La mondialisation, le commerce, la culture et l’éthique

 

 

 par Neil SUMMERTON

 

 

Les contrastes entre la pensée et même les mots anglo-saxons et français sont éclairants. Les Anglo-saxons disent ‘anti-globalisation’, les Français ‘alter-mondialisation’. Peut-être qu’on peut voir ici plus de bon sens de la part du mouvement anti-mondialiste en France – plus de diplomatie afin de persuader les tenants de la mondialisation de modifier leur politique pour en atténuer les effets regrettables, mais en même temps conserver les avantages des tendances mondialisantes. Il faut peut-être aussi distinguer des différences de fond entre les deux modes de pensée.

 

Le phénomène de la mondialisation commence à caractériser notre temps. De ce fait se pose le danger d’un manque de compréhension. Il faut remarquer que ce phénomène s’opère dans plusieurs domaines différents. Le centre d’intérêt politique est aux niveaux économiques, financiers et commerciaux – souvent lié à une peur du capitalisme et de la concurrence.

 

De plus en plus la production est internationalisée, la direction des entreprises s’internationalise, au point que les Français ont peur que leurs jeunes entrepreneurs deviennent de plus en plus anglo-saxons dans leurs pensées et leur langage. Les marchés financiers sont intégrés mondialement et les fonds de pension cherchent les rendements les meilleurs sans égard aux frontières ou intérêts nationaux. Un choc dans ce marché-là a des conséquences plus ou moins grandes presque partout dans le monde.

 

Les surplus des fonds au Canada ou en Australie, par exemple, cherchent les investissements rentables au Royaume-Uni ou en Russie, à l’initiative de la direction, tenant compte bien sûr de sa perception des risques, y compris le risque dit politique. Pour les entreprises, il ne s’agit pas d’une course à la grandeur principalement (souvent dangereuse pour l’entreprise), mais de chercher les moyens de production – les matériaux et surtout les personnels les moins chers. C’est une recherche permanente des entreprises en vue de l’efficacité concurrentielle. De là, une des plus grandes inquiétudes des alter-mondialistes : la supériorité du pouvoir économique, financier et politique des entreprises multinationales sur celui des pays pauvres, au PNB1 beaucoup moins grand que le chiffre d’affaires d’une multinationale typique.

 

Mais la mondialisation est un phénomène important à d’autres niveaux que ceux de l’économie et de la finance, et souvent beaucoup moins critiqués par les alter-mondialistes. Depuis 150 ans on constate une croissance et une accélération de la communication mondiale, soit physique, soit virtuelle (électronique). La réduction extraordinaire des coûts de cette communication – aérienne, audio-visuelle et par ordinateur – l’a démocratisée et amplifiée. Nous disons que le monde s’est ‘contracté’. Cela permet un journalisme, écrit ou audiovisuel, qui est mondial dans ses intérêts. Ainsi, où que l’on habite, on est informé, au moins à un niveau élémentaire, d’événements qui se déroulent presque partout dans le monde.

 

Ces moyens de communication permettent aussi une mondialisation de la culture au niveau populaire. Cela entraîne un mélange de la musique populaire, du commerce (diffusion universelle de marques comme Coca-Cola et McDonalds), de quelques idées assez rudimentaires, ainsi que de l’admiration sans frontières dont sont l’objet les idoles de la musique pop et quelques personnalités sportives.2 Ce phénomène peut même dépasser la contre-réaction religieuse – voir il y a quelques années l’enthousiasme des Iraniennes pour le Mondial du foot. Il faut remarquer que cette mondialisation de culture populaire est souvent une américanisation plutôt qu’une mondialisation de culture : une extension du pouvoir des États-Unis, ou au moins de leur influence, souvent plus efficace que le déploiement des forces militaires ou la dissuasion.

 

Bien sûr, cette culture populaire a son influence aussi parmi les classes moyennes et hautes – parmi les élites de presque tous les pays du monde. Les modes, le niveau de consommation et le style de vie, approchent plus ou moins ceux du monde développé. Ces élites ont aussi bénéficié d’une formation essentiellement occidentale. Elles accèdent à un système de pensée occidental qui met en valeur l’individualisme, l’humanisme et les droits de l’homme – qui eux-mêmes réclament une application mondiale, dite universelle.

 

L’établissement et le corps de pensée de la science et de la technologie, qui sont fondamentales à la vie moderne, ont un caractère mondial et universel. Malgré leurs doutes post-modernistes au sujet de la technologie, les alter-mondialistes même adoptent en partie ces idées : leur ennemi, en mode post-marxiste, est le capitalisme mondial plutôt que la totalité de la mondialisation. Ils veulent voir des progrès en ce qui concerne les droits de l’homme, une plus grande égalité dans la distribution des biens (la justice sociale), la libération féminine, etc. Ce sont les idées des « Lumières » occidentales du 18ème siècle.

 

Même si le mouvement alter-mondialiste est une réaction, souvent régionaliste et locale, contre la mondialisation, on peut constater que la réaction la plus forte et la plus répandue est religieuse – pas seulement le tort refus des islamistes, mais aussi des hindouistes aux Indes, des bouddhistes et du confucianisme en Chine. Car la mondialisation est à la base un phénomène occidental, comme le suggère l’analyse ci-dessus. Et ses idées sont plus ou moins étroitement liées à celles du christianisme, au moins sur le plan philosophique et éthique.3

 

Rien d’étonnant donc dans la réaction des autres grandes religions du monde qui voient dans la mondialisation une manifestation néfaste, de l’avance du christianisme, ni dans leur refus d’aspects des droits de l’homme et d’idées pluri-religieuses bien-aimées des laïcs. La globalisation est une force progressiste qui provoque une contre-force conservatrice, principalement dans le domaine religieux. En tant que chrétiens bibliques, nous pourrions volontiers partager les craintes des aspects du matérialisme qui appartiennent à la globalisation : sa consommation vulgaire, son amoralité, son immoralité sexuelle, par exemple.

 

En conclusion, on peut faire remarquer premièrement que la mondialisation, au niveau financier et commercial, est loin d’être un phénomène récent. Le commerce à longue distance existait déjà aussi bien à l’ère classique et biblique qu’au Moyen-âge. Il y a eu le commerce entre le bassin Tigre-Euphrate et la vallée du Nil au temps d’Abraham, le commerce de Salomon, le commerce phénicien et carthaginois avec les côtes atlantiques, le commerce des épices : avec l’extrême Orient au Moyen-âge.4 Les vins d’Aquitaine se vendaient en Angleterre, et des poissons et des textiles venus d’Angleterre se trouvaient partout sur le Continent.

 

À l’ère des croisades, du papier fabriqué à Londres5 était négociable sur le littoral palestinien pour faciliter le commerce en épices avec l’extrême Orient. L’objectif de faire des bénéfices a encouragé, très tôt dans l’histoire humaine, la création d’instruments financiers pour aider le commerce à longue distance. Non, la mondialisation du commerce n’est pas nouvelle !

 

On peut dire que la mondialisation actuelle du commerce et de la finance est un phénomène inévitable et naturel. Il faut se souvenir aussi que parmi les grands acteurs dans ce domaine se trouvent les fonds de retraite et d’assurance : c’est vous et moi qui finançons la mondialisation par les fonds de retraite constitués par les cotisations salariales et patronales ainsi que par les primes d’assurance.

 

De plus, le commerce procure, en principe, des avantages mutuels. Pour autant que les termes soient équitables entre les deux parties et que chacune porte aussi les coûts externes de l’activité.6 En principe, les termes justes sont ceux du libre échange. Sur le plan commercial, la grande question éthique de la mondialisation est de réglementer le commerce par des institutions internationales pour assurer la justice entre les différentes parties. Il faut assurer que le système international permette une vraie concurrence, un commerce vraiment libre, et qu’il empêche les grands pays développés et les grandes entreprises internationales de protéger leurs propres intérêts contre les intérêts des producteurs des pays pauvres du monde.7

 

Au risque de déranger un lectorat français, on peut dire que la moralité chrétienne demande que le système mercantiliste, avec ses protections et ses subventions nationales, soit abandonné comme une pratique subsistant de l’époque où chaque peuple, région, pays, pensait qu’il était tout à fait acceptable de s’enrichir soi-même par la spoliation des autres. La doctrine du ‘communautarisme’ peut être dénoncée comme une version moderne de cette approche.

 

Mais, comment naviguer spécifiquement comme chrétiens bibliques dans ces mers de mondialisation ? La sainte Ecriture accepte la nécessité – et même célèbre le mérite – d’une prospérité vertueuse. Elle accepte même que, généralement, la prospérité matérielle est la conséquence de la vertu morale dans ce monde. Mais elle rejette clairement un matérialisme autonome ou idolâtre, inspiré par l’attitude mercantile de l’Antichrist ou de la Femme de Babylone, un matérialisme bâti sur les vies et les corps d’autrui.8

 

Comme souvent dans la moralité chrétienne, on doit juger la mondialisation de façon casuistique : de quel type de mondialisation s’agit-il ? Quels sont ses buts ? Quelles sont ses modalités précises ? Qu’est-ce qu’elle accomplit ? Quelles sont les conséquences pour les différents individus et peuples, etc. ? Le critère principal s’appuyant sur les principes bibliques de la justice. « Tout bon arbre porte de bons fruits, mais le mauvais arbre produit de mauvais fruits…C’est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. » (Mt 7.16-20). En effet, il s’agit d’alter-mondialisation plutôt que d’anti-globalisation !

 

 

N.S.


NOTES

 

1. PNB = Produit National Brut.

 

2. II ne s’agit pas uniquement de la musique populaire et d’un style de vie exprimé par quelques produits universels : le sport – surtout le football et les Jeux Olympiques – est un média principal de mondialisation culturelle.

 

3. On peut dire que l’humanisme moderne de l’Occident est une espèce d’hérésie chrétienne – l’éthique chrétienne dépouillée de la foi religieuse – même s’il propose actuellement quelques politiques spécifiquement non chrétiennes (l’avortement, par exemple).

 

4. Déjà existant depuis l’époque de l’Empire romain.

 

5. Sans doute également à Venise et ailleurs en Europe.

 

6. Actuellement, ce sont surtout les coûts environnementaux du commerce.

 

7. Cela ne veut pas dire que les pays pauvres n’ont pas leurs propres problèmes de justice à régler eux-mêmes.

 

8. Voir les prophètes en général, le Seigneur lui-même en Matthieu 6, et l’Apocalypse.