Nous sommes les contemporains
de l’un des plus grands miracles de l’histoire de l’Église
L’éveil de la Chine à l’Evangile
par Jacques BLANDENIER
Que se passe-t-il en Chine ? Celui qui veut garder les yeux ouverts sur le monde ne peut éviter cette question concernant le pays le plus peuplé de la terre (1 061 millions d’habitants en 1985, l’équivalent de la population du globe vers 1850…). La Chine s’est éveillée depuis la mort de Mao et l’éviction de la «Bande des Quatre», c’est une certitude. Mais si ce géant bouge, dans quel sens le fait-il, et est-ce irréversible ? Malgré des nouvelles de plus en plus nombreuses qui nous parviennent après des années de silence et de mystère, cet immense État, à l’histoire plus de deux fois millénaire et à l’héritage culturel très riche, fait souvent pour nous figure d’énigme.
Nous avons tenté de rassembler une documentation puisée à des sources variées pour nous faire une idée aussi objective que possible de la situation de l’Église en Chine. Mais les informations étant souvent contradictoires, il est malaisé d’évaluer lesquelles sont le plus crédibles. Le plus probable , c’est que les contradictions ne sont pas forcément incompatibles, car la réalité a plus d’une face, ne serait-ce qu’en raison de l’immensité du pays. Par contre, ce qui a le plus de risque d’être erroné, ce sont les généralisations, les extrapolations à partir de renseignements fragmentaires.
Le christianisme chinois a une longue histoire
Une juste appréciation de la situation actuelle ne peut faire l’économie de l’histoire. À trois reprises au cours des siècles, le christianisme a pénétré en Chine, et avec un succès certain, mais, après une période plus ou moins longue, il a été rejeté comme un corps étranger.
La première fois au 7e siècle, des missionnaires nestoriens sont venus de Mésopotamie (le Syrien Alopen arriva en 635). À la manière bouddhiste, ils fondèrent surtout des communautés monastiques conduisant les chrétiens à se retirer de la société. En 845, un nouvel empereur taoïste voulut éliminer toutes les religions d’origine étrangère, bouddhisme, zoroastrisme et christianisme. Des milliers de chrétiens connurent le martyre, des centaines d’églises et de monastères furent détruits.
Au 13e siècle, les Mongols (dont beaucoup sont des chrétiens nestoriens) dominèrent la Chine. L’empereur Kublaï Khan, petit-fils de Ghengis Khan, et dont la mère était une fervente chrétienne, régna de la Sibérie à l’Indonésie. En 1269, il fit appel au pape, par le truchement des explorateurs Mateo et Nicolo Polo, pour qu’il envoie des missionnaires dans son Empire.
Des Franciscains (Jean de Corvino est à Pékin en 1292) et des Dominicains furent envoyés, mais Nestoriens et catholiques disparurent lorsque la dynastie mongole « étrangère » fut supplantée par la dynastie des Ming, dès 1368. D’ailleurs, la Bible ayant été traduite en langue ongut parlée par les Mongols, et non en chinois, l’Évangile avait peu touché la population autochtone chinoise.
Au 16e siècle, ce furent les Jésuites qui tentèrent une implantation et firent un effort d’adaptation du christianisme à la philosophie de Confucius. Effort jugé excessif : en 1704, ils furent désavoués par le Vatican qui interdit cette expérience suspecte de mélange religieux (« Querelle des rites »). L’empereur le prit très mal, chassa les missionnaires, et une nouvelle persécution commença. Semi-clandestine au début du 19è siècle, l’Église catholique comptait environ 250000 fidèles. Aujourd’hui, il y a 3 millions de catholiques. Mais depuis la Révolution, cette église est coupée de Rome, nomme elle-même ses évêques, et n’a pas reconnu Vatican II. Elle est de tendance traditionnaliste marquée, et n’a guère de contacts avec l’Église protestante, dont elle ne semble pas partager la croissance actuelle.
L’ère des missions protestantes
Les missionnaires protestants, anglo-saxons pour la plupart, ont atteint la Chine au 19è siècle (le pionnier, Robert Morrison, arriva en 1807). Mais la domination britannique et les graves troubles qu’elle provoqua tout au long de ce siècle rendit très impopulaire l’entreprise des missionnaires protestants, malgré la pureté de leurs intentions. La plupart d’entre eux, restés dans les régions côtières où les commerçants anglais peu scrupuleux étaient solidement implantés, n’eurent pas suffisamment conscience de cette équivoque.
Quand Hudson Taylor débarqua en Chine en 1854, il perçut avec acuité le problème. Il déploya un zèle extraordinaire pour s’assimiler à la population locale, et prit ses distances à l’égard des cercles européens, ce qui le fit taxer de marginal et d’extrémiste par les missions déjà en place. Bouleversé à l’idée des immenses territoires de l’intérieur ou jamais l’Évangile n’avait pénétré, il fut pionnier d’un travail d’une ampleur considérable dans de nombreuses provinces continentales. Au tournant de ce siècle, la Mission à l’Intérieur de la Chine, qu’il avait fondée, avait 1000 missionnaires et 80.000 convertis .1
La révolution maoïste
Au moment de la révolution de 1949, les chrétiens protestants étaient environ 700 000. Chang Kaï-Çhek, dont la femme était méthodiste, était favorable aux missions, et très naturellement, les chrétiens se rangèrent de son côté face aux communistes athées. Les nouveaux dirigeants considérèrent les chrétiens comme de mauvais Chinois et des suppôts de l’impérialisme.
Les 5 000 missionnaires étrangers durent quitter le pays, et les églises ne purent assumer la charge des hôpitaux, écoles, etc., que les missionnaires avaient laissés. Beaucoup de chrétiens furent emprisonnés. Un seul séminaire théologique put rester ouvert, à Nankin. Les dénominations, qui étaient le résultat de la diversité des missions occidentales, disparurent, et les chrétiens d’une même localité durent se réunir en un seul lieu, toutes origines ecclésiastiques confondues.
Les chrétiens n’étaient pas pour autant unis. Certains restèrent farouchement opposés au nouveau régime, entrant en clandestinité, d’autres tendirent à s’adapter, voulant donner la preuve qu’on peut être chrétien et Chinois à part entière. C’est de cette tendance qu’est né le Mouvement des Trois Autonomies, qui tient à démontrer que l’Église n’est pas un corps étranger dans la société chinoise.
Il faut rappeler que l’idée des « Trois Autonomies » (autogouvernement, autofinancement, autopropagation) n’est pas nouvelle. Elle a été élaborée dès 1854 par le grand missiologue anglais Henry Venn, et correspond pleinement à la vision d’un Hudson Taylor plaidant pour que la mission soit considérée comme un échafaudage provisoire.
Les responsables de l’Église de la Chine maoïste estimèrent que le temps était venu de vivre positivement cette théorie.
Non sans exagérations parfois. Le souci de faire mentir le dicton « un chrétien de plus, un Chinois de moins » a parfois conduit certains d’entre eux – et ce peut être toujours le cas aujourd’hui – à être plus patriotes que les plus patriotes d’entre les Chinois.
Le temps tragique de la révolution culturelle
Puis vinrent les années terribles – et pas pour les seuls chrétiens – de la Révolution culturelle et des gardes rouges (1966-1976). Ce ne sont pas seulement les structures de l’État, mais la pensée des individus qui devaient être entièrement remodelées. Les dirigeants de toutes les religions furent envoyés dans des camps de lavage de cerveaux. Nous ne savons pas combien de serviteurs de Dieu et de fidèles payèrent de leur vie leur attachement à Jésus-Christ. La Bible, considérée comme véhicule d’une pensée étrangère impérialiste, fut brûlée, les églises transformées en hangars ou en usines, le séminaire théologique de Nankin fermé. Il ne restait qu’un ou deux temples ouverts à Pékin, pour les étrangers.
Le christianisme allait-il, une fois de plus, être éliminé de Chine ?
« Les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle »
Lorsque les frontières s’ouvrirent progressivement, dès 1978, et que les nouvelles se mirent à circuler, les innombrables chrétiens qui avaient prié pour l’Église en Chine découvrirent qu’ils avaient été exaucés bien au delà de ce qu’ils pouvaient imaginer. Le Réveil, qui a pris racine durant les années de persécution et se développe depuis une dizaine d’années plus ouvertement, peut être considéré comme un des plus grands miracles de l’histoire de l’Église.
Privés de bâtiments, de conducteurs, de Bibles, les chrétiens s’étaient mis à se réunir en petits groupes dans les foyers, partageant de mémoire les textes bibliques qu’ils connaissaient, priant, témoignant auprès de leurs concitoyens que les exactions des gardes rouges plongeaient dans le désarroi. Ces groupes, qui n’avaient aucun contact entre eux, existaient par dizaines de milliers. Le seul apport extérieur possible était les émissions radio, notamment la lecture des Écritures à un rythme de dictée. Des Bibles manuscrites se mirent ainsi à circuler.
Le rôle capital de la Bible
Voici le témoignage d’un pasteur de Fuzhou dont l’église fut la première à être réouverte dans la province de Fujian – c’était en août 1979 ; il y en a 500 actuellement dans cette province ! – et a vu le baptême de 3 600 personnes en 6 ans : « Au plus profond de la Révolution Culturelle, la Bible a joué un rôle très spécial puisqu’il n’était plus possible de se réunir en public. Les église fermées, beaucoup de Bibles furent brûlées ; les croyants durent faire preuve d’imagination pour conserver leurs Bibles et la connaissance qu’ils en avaient.
C’était là quelque chose de dangereux à faire à cette époque. J’ai vu de mes propres yeux des Bibles entières recopiées à la main tandis que les croyants se saluaient par des versets bibliques qu’ils avaient écrits et se passaient les uns aux autres. (…) La Bible est la Parole de Dieu. C’est d’elle que nous recevons le réconfort au milieu des épreuves et c’est en elle que nous puisons l’espérance pour l’avenir. »2
Église tolérée ? Infiltrée ?
L’attitude du gouvernement est moins anti-chrétienne qu’on ne le pense en général. Par exemple, d’anciens pasteurs longtemps emprisonnés ont été réhabilités et dédommagés, et dans divers cas, des loyers ont même été payés pour les dix ans où les églises ont été utilisées comme usines. La liberté du culte est reconnue par la Constitution, bien que l’évangélisation publique ne soit pas autorisée.
L’apport positif et loyal des chrétiens à la reconstruction du pays est généralement reconnu par les autorités. Mais on conçoit que d’une province à l’autre, la situation puisse être variable. Les gouvernements provinciaux n’adhèrent peut-être pas tous avec le même zèle à la tendance réformiste des dirigeants de Beijing (Pékin). D’où nos informations parfois contradictoires.
Les ennuis les plus graves sont encourus par ceux qui sont surpris avec de la littérature venue de l’étranger3 , non pas tellement parce qu’elle est de nature religieuse, mais parce qu’elle est entrée en contrebande. Les responsables chrétiens de tendance « Trois Autonomies » sont en général assez hostiles à ces entreprises illégales qui vont à rencontre de leurs efforts pour démontrer que les chrétiens ne sont pas des opposants au gouvernement à la solde de l’impérialisme.
Nous qui sommes soucieux du sort des chrétiens en pays socialistes, nous avons peut-être de la peine à entrer dans la complexité de cette question, liée à l’attitude historique de la culture chinoise à l’égard de l’étranger au moins autant qu’à l’idéologie communiste (le gouvernement chinois n’est-il pas aussi hostile aux Soviétiques, marxistes comme eux ?).
A la question de savoir si les églises liées au Mouvement des Trois Autonomies sont infiltrées par des agents communistes, on peut répondre en trois points :
a. c’est probable, comme c’est le cas dans tous les pays totalitaires, d’un bord ou d’un autre.
b. tout laisse penser que les dirigeants communistes ont à faire face à d’autres problèmes beaucoup plus graves et urgents à leurs yeux que celui de la présence d’une église qui, même si elle croît de façon impressionnante, reste très petite à l’échelle du colosse chinois. On oublie parfois que le contexte n’est pas comparable à celui des pays est-européens.
c. il y a à peine plus de dix ans, cette Église était encore sous la croix, et elle est restée fidèle, au point de connaître un réveil probablement sans précédent dans l’histoire de l’Église. Tous les visiteurs sont frappés par la ferveur, la vie de prière, l’assiduité des chrétiens, le caractère évangélique de la prédication, les sacrifices que consentent les étudiants en théologie logeant dans des dortoirs de douze lits et des bâtiments sans chauffage, etc. Si noyautage il y a, il s’avère singulièrement inefficace ! Peut-être ferions-nous mieux de nous demander où est l’infiltration qui paralyse beaucoup plus efficacement les églises occidentales…
Quoi qu’il en soit, là encore les généralisations risquent d’être fausses. Le CGC (Conseil Chrétien Chinois, proche du Mouvement des Trois Autonomies) n’est pas, et ne peut pas être le gouvernement central d’une Eglise chinoise unifiée et officielle. Suivant les régions, les églises peuvent être de tendance différente, ne serait-ce qu’en raison des orientations théologiques diverses des missions qui les ont fondées.
On peut citer des cas où des tensions existent entre les églises de maison et le Mouvement des Trois Autonomies, les premières craignant le contrôle d’un Mouvement selon elles trop proche du pouvoir.
Mais dans l’ensemble, la distinction entre églises enregistrées et églises de maison tend à s’estomper. Je cite l’évêque Ting : « Je ne parlerais pas de tensions (entre les deux groupes) parce que les chrétiens dans les deux cas célèbrent le même Dieu et ils sont fidèles au même Christ, et beaucoup de chrétiens qui se rencontrent dans des foyers participent aussi au culte dans les églises. Le CGC a pour but d’aider tous les chrétiens. Nos Bibles sont utilisées par les deux groupes. »4
Peut-on chiffrer la croissance actuelle ?
Les chiffres qui circulent à propos du nombre de chrétiens (protestants) en Chine varient suivant les sources à un point tel qu’on en reste perplexe. On entend parler de 3 millions, mais aussi de 70 et même de 100 millions de croyants ! La fourchette fait le grand écart…
Voici tout d’abord des chiffres publiquement donnés par les porte-parole du Conseil Chrétien Chinois. Ces chiffres sont évidemment périmés en très peu de temps puisqu’en moyenne deux nouvelles églises sont enregistrées chaque jour.
En 1976, il y avait une seule église ouverte pour toute la Chine. En 1980, 60 églises étaient officiellement enregistrées. En 1986… 4 000. Aujourd’hui, au moins 4 500. Or une église, ce n’est pas seulement un bâtiment en général bondé et où plusieurs services peuvent se succéder le même jour, mais parfois 5 ou 10 lieux de rencontre, dans des maisons privées ou en plein-air. 20 à 30 000 « points de rencontres » sont ainsi recensés dans la sphère des églises enregistrées.
Dans chacune des deux provinces de Henan et de Zhejiang, il y a 700 000 chrétiens (autant qu’il y en avait pour toute la Chine en 1950 !). Le CGC parle aujourd’hui de 4,5 millions de croyants et ces frères reconnaissent que ce total n’est certainement pas exhaustif. « La Chine est très vaste, il y a encore énormément de chrétiens à se réunir dans des maisons avec lesquels le CGC et le Mouvement des Trois Autonomies n’ont aucun lien » (Évêque K.H. Ting, président du CGC et doyen du Séminaire de Nankin).
Formation de prédicateurs et publication de littérature
Le Séminaire de Nankin est de nouveau en fonction, et 8 autres sont actuellement ouverts, dont trois depuis 1986. Ils forment 650 étudiants, et cet effectif ne cesse de croître. Mais vu l’urgence, l’effort porte encore plus sur la formation des laïcs. Voici ce qu’en dit M. Chen Zemin, vice-doyen du Séminaire de Nankin :
« A la base de la pyramide, nous avons des dizaines de milliers de responsables laïques desservant les groupes de maisons. Tous sont des volontaires et la plupart n’ont pratiquement aucune formation théologique. Pour leur permettre d’acquérir un minimum de connaissances de la Bible et de la direction du culte, le Département d’enseignement par correspondance de la Faculté de Nankin publie tous les trois mois un manuel contenant des études bibliques, des sermons ou plans de sermons, des explications doctrinales, des illustrations de sermons, des cantiques, ainsi que des informations générales sur la cure d’âme et l’administration de l’église. Ce service lancé en 1981 comporte aujourd’hui environ 40.000 abonnés dont plus de 80 % habitent des zones rurales. » 5
En 1985, un recueil de 400 cantiques a été édité, et diffusé à 700.000 exemplaires. Même chiffre pour un livret de catéchisme sous forme de 100 questions-réponses élémentaires.
Quant à la Bible, 2,1 millions d’exemplaires ont déjà été imprimés. Le Nouveau Testament avec les Psaumes vient de sortir en écriture simplifiée (horizontale), et la Bible entière est en préparation. Les anciennes générations sont habituées aux caractères traditionnels (lignes verticales), mais la jeunesse n’y a souvent plus accès puisque les caractères simplifiés sont enseignés dans les écoles depuis 20 ans. Il s’agit d’une nouvelle composition qui a demandé un énorme travail, mais non d’une nouvelle traduction, puisque la version est celle de 1919, dite de « l’Union », appréciée par les Chinois du monde entier.
Depuis l’automne dernier l’Imprimerie de l’Amitié, à Nankin, dont les presses ont été financées par l’Alliance Biblique Universelle, imprime des Bibles à un rythme soutenu. Une commande de 400 000 volumes est en voie d’exécution pour 1987.
Tous ces chiffres sont presque incroyables. Il faut bien sûr les situer sur l’échelle de grandeur d’un pays d’un milliard d’habitants. Ce qui ne fait pas encore le 0,5 % de la population. Mais plus encore, il faut se référer à ce que ces chiffres pouvaient être, à notre connaissance, il y a 10 ou 15 ans.
Partie visible de l’iceberg ?
Beaucoup de groupes nés spontanément durant la persécution n’ont jamais eu de contact avec les églises « officielles », ne voient pas la nécessité d’en avoir ou même se méfient d’elles. C’est pourquoi il circulent des chiffres encore beaucoup plus considérables que ceux que nous avons cités. Sont-ils crédibles ? Des voyageurs ou des Chinois émigrés récemment6 , des lettres reçues par des oeuvres travaillant par la radio7 , nous apprennent qu’il y a d’innombrables « églises de maison » (ayant parfois mille membres…) dans des régions peu connues, où il n’y a aucune église officiellement enregistrée. D’autre part, des recoupements faits avec beaucoup de sérieux montrent que dans certaines provinces où le nombre d’églises liées au Mouvement des Trois Autonomies est pourtant très élevé, le nombre de lieux de rencontres non enregistrés lui est au moins deux fois supérieur.
Par définition, une telle réalité ne peut être chiffrée avec précision. Peut-être même les leaders chrétiens ne tiennent-ils pas à le faire, pour ne pas provoquer une réaction des autorités en avançant des chiffres qui révéleraient qu’il y a autant de chrétiens que des membres du Parti… « Pourquoi réveiller le lion qui dort ? »
Parmi les spécialistes les mieux documentés, certains, qui affirment pourtant se garder avec soin de tout triomphalisme, parlent de 20 à 30 millions de croyants, et de 200 000 « lieux de rencontres » non enregistrés. Le grand spécialiste des statistiques religieuses, David B. Barett, avance le chiffre de 52 millions qui semble un peu optimiste. Ces variations nous obligent à un certain recul face à l’ivresse des chiffres, et à la sobriété. « Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent ».
Les problèmes liés à une croissance foudroyante
Une telle croissance pose de multiples et graves problèmes. Le manque de Bibles et livres chrétiens est criant, malgré les énormes efforts déjà fournis. On peut comprendre ceux qui cherchent à en obtenir de l’étranger, malgré les graves inconvénients que cela implique.
Le manque d’encadrement de ces groupes qui se multiplient les rend perméables à toutes sortes de déviations et d’hérésies. La majorité des pasteurs, formés avant 1950, sont très âgés et écrasés par leur tâche. 300 ont pu être formés entre 1950 et le début de la Révolution Culturelle. Ceux qui commencent à sortir des séminaires nouvellement ouverts sont encore en petit nombre. Ils sont en outre dépourvus de commentaires bibliques et de toute autre littérature théologique.
Il est vrai que la Chine n’a pas besoin de théologiens virtuoses, mais d’hommes possédant une connaissance de base solide (comme elle a eu besoin de « médecins aux pieds nus » plutôt que de spécialistes en médecine sophistiquée). Mais ces hommes doivent être bibliquement bien équipés pour discerner les dangers : notamment des tendances extrémistes et sectaires qui se font jour en maints endroits, ou des mélanges avec les superstitions ancestrales dans les campagnes où vit le 80 % de la population. Ce genre de risque constitue sans doute une menace beaucoup plus réelle qu’une déviation marxisante de la théologie, malgré ce que nous aurions tendance à imaginer depuis l’Occident.
Un étudiant en théologie appartenant à une ethnie minoritaire coréenne écrit : « II y a maintenant dix mille membres dans les églises de langue coréenne, mais elles n’ont que deux pasteurs, et tous deux ont plus de 60 ans. Je suis donc conscient de l’énorme responsabilité qui sera la mienne. Je me sens faible, mais je fais confiance à Dieu qui me conduira jusqu’au bout. »
Dans la région de Ningbo, il y a 250 lieux de rencontres, mais seulement 27 pasteurs. Dans la province de Fujian, les chiffres officiels indiquent 500 églises et 500 lieux de rencontre supplémentaires, desservis par 99 pasteurs, dont beaucoup sont trop âgés pour se déplacer. Tous ont plus de 60 ans, y compris 43 d’entre eux qui ont été consacrés au ministère ces trois dernières années une fois retirés de leur profession. Il y a aussi 250 prédicateurs laïcs. Et cela pour mille lieux de culte, et 500 000 croyants…
Le rôle des prédicateurs itinérants
Dans le Zhejiang, le Henan et une partie du Yunnam, des milliers d’églises de village sont sans pasteurs. C’est pourquoi un effort considérable est fait par des prédicateurs itinérants, qui sillonnent des régions entières en train, en bus, en bateau sur les rivières ou à pieds à travers les rizières et les collines.
J’ai lu le cas d’un couple de plus de 60 ans qui répand l’Évangile dans toute une région. La femme se déplace en vélo, et son mari la suit en marchant. Sur des dizaines de kilomètres. Et lorsqu’ils arrivent dans un village, la soif est telle que malgré la fatigue, ils doivent prêcher pendant trois heures d’affilée ! Un exemple parmi des milliers d’autres.
Parfois pour éviter des ennuis avec les autorités, mais aussi pour subvenir à leurs besoins, ou encore pour entrer plus facilement en contact avec les gens, certains exercent un métier itinérant, tel ce frère apiculteur, qui explique aux gens comment soigner les abeilles, mais en profite pour témoigner de sa foi et encourager les chrétiens…
Un temps favorable
Peut-on expliquer le pourquoi de cette progression extraordinaire ?
II y a des causes externes, qui ressemblent beaucoup à celles qui ont favorisé l’expansion de l’Église durant les trois premiers siècles de notre ère :
Pour mieux quadriller cet immense pays très accidenté, les Maoïstes ont construit un réseau de routes nationales très dense, que les chrétiens peuvent emprunter facilement. Dans le même souci centralisateur, le pouvoir a imposé l’enseignement du chinois mandarin dès l’école primaire. Même si les dialectes provinciaux subsistent, cela représente, comme le grec dans l’Antiquité, une langue commune facilitant la diffusion de l’Évangile.
D’autre part, le culte des ancêtres, qui était auparavant un obstacle énorme à la conversion, a été interdit par les communistes. Un vide s’est créée, que le Petit Livre Rouge de Mao était loin de pouvoir combler. Nous touchons là un point central : l’immense traumatisme laissé par la Révolution culturelle et ses horreurs, l’échec qu’elle a rencontré dans sa prétention à créer un homme nouveau, la « sécheresse intérieure » de l’idéologie marxiste, tout cela a fait office de labours, préparant le terrain au message de l’Évangile de Jésus-Christ.
Les causes profondes du réveil
Mais les raisons internes sont plus fondamentales que des circonstances extérieures (relativement) favorables. Les remarques qui suivent sont principalement tirées d’un article de fond paru dans « World Evangelization », bulletin du Comité de Lausanne.
– « C’est le message élémentaire du péché et de la rédemption, de la croix et de la résurrection, de la repentance et de la foi, qui a conduit à la croissance de l’Église en Chine ». La tendance évangélique prédomine en effet, y compris parmi les leaders du CGC. L’Eglise est « post-dénominationnelle », et l’enseignement se concentre sur le coeur du message chrétien, laissant de côté les particularités confessionnelles héritées des missions.
– « Très souvent, la croissance de l’Église est directement reliée au témoignage de croyants qui ont souffert pour le Seigneur durant les années 50 et 60 ». Ces croyants aujourd’hui âgés ont une expérience spirituelle forgée au travers de l’épreuve qui leur donne une autorité particulière auprès des jeunes convertis.
– « Beaucoup de chrétiens se sont engagés dans une intercession plus profonde et un combat spirituel au travers de l’adversité. Les réunions sont souvent caractérisées par le sérieux et le respect, avec des chrétiens qui pleurent et confessent leur péché, particulièrement au moment de la Cène. Ils se mettent à genoux et prient longtemps, et Dieu a entendu de telles prières et envoyé le réveil ». Les voyageurs qui ont visité ces églises insistent sur la forte proportion de jeunes qui participent aux services religieux.
– « Les chrétiens viennent d’arrière-plans ecclésiastiques et théologiques divers, mais ils partagent la même confiance dans un Dieu souverain et agissant au travers de miracles. Beaucoup ont été conduits à Christ par la guérison et l’exorcisme ». Même si des excès se produisent dans certains cas, le témoignage d’incroyants ayant expérimenté la puissance surnaturelle de Dieu a contribué à la croissance des églises.
– « En comparaison avec le niveau de vie occidental, tous les chrétiens chinois vivent simplement, et même pauvrement ». On peut citer des exemples émouvants de sacrifices consentis par des indigents pour que la communauté puisse bâtir un lieu de culte.
– « Depuis 40 ans que les missionnaires sont partis, l’Église chinoise a perdu son image étrangère. Elle a survécu et grandi sans aucune aide extérieure ». Cette indigénisation est un élément particulièrement important dans le contexte chinois. Ainsi, ces facteurs négatifs qu’ont été le départ des missions, l’interdiction du ministère pastoral et la fermeture des temples ont conduit les laïcs chinois à assumer eux-mêmes leurs responsabilités, avec des formes d’églises très proches de celles du Nouveau Testament. « Ces petits groupes de chrétiens se rencontrant à domicile resteront encore, nous le croyons, une caractéristique du protestantisme chinois durant des années à venir » (Évêque Ting).
Reconnaissance, intercession, interpellation
Notre conclusion tiendra en trois points :
1. Reconnaissance et joie. Dieu agit en Chine d’une façon étonnante et merveilleuse. Des multitudes sont amenées au salut, la gloire de Dieu se manifeste et son règne avance, la puissance de l’Évangile s’est révélée dans l’adversité et la faiblesse. Quel encouragement aussi de savoir que l’immense courant de prières qui a été suscité après le départ des missionnaires en 1950 a porté un fruit au-delà de toute espérance !
2. Persévérance dans cette prière. Nous avons évoqué les difficultés liées au manque de Bibles et d’enseignement fondé. Formées de tant de nouveaux convertis, cette église est fragile. Il faut prier pour ces serviteurs de Dieu souvent âgés et surchargés. Prier pour ceux qui se forment avec des moyens très limités. Prier pour que leur nombre puisse se multiplier. Prier pour le travail qui peut être fait par la radio pour l’évangélisation et l’édification des croyants.
Il faut aussi se garder de tout triomphalisme. Même si les chiffres les plus optimistes sont vrais, il reste 1 milliard d’hommes et de femmes sans Christ et sans espérance. Des provinces entières (comme le Tibet), et la majorité des 55 minorités ethniques (dont bon nombre sont musulmanes) n’ont encore jamais été touchées par l’Évangile et restent fermées. Certaines provinces, comme le Sichuan (100 millions d’habitants), ne semblent pas atteintes par cette croissance de l’Église. La tâche de l’Église chinoise est colossale. Priez pour l’évangélisation de la Chine !
L’ouverture actuelle du gouvernement reste malgré tout partielle, et pourrait être sujette à révision même très brusquement. La prière pour les autorités prend ici tout son sens.
3. Pour nous, une remise en question. La souffrance, le dépouillement, la simplicité, la foi et le zèle à témoigner de l’Église de Chine nous renvoient à nos conforts, à nos rigidités, à nos tiédeurs. N’avons-nous pourtant s le même Dieu ? Nos moyens sont infiniment plus grands que ceux des Chinois, et pourtant nous croyons en manquer pour développer l’oeuvre de Dieu.
Mais, comme pour le jeune homme riche de l’Évangile, « ce qui nous manque », c’est peut-être que nous avons trop de moyens, et trop de confiance en eux. L’image post-dénominationnelle de cette Église nous renvoie aussi à nos attachements à nos particularismes, à nos concurrences. Faudrait-il une persécution pour nous aider à faire la différence entre ce qui est fondamental et ce qui est secondaire dans nos « identités » respectives ?
Nous avons certainement beaucoup à apprendre de la part du peuple de Dieu en Chine. Beaucoup de sujets de louange et d’intercession !
J.B.
NOTES
1. Lecture recommandée : Vie de Hudson Taylor, Éd. des Groupes Missionnaires, ou en édition abrégée, L’aventure de la foi, (Howard Taylor, même éditeur).
2. Le printemps est de retour. Carnet de Croire et Servir, p. 61.
3. Par exemple, huit étudiants du Séminaire théologique de Zhongnan ont été récemment arrêtés alors qu’ils distribuaient de la littérature chrétienne en provenance de Hong Kong.
4. Le printemps est de retour, ibid., p. 28.
5. Le printemps est de retour, ibid., p. 53-54.
6. II y a actuellement 5 000 églises d’émigrés chinoises dans 20 pays.
7. Les bureaux de Hong Kong de la FEBC (émissions radiophoniques évangéliques) reçoivent en moyenne plus de mille lettres d’auditeurs par mois -augmentation de 65 % en un an.
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Nous recommandons vivement le n° 87-89 des Carnets de Croire et Servir (123, av. du Maine, F-75014 Paris) : Le printemps est de retour – à l’écoute de l’Église chinoise. Exposés et témoignages de responsables chrétiens chinois lors de la visite d’une délégation de l’Alliance Baptiste Mondiale en 1986. De même les numéros 3 et 4 (1987) du Journal des Missions Evangéliques de Paris présentent plusieurs articles écrits par les membres d’une délégation de la Fédération Protestante de France qui a visité la Chine en mai 1987. Parmi lesquels un texte de M. André Thobois, président de l’Alliance Évangélique Française.