Que peut-on dire de l’enfer ?
par Daniel Bresch
Disons-le d’entrée : le sujet est redoutable. En effet dans notre culture occidentale, portée sur le confort et la tolérance et en même temps très sensible à tout ce qui touche à la justice, on trouve inconvenant de parler de jugement dernier et d’enfer. A notre surprise, l’auteur de l’épître aux Hébreux inscrit « résurrection des morts et jugement éternel » parmi les notions qui font partie de l’enseignement élémentaire de la parole du Christ (6.1,2).
C’est pourtant un sujet difficile qu’on ne peut traiter légèrement. Ce qui est proposé ici est une approche de nos sources d’information et une sensibilisation aux réflexions qu’elles ont suscitées. Nos sources sont d’abord et essentiellement les données bibliques : ce sont elles que nous commencerons par consulter. L’inventaire est relativement aisé à faire, mais en même temps, demande une certaine honnêteté en nous gardant d’une interprétation trop rapide.
L’apport de l’Ancien Testament
De façon générale on constate qu’à de très rares exceptions près, la préoccupation de tous les auteurs est concentrée sur la vie présente. Pour un ensemble d’écrits dont la rédaction s’échelonne sur près d’un millénaire, il est étonnant d’observer une grande unité sur ce point.
La mort est redoutée, l’existence après la mort est entourée de silence, d’oubli, d’obscurité (Ps 6.6; 88.13; 94.17; Ec 9.10). C’est le « sheôl », le séjour des morts, où vont tous les êtres humains (Ps 89.49; Ec 9.3), où règnent la corruption et le désordre (Ps 16.10; 49; 15; Jb 10.21, 22). On meurt et on se couche avec ses pères (Gn. 25.8; 1 R 2.10). Lieu de repos, de fuite, mais Dieu y est présent (Jb 3.13; Ps 139.8). La mort peut aussi être un châtiment (Nb 16.30).
L’espoir d’en être préservé est exprimé, toutefois sans précision (PS 16.10; 49.16). Une lecture chrétienne y discerne prophétiquement la résurrection. Celle-ci est mentionnée explicitement dans deux textes (Es 26.19; Dn 12.2). Seul ce dernier signale la séparation entre les justes et les injustes après un jugement.
Deux textes décrivent la dégradation des corps, considérée comme une horreur et un châtiment (Jr 7.32-33; cf. 19.6-7; Es 66.24), mais le contexte est d’abord celui de la destruction de Jérusalem en 587, où l’on n’a pas pu ensevelir les morts jetés dans un charnier du vallon de Ben-Hinnom, sur le flanc sud de l’ancienne ville.
La notion d’un jugement par Dieu, le « juge de toute la terre » (Gn. 18.25; 1 S 2.10; Ps 94.1-3), converge, surtout chez les prophètes, vers le grand procès final (Es. 3.13,14; Mi 3.5) qui aboutira au grand « jour du Seigneur » temps de moisson et d’embrasement (Am 5.18; So 3.8; Joël 4.14ss), de triomphe et de salut (Mi 2.12; Za 14.9). Ce jugement ne sera pas seulement collectif, mais atteindra chaque individu (Ez. 34.20; Dn. 7.15).
L’apport du Nouveau Testament
De façon globale, la conception de l’existence après la mort est en continuité avec celle de l’Ancien Testament. Au terme hébreu « sheôl » correspond le mot grec « hadès ». Cependant les justes et les injustes y sont séparés par un abîme : les premiers se reposent « dans le sein d’Abraham », les seconds éprouvent déjà des tourments (Luc 16.22, 23, 26). Il ne s’agit pas vraiment d’une révélation de Jésus, car ces éléments sont présents dans les conceptions courantes du judaïsme de l’époque. Du reste, on a compris cette histoire plutôt comme une parabole sur le rapport entre les richesses de ce monde et le salut du monde à venir. Il est vrai aussi que certains détails posent question.
La grande différence, quant à la vie au-delà de la mort, apparaît dans l’enseignement de Jésus et surtout dans l’événement même de la nouvelle alliance : sa mort, sa résurrection, son ascension, sa promesse de retour.
D’abord il est frappant d’observer que parmi les personnages bibliques, c’est Jésus qui cite le plus souvent la réalité d’un enfer. Pour cela il se sert du mot « géhenne », dérivé du nom « ge-hinnom », vallée de Hinnom, comme le rapportent les Evangiles synoptiques.
Ce terme associe l’abjection de l’idolâtrie, l’horreur de la mort, la destruction des cadavres par le feu lors du jugement que fut la chute de Jérusalem avant l’Exil, à la condamnation à un châtiment destructeur qui aura lieu après la mort et le jugement dernier. On compte onze références où ce mot apparaît (Mt 5.22; 5.29,30; Marc 29.43; Mt 10.28; Luc 12.5; Mt 18.8,9; Marc 9.45,47; Mt 23.15,33). On le trouve une seule fois ailleurs dans le Nouveau Testament (Je 3.6). Deux fois Jésus emploie le terme « hadès » pour désigner l’enfer (Mt 11.23; cf. Le 10.15; Mt 16.18).
D’autres expressions sont : la colère à venir et le feu qui ne s’éteint pas (paroles de Jean-Baptiste, Mt 3.7, 12, Lu 3.7, 17; cf. Mc 9.48), la destruction (Mt 7.13), les ténèbres du dehors, les pleurs et les grincements de dents (Mt 8.12; cf. Luc 13.28; Mt 13.42, 50; 22,13; 24.51; 25.30), le jugement (Mt 10.15; 11.22, 24; cf. Luc 10.12, 14; Mt 12.41, 42; cf. Luc 11.31, 32), le feu éternel préparé pour le diable et ses anges et le châtiment éternel (Mt 25.41, 46), le grand rassemblement et la séparation des brebis et des boucs (Mt 25.31, 32).
Les épîtres
L’Evangile et les lettres de Jean ne mentionnent ni la géhenne, ni le hadès, ni le feu, ni les tourments. Ceux qui ne croient pas vont au-devant de la perdition, de la mort, du jugement, ceux qui croient reçoivent le salut et la vie éternelle (3.16,18; 5.24,29; 10.28; 11.26; Un 3.14; 4.17; 5.16).
La nouveauté, la révélation, réside surtout dans la manifestation même de Jésus-Christ, particulièrement dans son oeuvre par la croix : il a réduit à l’impuissance la mort et mis en lumière la vie et l’incorruptibilité (2 Tm 1.10). Délivré de la mort qui ne pouvait le garder, il accorde la repentance en vue du pardon et du salut, c’est-à-dire la vie (Ac 2.24, 31, 38, 40; 11.18). C’est ce qui lui confère le droit imprescriptible d’être le juge des vivants et des morts, thème important de l’enseignement des apôtres (Ac 10.42; 17.31; 24.25).
L’apôtre Paul ne parle pas explicitement de l’enfer, mais développe les concepts de mort, comme salaire du péché et dernier ennemi à détruire (Rm 6.23; 1 Co 15.21); de colère divine contre le péché et les pécheurs (Rm. 1.18 ss; 2.8; Ep 5.6; 1 Th 1.10).Car le jugement sera exercé pour tous (Rm 2.16; 14.10; 1 Co 5.13; 2 Th 1.5; 2 Tm 4.1). Les condamnés « périront » (Rm 2.12; 2 Th 2.10-12). Un seul passage indique la dimension étemelle du châtiment (2 Th 1.9). Dans la majorité des cas, Paul associe le mot éternel à la vie donnée au croyant en Christ.
Un parcours des épîtres dites générales confirme cette unité de vue : le péché entraîne la mort, se détourner du péché, c’est échapper à la mort (Hb 6.1; 10.39; Je 4.12). Le jugement et son verdict sont annoncés en termes graves sans équivoque (Hb 9.28; 10.27; 1 Pi 4.5; 2 Pi 2.1, 3, 12; 3.7, 16; Jude 7, 13). Pourtant, l’intention profonde et constante de Dieu reste le salut du plus grand nombre (2 Pi 3.9).
Le livre de l’Apocalypse précise le concept de seconde mort qui frappera les ennemis de Dieu et de l’Agneau, consécutive au jugement ultime (2.11; 20.6; 11-15; 21.8). La description du châtiment rejoint les images employées par Jésus : exclusion, feu, tourments, etc. Dans son contexte, sa visée et son style particuliers, le visionnaire de l’Apocalypse désigne des condamnés tantôt comme des hommes, tantôt comme des entités démoniaques (21.27; 22.15 et 19.20; 20. 2, 3 ). Notre propos n’est pas d’entrer dans une chronologie des événements que l’on a voulu distinguer dans ces visions.
A ce point, nous voudrions avant tout souligner le fond commun et les constantes essentielles de la prédication de Jésus et des apôtres : l’Evangile est vraiment et d’abord la bonne nouvelle de Dieu qui s’adresse à tout homme, dans sa vie qui est unique, où il est toujours possible d’entendre, de recevoir, de revenir, de trouver la vie dans la rencontre du Christ ressuscité. La mort, dans sa forme actuelle, est assurément le point de non-retour. Le voile demeure actuellement sur le mal et l’injustice, mais Dieu annonce qu’une résurrection aura lieu et s’ouvrira sur un jugement qui mettra tout en lumière (Jn 5. 29) : il fera justice, ce sera la vie éternelle dans sa présence pour tous ceux qui auront eu foi en lui, par Jésus-Christ; et la séparation définitive, la mort, pour tous ceux qui l’auront rejeté, combattu.
Développements qui ont suivi
A partir de ces données on a construit une doctrine plus systématique pour répondre aux questions suscitées par les textes bibliques, puis par leur interprétation. Cela demanderait un exposé assez long des développements doctrinaux sur le problème du châtiment que constitue l’enfer que nous ne faisons qu’évoquer. Mais il nous semble tout de même utile de signaler les principales voies tracées depuis les premiers siècles et rebondissant jusqu’à nos jours.
- La position traditionnelle a été formalisée, avec la notion de « peines éternelles et conscientes » par Tertullien (environ 160 à 220 ap. J.-C.), suivi par plusieurs Pères de l’Eglise comme Jean Chrysostome, Augustin (4e à 5e siècle), puis au Moyen Age par Thomas d’Aquin. Les Réformateurs se rattachent au même courant ainsi que leurs successeurs : Baptistes, Méthodistes, Piétistes, Révivalistes, l’ensemble du courant évangélique, en somme. Du côté catholique la doctrine est sensiblement la même, mais a été dénaturée par l’introduction de la notion de purgatoire dès le Moyen Age.
- A l’opposé, la position universaliste – « tous seront sauvés » – fut défendue par Origène (env. 185 à 254), suivi, avec des nuances, par quelques autres Pères de l’Eglise, Quelques personnes en marge de la Réforme radicale semblent l’avoir adoptée à une époque passée. Il caractérise essentiellement la théologie libérale ou moderniste qui s’est propagée au cours des trois siècles passés dans le protestantisme, puis plus récemment dans le catholicisme.
- La position « conditionnaliste » qui remonte à Arnobius de Sicca (mort en 330 env.), a trouvé des adeptes dès l’époque de la réforme et aux siècles suivants jusqu’à nos jours. L’âme n’étant pas immortelle en elle-même, seuls les rachetés sont bénéficiaires d’une existence « éternelle », au sens fort et de la qualité de vie donnée par Dieu, comme condition de la justification par la grâce au moyen de la foi. L’enfer signifie la destruction des perdus : les peines ne sont pas « éternelles », au sens où les réprouvés sont privés de cette vie et condamnés à périr. L’annihilation est la conséquence logique de cette conception, d’où le terme d’annihilationnisme. Notons que c’est à l’intérieur du courant évangélique que ces questions sont débattues. Par exemple, lors de sa création en 1846, l’Alliance Evangélique a pris position dans sa déclaration de foi pour le courant traditionnel, afin de contrecarrer des influences annihilationnistes et universalistes. Mais le débat existe et continue toujours.
Enjeux
Cette présentation très schématiquement résumée ne rend pas compte, évidemment, des nombreuses nuances entre les auteurs et écoles de pensées, ni des argumentations réciproques. Reprenons toutefois brièvement les principaux problèmes soulevés à propos des peines de l’enfer et qui méritent notre attention et notre discernement :
- Il y a la question exégétique ou d’interprétation du vocabulaire biblique. Comprenons-nous bien les termes, les images et les concepts employés ? D’une part, il faut bien se garder de projeter sur le texte des représentations de notre imaginaire et de notre culture. De l’autre, on ne peut non plus évacuer rapidement ce qui surprend et nous heurte, de peur de soulever des vagues.
- Il y a tout l’aspect théologique et philosophique de la question. En vérité, qu’il est difficile de parler de l’au-delà, de ce qui est à venir, de ce qui est hors du temps ! C’est le domaine par excellence dont nous n’avons vraiment ni la moindre idée, ni la capacité d’approche et de compréhension. Et puis, qu’il est difficile de concilier la sainteté, la sévérité et la justice de Dieu d’une part, avec son amour, sa patience, sa miséricorde d’autre part ! Comment trouver l’équilibre entre la souveraineté et la grâce du Créateur-Sauveur et la terrible responsabilité de sa créature ? Mais peut-on « interdire à Dieu le droit de révéler sa colère contre l’iniquité et de s’engager dans le drame de la condition humaine pour y détruire le mal… Il ne faut pas parler de la grâce comme d’une réalité qui annule le jugement. La grâce n’absorbe pas le mal, elle le détruit » (Jacques Blandenier).L’Evangile bien compris crie puissamment la bienveillance de Dieu et tout aussi fortement sa justice, mais comment tout cela se dénouera-t-il ?
- Par delà ces questions de compréhension quasi insurmontables mais légitimes, il y a le poids, jusqu’à l’insoutenable, de la dimension affective. Or, l’émotion est mauvaise conseillère, car changeante et paralysante. Pourtant, n’y a-t-il pas là une réflexion pastorale à approfondir ? Parler de l’enfer, dans l’enseignement, dans la prédication, dans la relation d’aide, sans doute, mais comment ? Il est instructif d’observer quand et à qui Jésus, puis les apôtres, en parlent. Certes, la Parole de Dieu ne nous donne pas les réponses à toutes nos questions. Or, c’est dans la rencontre avec son Auteur souverain que se construit petit à petit la foi, qui est confiance, façon de posséder déjà les biens qu’on espère (Hb 11.1). C’est dans cette confiance-espérance en Dieu qui est parfaitement juste que s’instaure la paix du cœur qui surpasse tout ce qu’on peut concevoir (Ph 4.7).
Alors, le message à proclamer sans tarder ni nous lasser, sans l’édulcorer ou l’alourdir est : Oui, Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. Ainsi tous ceux qui croient en lui ne se perdront pas loin de Dieu, mais ils vivront avec lui pour toujours. En effet, Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais il l’a envoyé pour qu’il sauve le monde. Celui qui croit au Fils n’est pas condamné… Tous ceux qui font le mal détestent la lumière et ils ne vont pas vers la lumière… Mais ceux qui font la volonté de Dieu vont vers la lumière… (Jn 3.16-21, Traduction Parole de Vie).
D.B.