Eglise et Etat

 

La laïcité, un équilibre à vivre

 

 laicite

par Daniel Bresch

 

 

     On croyait la question de la laïcité à peu près rentrée dans l’ordre, or voici que la commémoration de la loi du 9 décembre 1905 sur la Séparation des Eglises et de l’Etat suscite un intérêt accru. Ce rappel ravive le souvenir de traumatismes dont les traces n’ont pas entièrement disparu. Bien plus, notre société a considérablement changé au cours du siècle passé et particulièrement son paysage religieux : recul de la pratique chrétienne traditionnelle, diversification des communautés ecclésiales. présence accrue d’une population musulmane, apparition de nouvelles religions de type sectaire…

 


 

     Aux anciens soupçons et ressentiments relativement apaisés se mêlent à présent de vives méfiances, voire des peurs pas toujours raisonnées. La notion de laïcité est mise à mal. Les adjectifs rattachés au terme montrent bien l’acuité du débat et les efforts de réflexion déployés : apaisée, saine, de dialogue, d’intelligence pour les uns, dure, militante, agressive pour d’autres, ou encore incertaine, incompréhensible…

 

 

Le mot

 

     En grec laos, peuple, est un mot courant dans le Nouveau Testament, toujours appliqué au peuple de Dieu, soit Israël, soit plus largement les chrétiens. Laïque (ou laïc), connu mais rare jusqu’au 16e siècle, désigne le membre d’une Eglise, attaché à la religion mais qui ne fait pas partie de son clergé. Cette distinction a son fondement dans le NT : tous les croyants constituent le peuple acquis par Jésus-Christ, qui n’a plus besoin de prêtres, tous étant « sacrificateurs »1.

 

     Laïcité et laïciser datent des années 1870-75. A ce moment-là, laïque qualifie la personne qui revendique une certaine indépendance de toute confession religieuse, qui est éloignée de toute appartenance ecclésiastique. Laïcisme a une connotation doctrinale, voire idéologique, de séparation de tout ce qui est religieux.

 

 

L’histoire

 

     Le mot laïcité est difficile à traduire, comme s’il définissait une caractéristique particulière, une « exception » française. Il s’agit en fait d’un état issu d’un courant universel, aux formes et aux effets très variés suivant le contexte confessionnel, social et culturel. Mais en France le processus de laïcisation aboutissant à la laïcité que nous vivons, a pris des allures radicales et dramatiques. L’histoire de la chrétienté est jalonnée de conflits souvent violents dus aux rivalités entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, les « deux règnes ». Dans une société les forces religieuses et profanes coexistent en même temps et dans le même espace. Alors, comment vivre ensemble ?

 

     L’Ancien Régime avait pour principe « un roi, une loi, une foi ». Dans ces conditions la cohabitation dans le pays de plusieurs confessions, ou simplement de ceux qui vont à l’Eglise (unique !) et de ceux qui l’ignorent, était inconcevable. Ainsi sont nés guerres de religion, persécutions, exils. Tant que les pouvoirs se confondaient ou s’opposaient, il ne pouvait y avoir de solution apaisée et vivable. Le chemin sera long et douloureux jusqu’à ce que l’instauration de la laïcité favorise une certaine paix civile, même fragile.

 

     La séparation « à la française » se développe dans le contexte d’un affrontement avec le catholicisme hégémonique et autoritaire. Au 18e siècle, celui des « Lumières », sous l’influence de philosophes comme Voltaire ou Rousseau, des idées de tolérance se propagent2  en même temps que la concep-tion d’une « religion civile », libérée de l’emprise religieuse établie. La Révolution de 1789 est un choc d’une grande brutalité : on a d’abord tenté de contrôler l’Eglise catholique, puis de s’en séparer. Léchée est imputable à l’absolutisme des réactions et des contre réactions.

 

     Bonaparte ramènera une certaine stabilité avec le Concordat de 1801. L’Eglise catholique retrouve son statut de religion officielle de la nation, avec les privilèges et avantages qui s’y rattachent. Cependant, dans la société pluraliste qu’est la France, d’autres cultes (protestants et juif) sont reconnus et aidés. Mais le fondement de l’Etat est laïque, sans référence à l’autorité de l’Eglise3.

 

     Les conflits ne sont pas calmés pour autant. Au 19e siècle, « deux France » s’opposent : la catholique, « fille aînée de l’Eglise » ou camp clérical, contre la républicaine, « fille de la Révolution », camp anticlérical. Le champ de bataille privilégié est celui de l’école, car les deux partis y voient des enjeux vitaux. Le catholicisme connaît un renouveau dans ses paroisses et ses nombreuses congrégations. C’est l’ère de l’industrialisation, on croit beaucoup au progrès scientifique et technique. Nouveau choc : propulsés au pouvoir après la défaite de 1870, les républicains entreprennent de réformer l’école. Elle sera obligatoire, gratuite et laïque. Suivent 25 ans d’affrontements rudes et affligeants4  qui aboutiront à la rupture. La loi de 1905 consacre la laïcité de l’Etat et de la société dans un climat de combat.

 

 

Facteurs complexes

 

     En employant le terme laïcisation nous concentrons notre attention sur un aspect du processus qui mène à la séparation du civil et du religieux, de l’Etat et de l’Eglise. Le terme anticléricalisme décrit les aspects de contestation et de lutte contre l’exercice du pouvoir d’une Eglise autoritaire aux plans moral, doctrinal et politique.

 

     Un autre facteur important est le phénomène de sécularisation : il s’agit de l’évolution des mentalités et des comportements vers les modèles du « siècle présent »5.  Sur le plan des idées et des croyances, cette dérive se traduit par une déchristianisation : éloignement de l’Eglise et de ses dogmes, recul du religieux, extension de l’incroyance. Sur le plan socio-politique et historique on observe la tendance de démocratisation ainsi que d’occidentalisation de nos sociétés.

 

     Le processus de laïcisation est accompagné de tous ces phénomènes et les « laïques » n’échappent pas à leurs implications philosophiques et pratiques. Contrairement aux idées et aux espoirs de certains, la laïcité n’a pas sonné le glas de la croyance religieuse. La religiosité n’est pas morte, pour preuve l’attrait des spiritualités composées « à la carte », répondant à un besoin d’affirmation individualiste. Les Eglises aussi sont affectées par ces mutations.

 

 

Les visées de la loi de 1905

 

     Les concepteurs de la loi croyaient aux vertus et aux valeurs républicaines qui les incitaient à rechercher la paix civile dans une société pluraliste, non cloisonnée ou déchirée par des intérêts particuliers. La lecture des premiers articles démontre l’intention : assurer la liberté de conscience et garantir le libre exercice des cultes. Sans être contre toute religion6. l’Etat est non-confessionnel7 , ne reconnaît et ne soutient aucun culte particulier. Cela implique l’égalité des religions et des convictions. Les dispositions de la loi servent à encadrer l’existence légale des Eglises aux points de vue matériel, financier et fonctionnel. La loi de 1901 sur les Associations avait préparé le cadre général.

 

 

Avantages et faiblesses

 

     A quelques nuances près, protestants et juifs ont salué la Séparation comme un bienfait. L’accord des catholiques s’est fait plus lentement. Mais le processus est irréversible. Aujourd’hui le Conseil d’Eglises Chrétiennes en France souligne « leur vision commune de la laïcité » et plaide pour une laïcité de débat, d’écoute mutuelle8..  Celle-ci bien comprise et appliquée nous paraît, à nous évangéliques, plutôt favorable, puisqu’elle donne un certain espace de liberté d’action. Elle rejoint des convictions théologiques et ecclésiologiques d’Eglise « libre » forgées de longue date9.  A condition d’en respecter les règles fondamentales cette laïcité est une sûreté contre le danger des extrémismes que représentent les tentations de puissance et de cléricalisme.

 

     Mais l’équilibre acquis peut facilement être remis en cause. Le rejet du religieux dans la seule sphère privée entraîne des dérives de restriction tatillonne et discriminatoire des libertés10.  Par un effet pervers de la démocratie et de la liberté de  choix et d’expression11, des convictions individuelles se muent en replis puis en revendications communautaristes12 .

 

     Peut-on vraiment accuser la laïcité à la fois de l’indifférence religieuse généralisée et de l’exacerbation des réactions sectaires ? Mais peut-elle tout régler ? Notre confiance ne s’appuie pas sur des lois, fort utiles pour la vie commune, mais sur la maîtrise que notre Dieu garde sur les événements et les consciences. La laïcité bien comprise nous incite à exercer une vigilance active et engagée.

 

D.B.

 

Quelques documents intéressants (entre autres, abondants)

 

  • Laïcités, enjeux théologiques et pratiques, principaux textes du colloque de 1998, à la Faculté libre de théo-logie évangélique de Vaux-sur-Seine. Ed. Excelsis, 2002

  • Jean Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Ed. Seuil, 2004

  • Conférences du Centre Evangélique 2004

  • Dossier de La Croix, 17 décembre 2004

  • Site www.protestants.org

 


NOTES

 

 
1. Actes 20.28 ; I Rerre 2.9 ; Apocalypse 1.6

 

2. L’émancipation lente et tardive des protestants puis des juifs en résultera.

 

3. II instaure et contrôle l’état civil en dehors de toute référence à la religion.

 

4. Intransigeance de certains milieux catholiques, mesures draconiennes contre les congrégations, campagnes de haine : affaire Dreyfus…

 

5. Laïcisation est souvent traduit par sécularisation en anglais. La distinction en français souligne une différence d’application et de portée desc.oncepts. Elle reflète bien notre histoire spécifique.

 

6. II ne faut pas confondre laïcité avec athéisme militant, officiel dans certains pays marxistes.

 

7. La Constitution de 1958 déclare la France « République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

 

8. Lettre du CECEF du 8 décembre 2003 au Président de la République.

 

9. Cf. l’histoire et les réflexions des Anabaptistes, les écrits d’Alexandre Vinet sur la liberté des cultes (1825).

 

10. Cf. les faits récents (bons des CAF, intervention d’un maire en plein culte) dénoncés dans la presse.

 

11. Principes établis par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés  fondamentales de 1950.

 

12. C’est tout le problème des « signes religieux ostensibles ».