Questions à Henri Blocher
Propos recueillis par Reynald KOZYCKI1
L’apologétique dans notre époque dite «post-moderne » est-elle différente d’il y a trente ans par exemple ?
L’apologie, c’est toujours un discours qui vise un interlocuteur particulier. D’après la théorie des fondements que j’adopte, c’est toujours un discours orienté. Du coup, il doit se modifier selon que les interlocuteurs changent. Comme chacun appartient à son époque, l’apologétique forcément se modifie.
Je considère que la « postmodernité » est en continuité avec la modernité. D’ailleurs je préfère dire la « modernité tardive » ou ultramodernité ou encore, comme j’ai suggéré de le faire – mais je ne suis guère suivi -, la modernité-post, pour bien marquer cette continuité.
Il est sûr que des changements importants ont eu lieu dont beaucoup d’ailleurs sont rattachés à l’influence des instruments électroniques de la vie : la télévision et l’informatique qui changent des réflexes à la fois intellectuels et émotionnels. La manière de se disposer par rapport au sujet que l’on traite a été modifiée en grande partie simplement par l’intrusion et l’influence des techniques. Il est donc évident qu’il y a des changements dans notre façon d’aborder nos contemporains.
Dans quel domaine verriez-vous plus particulièrement des changements dansl’apologétique ?
Je pense qu’elle peut évoluer, en particulier de deux façons, pour correspondre à ce que j’observe comme changements dans la «modernité-post ». D’une part, elle doit adopter un ton beaucoup moins assuré d’emblée. Il faut respecter une progressivité pédagogique basée sur une persuasion douce, alors que la proclamation qui semble autoritaire ne passe plus. Beaucoup de gens ont une réaction immédiatement négative. Tout ce qui paraît lié à l’image de soi que l’institution voudrait imposer est l’objet d’un mépris. Donc il faut adopter souvent un langage plus indirect, usant d’images, faisant appel à l’expérience personnelle beaucoup plus qu’à un discours officiel pour capter l’attention et une écoute un tant soit peu bienveillante de la part de beaucoup d’interlocuteurs aujourd’hui. C’est principalement une question de forme – peut-être aussi d’atmosphère et d’état d’esprit – mais c’est une première différence me semble-t-il pour l’apologétique aujourd’hui, comparée à ce qu’elle pouvait être il y a un siècle.
La deuxième grande différence vient de ce que l’idée d’une raison objective et autonome à partir de laquelle on pourrait tirer des conclusions qui s’imposeraient à tous est moins largement partagée. Je crois qu’il est tout à fait faux de prétendre que c’en est fini d’une idée de la raison. Elle est encore très présente dans beaucoup d’esprits et elle régit encore des pans énormes d’activités humaines : dans la constitution des sciences de la nature et dans les sciences humaines.
Il ne faudrait donc pas présenter les choses comme si la « modernité-post » avait tout changé à cet égard mais il est vrai qu’il y a quelques décennies au moins on pouvait compter qu’à priori les gens accepteraient l’idée de la validité d’un raisonnement affirmé au moins avec une apparence de rigueur. Aujourd’hui, ce que rencontrera un raisonnement de cet ordre, c’est un scepticisme immédiat. On est obligé de mettre en oeuvre des stratégies plus subtiles et plus souples.
De manière très synthétique, quels fondements théologiques à l’apologétique verriez-vous ?
Je pense que le premier fondement c’est celui qui correspond à l’exposé et l’argumentation de l’apôtre Paul dans Romains au chapitre 1. C’est l’existence d’une révélation générale de Dieu par ses oeuvres dans toute la création. Dieu se fait connaître non pas en tout ce qu’il est mais selon plusieurs de ses attributs dans l’ordre de la création même, y compris l’être humain et cela c’est plutôt le deuxième chapitre de l’épître aux Romains qui le met en valeur : la vie intérieure, la vie morale, le rôle de la conscience de l’être humain.
Dieu se fait connaître et ne s’est pas caché de sa créature même si à cause de l’aliénation de l’humanité par sa désobéissance, beaucoup de ses signes sont difficiles à lire et certains sont légèrement distordus. Dans la nature même, il subsiste un témoignage que Dieu se rend par toutes ses oeuvres et qui atteint tous les humains. Ce qu’on connaît de Dieu est manifeste. Le problème c’est que les êtres humains refusant de lui donner la gloire et le service qui lui est alors dû, répriment au fond d’eux-mêmes, refoulent ce que les signes de Dieu impliquent quant à lui et alors ils se forgent diverses idoles, etc. Dieu se donne à connaître ayant équipé l’être humain des facultés qui lui permettraient normalement de lire ses signes correctement.
Le deuxième fondement me semble-t-il, c’est que même dans l’aliénation qui est la sienne, l’être humain par l’effet de la grâce commune, est capable de lire encore les signes de manière qui importe, qui ne retombe pas à zéro.
Cela ne contredit-il pas la notion de la dépravation humaine comme Calvin par exemple l’a soutenu ?
Justement, la dépravation humaine est totale dans ce sens où tout est atteint. Mais elle n’est pastorale du tout, dans le sens où l’humanité de l’homme n’a pas complètement disparu. C’est une grâce de Dieu. Les effets de cette dépravation, du péché, sont limités par la grâce de Dieu de telle sorte que l’être humain a encore une conscience qui peut se tromper gravement, mais qui lui dit malgré tout encore pas mal de choses justes sur le bien et le mal.
Il a encore des pouvoirs de raisonnement, de discernement, qui lui permettent de voir au moins certaines choses de façon assez juste, pas trop gravement déformées et c’est ce qui rend possible une conversation avec un réel échange de considérations entre ceux qui ont été placés, par la grâce de Dieu, dans une lumière qui guérit leur myopie et leur astigmatisme et ceux qui sont encore dans leur vue par la maladie du péché. Comme cette maladie ne les empêche pas de tout voir, il est possible de discuter, d’avoir une conversation, sans quoi l’apologétique n’aurait aucun sens. S’ils étaient dans un aveuglement tel qu’ils ne voient rien, alors autant parler des couleurs à un aveugle de naissance ! Mais comme ils voient encore quelque chose tout en le déformant, il est possible de s’entretenir avec eux. Ceci est donc une deuxième base de l’apologétique.
Je pense que l’on pourrait dire que la troisième base théologique de l’apologétique, c’est que Dieu y exhorte ses fidèles, ses enfants, à être toujours prêts à l’apologie. Cette expression de 1 Pierre 3.15 est malheureusement mal traduite dans certaines versions. Ce n’est pas « soyez prêts à vous défendre », c’est « soyez prêts à l’apologie ». Il s’agit de cette apologie pour le message : rendre compte de l’espérance qui est en vous.
II s’agit d’une défense, par des considérations qui ont du poids, de l’espérance que nous avons placée dans le Christ. Dieu le veut : cela veut dire que Dieu veut s’en servir dans son dessein de grâce et de salut. Nous avons donc cette promesse que si nous discutons avec ces considérations qui peuvent mordre à la pensée de ceux avec qui nous parlons, Dieu pourra s’en servir pour les amener jusqu’au point où ils reconsidéreront le monde et sa réalité et se reconsidéreront eux-mêmes et pourront aboutir à la décision de changer et de recevoir la parole spéciale de Dieu dans l’Evangile.
H.B.
NOTE
1. II s’agit d’une suite d’un article paru dans le numéro de Septembre 2007.