Traductions bibliques ou le dilemme des traducteurs

 

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Par Alfred KUEN

 

 

DES METHODES

 

 

La Septante

 

 

L’histoire de la traduction biblique commence avec la traduction de l’Ancien Testament de l’hébreu en grec. Elle a été achevée au milieu du 2ème siècle av. J.-C. à Alexandrie en Égypte où vivaient de nombreux juifs parlant le grec. C’était même une première mondiale, la première traduction d’un livre dans une autre langue : c’est la célèbre version dite « la Septante » (d’après la légende qui l’attribue à 72 savants qui l’auraient faite en 72 jours). C’est d’après elle que les auteurs du Nouveau Testament citent généralement les textes de l’Ancien Testament.

 

Les traducteurs de la Septante avaient le souci de faire comprendre le texte à des lecteurs auxquels la façon hébraïque de s’exprimer n’était pas familière. Ainsi ils traduisent « le bouclier de ton aide » (Dt 33.29) par « Celui qui t’aide, te protège d’un bouclier » ; « le chemin de Basan » devient « le chemin vers Basan », «un coffre d’acacia» est traduit par « un coffre en bois imputrescible ». Ils ont donc appliqué les principes d’un premier type de traduction appelé aujourd’hui : traduction à équivalence fonctionnelle ou dynamique1.

 

La version d’Aquila

 

Comme les chrétiens utilisaient régulièrement la Septante pour prouver aux juifs que, d’après leur Bible elle-même, Jésus était le Messie attendu, les juifs l’ont abandonnée et se sont tournés vers d’autres traductions. Celle qui a eu le plus de faveur était la version d’Aquila, une traduction qui se situait aux antipodes de la Septante : les mêmes mots hébreux étaient toujours rendus par les mêmes mots grecs, le grec suivait le même ordre des mots que la phrase hébraïque – ce qui donnait un mauvais grec, des phrases incompréhensibles et souvent, des contresens. Mais les rabbins l’estimaient beaucoup car, sous le grec, ils pouvaient retrouver les mots hébreux et la phrase hébraïque. C’est le deuxième type de traduction biblique appelé aujourd’hui : traduction à équivalence formelle.

 

Toutes les traductions faites par la suite se rapprochaient de l’un ou de l’autre type en privilégiant soit le sens des mots et des phrases, soit une transposition littérale des mots eux-mêmes et une reproduction servile de la structure grammaticale de l’original.

 

Un choix nécessaire

 

Dans le premier cas, le traducteur se demande d’abord : « Qu’a voulu dire l’auteur inspiré ? » Puis : « Comment puis-je faire comprendre cette pensée à mes lecteurs d’Alexandrie, de Rome ou de Paris ? » Dans le deuxième cas, il se demande : Comment ai-je traduit ce mot hébreu ou grec la dernière fois que je l’ai trouvé ? Et il le traduit de la même façon. Ainsi le mot hébreu yâm signifie la mer. Chaque fois qu’il apparaît dans le texte hébreu, on le traduira donc par mer. Dans la Bible Segond, qui a suivi en grande partie ce deuxième principe, il est donc question de la mer de Galilée et de la mer d’airain. Pourquoi ? Parce que le mot yâm désigne aussi un lac ou une grande cuve. Les traductions du premier type parlent du lac de Galilée et de la cuve de bronze.

 

Dans toutes les langues, beaucoup de mots couvrent un certain nombre de sens : la table des lois ou la table de multiplication n’a que peu de points communs avec une table en chêne ; selon le contexte une « table ronde » désigne un meuble ou une forme de réunion. Si l’on veut que notre traduction de ce mot soit comprise dans une autre langue, il nous faut donc tenir compte du contexte qui en précise le sens.

 

Faire comprendre

 

Les grands traducteurs du passé ont toujours tenu compte de ces principes. Une traduction mot à mot cache le sens qu’elle prétend faire passer d’une langue dans une autre. Il faut d’abord s’efforcer de comprendre avant de traduire, « car on ne peut traduire que ce qu’on a compris ». Il faut ensuite se servir de la langue d’arrivée pour rendre ce sens de la manière la plus appropriée, quitte à changer la structure de la phrase. C’est ce qu’a tenté de faire JEROME en traduisant la Bible en latin au 4e siècle : sa traduction est devenue la version officielle de l’Eglise catholique sous le nom de Vulgate. C’est sur cette traduction, la Vulgate, que jusqu’au 20e siècle, toutes les traductions catholiques de la Bible ont été faites.

 

Luther

 

La version de LUTHER qui a joué un si grand rôle dans la Réforme du 16ème siècle a suivi les mêmes principes. « Celui qui veut parler allemand, disait-il, ne doit pas se conformer à la manière hébraïque d’ordonner les mots, mais il doit veiller à comprendre le sens de ce que l’hébreu a voulu dire. Puis il doit se demander : Mon cher, comment un Allemand exprime-t-il cela dans ce cas ? S’il a trouvé les mots allemands utiles, qu’il laisse tomber les mots hébreux et exprime librement le sens dans le meilleur allemand possible. Il faut demander à la mère au foyer, aux enfants dans la rue, à l’homme au marché, et leur regarder sur la bouche comment ils parlent, et traduire ensuite. De cette manière, ils comprennent et remarquent que l’on parle allemand avec eux ».

 

Les traducteurs de la King James Version (1611) ont aussi renoncé au principe de la version « concordante » (qui traduit toujours le même mot original par le même mot de la langue d’arrivée) « car, disaient-ils dans la Préface, ils y a des mots dans l’original qui n’ont pas le même sens partout ». Etienne DOLET, l’un des traducteurs-imprimeurs de la Bible française du temps de la Réforme, disait que la traduction mot à mot « détruit la signification de l’original et ruine la beauté de l’expression ». LEMAISTRE DE SACY, l’auteur d’une traduction catholique de la Bible qui a eu un grand succès (1666, et qui a même été réimprimée récemment) disait : « J’ai voulu donner une version claire ».

 

Evolution académique

 

Par la suite, dans les écoles, les professeurs de latin-grec demandaient à leurs élèves des traductions aussi littérales que possibles des textes anciens. Une version était bonne lorsqu’on la retraduisant dans l’original, on pouvait le retrouver tel quel. Les traducteurs de la Bible se sont conformés à ce principe. Ils jugeaient de la « fidélité » d’une traduction par la conformité à l’hébreu et au grec (qu’ils connaissaient) : plus une traduction était « littérale », plus elle était réputée « fidèle ». On peut citer pour exemple les versions de Lausanne, de DARBY et de CHOURAQUI au français rugueux qu’il en devient souvent incompréhensible.

 

 

Fiabilité des traductions

 

Presque toutes les traductions de la Bible sont « fiables » – selon le principe que leurs auteurs se sont fixé. Une voiture est fiable si l’on peut avoir confiance en elle : ses freins ne lâcheront pas, sa direction ne déviera pas. Une traduction à équivalence formelle est fiable dans le sens qu’elle se calque le plus fidèlement possible sur l’original. On peut donc se fier au fait qu’elle rendra le même mot hébreu ou grec par le même mot français, que la phrase française suivra la même structure que la phrase de l’original. Les versions Darby ou Chouraqui sont fiables dans ce sens. Les autres (Segond, Colombe, T.O.B…) ont plus ou moins suivi le même principe en s’efforçant toutefois de donner un sens à peu près compréhensible.
Une traduction à équivalence fonctionnelle ou dynamique est fiable parce qu’elle transmet le sens que l’auteur inspiré a voulu donner à son texte (ou du moins le sens que les traducteurs ont compris, si deux sens sont possibles, l’un est dans le texte, l’autre en note).

 

Que choisir ?

 

Tout dépend donc de ce que je recherche : savoir quels sont les mots et la structure de l’original ou comprendre son sens. Dans la vie courante, c’est cette deuxième option qui m’intéresse. Je suis sur le quai d’une gare en Allemagne. Le haut-parleur annonce : « Planmässige Abfahrt halb fünf ». Je demande à un ami qui sait l’allemand de me traduire l’annonce. Féru d’équivalence formelle, il me traduit : « Planifié départ demi cinq ». Il y a quatre mots dans la traduction comme dans l’original, ils sont dans le même ordre et ont à peu près le même sens – mais je n’ai rien compris. Alors il me fait une traduction à équivalence « fonctionnelle » : « Le départ du train aura lieu selon l’horaire à quatre heure et demi ». Comment, quatorze mots pour en traduire quatre ? Cela ne peut pas être fiable, « fidèle » ! Mais cette fois-ci j’ai compris.

 

La langue française a évolué

 

Ainsi, pour le sens, les traductions littérales ne sont pas toujours fiables : le sens des mots n’est pas le sens courant en français (que donne le dictionnaire) : dans 2 Pi 1.1, la version Segond emploie six mots sur sept dans un sens français différent de celui qu’avait le mot grec pour son auteur : vertu, science, tempérance, patience, piété et charité. Les noms sainte, justice, parfaits, docteur, mystère, cœur, évêque ont tous acquis en français un sens différent de celui qu’ils avaient dans l’esprit des auteurs inspirés. Le mot chair a sept sens différents dans l’original, mais est toujours rendu par le même mot en français.

 

Structures originales difficilement traduisibles

 

La structure génitive reliant deux noms par de couvre des réalités différentes : Ainsi « l’amour de Dieu » peut être celui qu’il nous porte ou bien notre amour pour lui ; la traduction devrait choisir entre les deux sens (ou indiquer les deux) ; l’expression : « les saintes lettres qui peuvent te rendre sage à salut par la foi en Jésus-Christ » est incompréhensible pour le Français moyen. La Bible du Semeur la traduit ainsi : « les Saintes Ecritures peuvent te donner la vraie sagesse, qui conduit au salut par la foi en Jésus-Christ ».

 

Beaucoup de mots (sanctification, propitiation, justification…) ne sont plus compris aujourd’hui – ou sont compris dans un autre sens (repentance, confesser ses péchés). L’étude des documents rabbiniques de l’époque et des papyrus a permis de préciser le sens de certains versets difficiles : « se faire baptiser pour les morts » était en fait : « se faire baptiser au risque de mourir » (comme c’est le cas dans certains pays musulmans aujourd’hui) ; « vos enfants sont saints » devient : « ce sont des enfants légitimes » ; il ne s’agit pas de « craindre l’Eternel » mais de le « révérer » ; « louer l’Eternel pour ce qu’il est » est plus parlant que « louer le nom de l’Eternel » (en hébreu, le nom signifie la personnalité et la nature de quelqu’un).

 

Conclusion : choisir !

 

Ainsi, si je veux comprendre le message de Dieu – ou le faire comprendre à quelqu’un qui n’a pas l’habitude de lire la Bible, je choisirai une version basée sur le sens (Bible en français courant, Bible du Semeur, et la Bible en français fondamental pour les enfants ou des gens qui ne comprennent que peu le français). Si je veux faire une étude biblique approfondie et savoir quels mots emploie l’original, je prendrai une version « littérale » (Colombe, Segond, Darby, Chouraqui). Il nous faut choisir, car il n’existe pas de Bible « fiable » dans les deux sens du mot.

 

A.K.

 bibliographie

 

Henri Blocher et F.Lovsky : Bible et histoire (Ed. P.B.U., 1980), 57p.

 

Louis Gaussen : Pleine inspiration des Saintes Ecritures (Ed.Emmaüs). Ecrit en 1842, réédité en 1985.

 

Kenneth A.Kitchen : Traces d’un monde, Bible et archéologie (presses Bibliques universitaires, 1980), 222p.

 

Alfred Kuen : Comment interpréter la Bible (Edit.Emmaüs, 1991), 322p.

 

Alfred Kuen : Une Bible et tant de versions (Ed.Emmaüs, 1986), 206p.

 

André Lamorte : Les découvertes archéologiques de la mer morte (Ed.Radio Réveil), 53p.

 

John Mac Arthur : La passion du Livre (Editeurs de littérature biblique, 2000).

 

René Pache : L’inspiration et l’autorité de la Bible (Ed.Emmaüs) , 299p.

 

Robert Sheehan : La Bible, ce qu’elle est, ce qu’elle dit (Ed.Vida, 1990).

 

Stuart et Fee : Un nouveau regard sur la Bible (Ed. Vida, 1990).

 

Pierre Wheeler : La Bible, ce livre extraordinaire (Ed.Litt.Biblique, 1984). 48p.

 

Collectif : La Bible déchiffrée (Ed. Ligue pour la lecture de la bible, 1983), 680p.

 

Vidéo : Sur les pistes de la mémoire (publiée par la Société Biblique Britannique et étrangère), original en anglais produit en 1987 sous le titre : Messages from the Memorybanks.


 

NOTE

 

1. : Signalons encore qu’ils ont ajouté aux livres du canon hébreu, des livres récents, écrits en grec (Maccabées, Sirach, Tobie) qui figurent dans les Bibles catholiques sous le nom de « deutérocanoniques » ( = 2e canon).