le ministère, ces jeunes pasteurs ne tardèrent pas à prêcher un message plus dynamique et plus exigeant, fondé sur l’autorité de la Bible tout entière, et ils rassemblèrent dans des rencontres du soir ceux de leurs paroissiens qui s’étaient convertis. Très vite, les autorités ecclésiastiques ne tolérèrent plus ces activités. Des étudiants se virent refuser la consécration pastorale, et certains pasteurs genevois et vaudois furent démis de leurs fonctions (1817-1823). C’est ainsi que ces croyants furent amenés à faire ce qu’ils n’avaient pas envisagé au début : fonder des Eglises dissidentes.
Les points principaux sur lesquels leur prédication se démarquait de la théologie « officielle » concernaient la christologie, la sotériologie et l’ecclésiologie. En d’autres termes, ils prêchaient, dans la soumission au texte des Ecritures, la divinité de Jésus-Christ et la valeur expiatoire de sa mort sur la croix, la perdition de l’homme naturel, même religieux, et la nécessité de sa conversion personnelle en réponse à l’offre du salut fondé entièrement sur la grâce.
Ils comprirent que cette conversion entraînait la sanctification et la rupture avec le monde, et que dès lors l’Eglise ne pouvait être formée de toute la population du pays, mais seulement de ceux qui avaient reçu le don d’une vie nouvelle par le Saint-Esprit. Ces communautés, formées de chrétiens régénérés et personnellement engagés dans la foi, retrouvaient donc, dans le sillage des Anabaptistes du XVIe siècle, la vision d’une Eglise conforme à celle du Nouveau Testament, autonome localement et dirigée par des anciens et des pasteurs. En conséquence logique, elles se distancèrent du cléricalisme dans lequel le protestantisme était retombé malgré l’enseignement des Réformateurs, et pratiquèrent dans leurs cultes le sacerdoce universel des croyants. Ces frères se consacrèrent aussi à une intense activité d’évangélisation dans leur pays et en France voisine, et se joignirent au tout nouveau courant des missions évangéliques qui était l’un des plus beaux fruits du réveil britannique du XVIIIe siècle.
Plus tard (entre 1840 et 1850, l’influence de John Nelson Darby a fortement marqué ces communautés, malgré les efforts des pionniers du Réveil qui cherchaient à les préserver du radicalisme ecclésiastique de ce prédicateur anglais doué et très influent. C’est ainsi qu’au milieu du XIXe siècle, la majeure partie des Assemblées était passée sous l’obédience de Darby.
Mais après une dizaine d’années déjà, certaines Assemblées se rendirent compte que l’exclusivisme et l’autoritarisme de Darby était un carcan insupportable ; elles rompirent avec lui pour rejoindre les quelques communautés qui avaient persévéré et résisté à cette influence. Mais il faut remarquer que, à l’époque, c’est le caractère exclusif de la vision darbyste de « la Table du Seigneur » que rejetèrent ces Frères, ainsi que l’autorité centralisatrice de Darby. par contre, ils ne remirent pas clairement en question les « principes du rassemblement » fondés sur l’idée que l’Eglise étant « en ruine », elle ne pouvait avoir ni structures ni ministères reconnus et établis. Cette ecclésiologie (ou ce refus d’une ecclésiologie) est restée sous-jacente jusqu’à récemment dans nos milieux.
D’autres Assemblées darbystes ont suivi la même évolution une centaine d’années plus tard, et une douzaine d’Assemblées, sorties du darbysme en 1961 (des Assemblées qu’on surnomma alors « élargies ») se réunirent officiellement à celles qu’on appelait « Frères larges », pour former ensemble un groupe de 35 Assemblées, les AESR : Assemblées Evangéliques de Suisse Romande, qui rassemblent aujourd’hui environ 3000 membres (sur une population d’un peu plus d’un million d’habitants). Une partie des Assemblées est membre de la FREOE (Fédération Romande des Eglises et Oeuvres Evangéliques) où elles retrouvent des communautés de professants libristes, baptistes, mennonites, du Réveil, de l’Action Biblique, etc. Récemment les AESR ont adhéré à l’Association d’Eglise de Professants des Pays Francophones, dont une partie des CAEF est également membre.
Une période de mutation
II y a une trentaine d’années environ, bon nombre d’Assemblées ont connu une sérieuse crise de génération. La majorité était alors dans des régions rurales et se composait de familles nombreuses, appartenant à ces communautés depuis plusieurs générations. En raison de certaines conceptions darbystes qui demeuraient plus ou moins consciemment (comme nous l’avons vu plus haut), elles n’avaient pas d’anciens reconnus et souffraient d’une carence de ministères d’enseignement et de cure d’âme.
Les frères aînés qui les dirigeaient avec un dévouement exemplaire manquaient cependant de préparation pour répondre aux besoins de nouvelles générations au bénéfice d’une formation intellectuelle plus poussée.. Le phénomène démographique de l’exode vers les centres urbains (où les Assemblées étaient moins implantées) a aussi modifié les mentalités et les structures familiales jusqu’alors d’un type plutôt patriarcal. A cette époque, nombreux sont les jeunes qui ont quitté les Assemblées, en réaction contre le légalisme, l’anti-intellectualisme et le refus de toute remise en question. On pouvait craindre un rapide déclin, pour ne pas dire une disparition de ces communautés.
Un temps de renouveau
Le Seigneur, heureusement, ne nous a pas abandonnés ! Plusieurs facteurs ont contribué au renouvellement des Assemblées, et il serait trop long de les détailler ici. Mentionnons, par exemple, le rôle de campagnes d’évangélisation interecclésiastiques (Billy Graham entre autres) : elles ont été l’occasion de sortir de notre isolement et de découvrir des richesses spirituelles dans d’autres églises ne partageant pas tous nos principes – des principes qui dès lors perdaient leur caractère absolu ! Le ministère d’oeuvres, missions et mouvements interecclésiastiques tels que la Ligue pour la Lecture de la Bible, les Groupes Bibliques Universitaires, les Groupes Missionnaires et d’autres plus récents ont aussi notablement contribué à cette ouverture « renouvelante ».
Enfin, nos propres engagements missionnaires, au Laos ou en Guyane Française surtout, nous ont amenés à mieux coordonner le travail commun des Assemblées romandes, et à mettre progressivement en place des structures (auxquelles notre patrimoine darbyste nous rendait très allergiques…) qui ont permis une nette progression dans le soutien de nos missionnaires.
Ce réexamen, Bible en main, de notre vision de l’Eglise a aussi produit du fruit au niveau local. A l’écoute de la Bible, les Assemblées ont découvert l’importance de reconnaître des ministères exerçant l’autorité (anciens et pasteurs), et par là, elles ont renoué (peut-être sans le savoir !) avec la forme pré-darbyste des Assemblées du Réveil de Genève.
Aujourd’hui, et depuis une quinzaine d’années, s’il est vrai que certaines petites Assemblées de régions rurales ont disparu ou ont un avenir incertain, on note une réelle croissance dans des villes de moyenne importance et dans les centres. Durant cette période, une douzaine d’Assemblées ont dû soit essaimer, soit construire des locaux plus grands. Dans bien des lieux, la moitié des membres, voire plus, ne sont pas originaires des Assemblées. Il s’agit de nouveaux convertis ou de chrétiens d’autres dénominations nous rejoignant pour trouver une vie communautaire correspondant à leurs besoins spirituels.
Cela ne va d’ailleurs pas sans poser certains problèmes d’identité, car ces nouveaux venus ne connaissent rien du mouvement des Assemblées en général, mais seulement la communauté locale à laquelle ils sont rattachés. Il est donc difficile de les motiver à prendre une part de responsabilité dans le soutien de nos importantes activités missionnaires communes.
C’est pour pallier à cette carence et renforcer notre cohésion que nous avons organisé, en octobre dernier, une «fête des Assemblées» dans un centre de congrès à Montreux. Une journée mémorable, où plus de 2000 personnes se sont retrouvées dans la fraternité en Christ et la joie d’une découverte mutuelle.
Une cohésion nécessaire à notre mission
Ce souci de cohésion (que facilite, c’est vrai, l’exiguïté du territoire helvétique !) ne procède pas d’un goût pour la centralisation ou d’une volonté de nous affirmer dans un esprit « dénominationnel ».
Nous croyons que chaque communauté locale est autonome et responsable devant le Seigneur de sa pratique ecclésiale et de son témoignage dans le monde. Mais nous constatons aussi que le Nouveau Testament met fortement l’accent sur la communion, la solidarité et la collaboration entre les Eglises. Et nous croyons pouvoir mieux répondre à notre vocation en travaillant ensemble dans tous les domaines où une Eglise locale n’est pas assez forte et équipée pour le faire à elle seule.
C’est ainsi qu’il existe un certain nombre de Commissions, chacune étant chargée d’un secteur d’activité propre. Les membres de ces commissions sont mandatés par leur Eglise locale et reconnus par une rencontre générale des Assemblées. Nous cherchons (sans y parvenir entièrement) à ce que chaque Assemblée ait des membres actifs dans ces commissions, et que dans les commissions (groupant environ 5 à 10 personnes), le plus grand nombre possible d’Assemblées soient représentées.
Certaines commissions sont chargées de soutenir spirituellement et de conseiller nos envoyés en mission outre-mer : commission Afrique, commission Asie, commission Guyane (formant à elles trois le « Service Missionnaire Evangélique »). D’autres commissions soutiennent nos envoyés ou les Assemblées locales dans d’autres pays européens : France, Italie, Espagne, Est-Europe. Enfin près d’une dizaine de commissions sont chargées de tâches spécialisées en Suisse : ministère (pasteurs en Suisse), jeunesse, moniteurs, éditions, évangélisation (missions sous tente), action sociale, artistique, etc. Un groupe d’étude théologique (GEA « Groupe d’Etude des Assemblées »), une fondation ecclésiastique « la Prévoyante » (personnalité juridique), une maison d’accueil pour personnes âgées à la montagne (Praz-Soleil, Château-d’Oex), une maison pour camps et retraites dans le Jura (La Grange, à l’Auberson), un chalet dans les Alpes (Leysin), un vestiaire et marché aux puces, représentent d’autres aspects variés de nos activités communes.
Le Président de chacune de ces commissions participe aux travaux du Trait d’Union Missionnaire, organe de coordination des activités communes et de répartition des offrandes que les Assemblées locales versent à la caisse centrale. Actuellement, une centaine de personnes exercent leur ministère en relation plus ou moins directe avec le Trait d’Union Missionnaire. Il faut compter dans ce chiffre ceux qui sont entièrement soutenus par nos églises, mais aussi ceux qui sont engagés par des missions interecclésiastiques ou spécialisées (Wycliffe, MAF, Ligue pour la Lecture de la Bible, Mission contre la Lèpre, JEM, etc.) et dont le soutien financier nous incombe en partie. Enfin, serviteurs de Dieu ou missionnaires retraités sont aussi comptés dans ce chiffre.
Le Trait d’Union Missionnaire est responsable de sa tâche devant les Rencontres Générales qui réunissent, trois fois par an, des délégués de toutes les Assemblées pour partager des sujets d’intérêt général et prendre des décisions engageant l’ensemble de nos églises.
Six Régionales d’Anciens donnent régulièrement l’occasion aux responsables des Eglises d’une même région de partager, prier, se conseiller mutuellement, envisager une stratégie commune. Chaque Régionale d’Anciens délègue un représentant au Bureau des Rencontres Générales.
Chaque année, des Conférences Missionnaires sont organisées, occasion de rencontrer ceux qui sont soutenus par nos Assemblées dans un ministère à l’étranger.
Semailles et Moisson, revue mensuelle, sert de lien entre les Assemblées. Elle propose études bibliques et thèmes de réflexion, mais aussi nouvelles de nos Eglises, de nos activités communes et de l’oeuvre de Dieu dans le monde.
Ces structures paraîtront un peu compliquées ! Elles ont l’avantage d’éviter la centralisation d’un pouvoir décisionnaire sur une seule instance. Elles sont d’ailleurs en révision constante, car elles sont au service des Eglises et non l’inverse! Actuellement, deux questions nous occupent :
1. Le fonctionnement d’une instance d’arbitrage apte à aider les communautés en proie à des tensions internes. Suivant la nature des difficultés, des membres de la commission des ministères en Suisse ou du Groupe d’Etude des Assemblées peuvent remplir cet office. Mais les choses ont quelque peine à se mettre en place. Nous sommes tiraillés entre la crainte d’accorder à un organe un droit d’ingérence dans la vie des Eglises locales, et la souffrance de voir certaines situations bloquées faute d’un interlocuteur extérieur permettant de renouer des dialogues rompus. Ce genre d’interventions a déjà souvent eu des effets bénéfiques, mais le statut de ceux qui sont appelés à intervenir n’est pas encore très clair.
2. La représentativité des Rencontres Générales, donc sa capacité à prendre des décisions qui nous engagent tous, nécessite une clarification. Nous n’avons pas, du moins pas encore des « délégués des Eglises » à proprement parler, mais nous avons conscience qu’une rencontre où ceux qui participent le font à titre personnel limite singulièrement l’efficacité des décisions prises…
Force et risques de la diversité
Les Assemblées de Suisse romande sont loin d’être uniformes et c’est heureux. Les mutations rapides que nous évoquions plus haut ne se font pas partout au même rythme. L’ouverture sur l’extérieur, qui a été sans conteste un ballon d’oxygène, permet aussi à des influences assez diverses de se manifester. Certaines Assemblées ont une tendance charismatique, en général très modérée. D’autres ne sont pas attirées vers ce type de spiritualité, ou lui sont même opposées. Certaines sont allergiques à ce qu’elles appelleraient l’intellectualisme, alors qu’ailleurs on aspire à une prédication solidement enracinée théologiquement. Les unes ont fortement réagi contre le darbysme, d’autres en gardent certains caractères… Il serait parfois plus simple de s’ignorer mutuellement lorsqu’on prend conscience que ces différences provoquent des tensions. Et nos structures peu contraignantes permettraient cet éloignement. Il est pourtant nécessaire, pour la gloire de Dieu et pour la crédibilité de notre témoignage, pour notre enrichissement mutuel aussi, que nous demandions
Et acceptions la grâce d’être, malgré les différences, un « solide assemblage », selon l’expression de l’apôtre Paul (Ep 4.16). L’amour fraternel n’est pas un consensus facile et superficiel, mais le fruit de l’Esprit. Il ne se manifeste ni dans une uniformité imposée par un pouvoir central, ni dans l’éparpillement de nos individualismes, mais dans l’accueil des autres… Justement en ce qu’ils sont autres, et par là nous apportent ce que nous n’avons pas et nous contraignent à vérifier la valeur de ce que nous avons. C’est plus facile à écrire qu’à vivre, mais c’est bien pour cela que Jésus nous a avertis : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15.5).
J.B.