Paul aux chrétiens de Colosses (6° partie)
« Christ, notre vie ». En pratique… quelle vie ?
(Paul aux chrétiens de Colosses, chap. 3,v.5 à chap. 4, v. 18)
par Daniel Bresch
Dans cette dernière partie de la lettre, nous trouvons enfin les conseils et les recommandations pratiques – « la parénèse » que l’apôtre a tenue en réserve pour les chrétiens individuellement et collectivement. Cependant, on aurait tort de regarder la partie polémique qui précède immédiatement comme une parenthèse (surtout 2.8-23), qu’il convient de fermer bien vite, parce que tellement négative.
Or, la simple difficulté qu’on a d’en fixer exactement le début et la fin montre bien que ces sortes d’élucubrations et d’excès dénoncés par Paul ont des implications éthiques considérables. Mais en pasteur avisé, il ne se satisfait pas de dévoiler des erreurs, encore moins de dénigrer des fauteurs. Son but est de faire réfléchir pour changer (cf. Rm 12.2 et Ep 5.17). Voilà qui peut nous aider !
A risque de nous répéter, c’est encore la surprise qui nous attend dans cette lecture-redécouverte de la lettre de Paul à nos aînés de l’Eglise de Colosses, à condition de faire l’effort de nous mettre dans leur situation et dans leur attitude. Plusieurs d’entre eux, qui avaient succombé au charme des « beaux discoureurs » (2.4), étaient déjà abasourdis par les coups de boutoir de l’apôtre (voir l’étude précédente).
Mais les mêmes, et d’autres avec eux, qui pensaient trouver dans son enseignement la justification de leur exaltation spirituelle (que n’a-t-on fait des écrits de Paul ? cf. 2 Pi 3.15-16), ne manquèrent pas d’être aussi ébahis par l’effet de douche froide causé par cette descente brutale du « ciel » sur la « terre » (3.4-5). Partageant cette stupéfaction il nous incombe alors comme aux Colossiens jadis, de nous laisser conduire dans le réalisme des apôtres directement inspiré par le réalisme de l’Evangile enseigné par Jésus.
Itinéraire et orientation
La section principale de notre texte présente deux grands volets :
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Premier volet : chap. 3.5-16. Malgré un agencement apparemment complexe de ces exhortations, on peut discerner dans leur progression une double tension caractéristique de la vie du chrétien : d’une part entre une face négative (v. 5-11) et une face positive (v. 12-16) ; d’autre part entre la dimension individuelle (v. 5 et 12) et la dimension communautaire (v. 9-11 et 13-16). De plus, fidèle au thème central de sa lettre, l’apôtre rappelle par deux fois la motivation de ces impératifs pour le présent par l’oeuvre accomplie dans le passé par Jésus sur la croix (v. 9b-10a et 13b). Le mot d’ordre du verset 17 récapitule ce qui vient d’être dit et introduit la suite sous le signe de la présence et de l’autorité de Jésus.
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Second volet : chap. 3.18 -4.6. Dans sa clarté et sa sobriété, ce deuxième volet démontre l’actualisation dans la vie quotidienne d’une perception juste et conséquente de l’Evangile. Sans épuiser, et de loin, tous les secteurs de la vie humaine, Paul en souligne ici deux qui absorbent une bonne partie de notre temps et de notre énergie : les rapports avec nos proches (3.18-21) et nos relations de travail (3.22 -4.1). On observe sans peine que la mention sept fois répétée du titre « Seigneur » constitue une trame importante de son argumentation. Suivent quelques brefs conseils par lesquels Paul encourage à la prière qui ne soit pas une fuite, mais bien éveillée (4.2), tournée vers des intérêts dépassant les bornes locales (v. 3-4), et à une ouverture bienveillante à l’autre, l’inconnu (v. 5-6).
En somme, deux faces de la question éthique sont abordées : l’une subjective concerne la motivation du chrétien, tout le processus d’intégration dans la personne des effets du salut en Christ, – ce que la Bible appelle la sanctification – (surtout le premier volet) ; l’autre, objective, concerne les différents espaces de vie où la foi doit s’incarner – ce que la Bible appelle les fruits – (surtout le deuxième volet). Chaque phrase, presque chaque terme mériteraient une attention détaillée. Nous suivrons une approche plus globale, insistant sur quelques problèmes et principes clés.
Unité et cohérence
Plus ou moins explicitement nous avons déjà évoqué une fâcheuse tendance qui consiste à lire la Bible en versets dissociés. Ce n’est pas ainsi que les auteurs l’ont écrite. La vie aussi est découpée en tranches, et pourtant le Seigneur ne la voit pas de cette manière.
Quel dommage de procéder à des coupures et des distinguos qui ont pour effet d’édulcorer la vigueur et la rigueur de ces exhortations ! Seule une lecture atten-tive en continu de toute la lettre fait apparaître le rapport étroit entre le fond du débat qui a précédé et le contenu des avertissements qui suivent. En vérité, les motivations et les applications des développements éthiques exposés ici, pour la vie personnelle du croyant, pour le témoignage de l’Eglise, pour l’histoire de l’humanité, sont directement dépendantes des fondements expliqués en introduction.
Or, selon une opinion largement répandue, fondée sur des observations quelque peu superficielles, il n’y a pas forcément correspondance entre la bonne doctrine – « l’orthodoxie » – et la bonne pratique – « l’orthopraxie ». Cela s’appelle du relativisme. Deux tendances se dessinent alors schématiquement : pour les uns ce qui compte, c’est une vie morale juste, la volonté de bien faire, les actes, la stricte connaissance doctrinale étant peu déterminante après tout ; pour les autres ce qui commande tout, c’est la fidélité doctrinale, le fait de penser et de dire exactement la vérité, la bonne pratique devant normalement couler de source.
La première attitude y trouve un accueil bienveillant, car les efforts même minimes qu’elle suppose apparaissent comme vertueux. La seconde éveille plutôt une certaine méfiance, car les manquements inévitables qui l’accompagnent sont jugés scandaleux. Dans l’un et l’autre cas on fait l’économie d’une exigence, et la conscience, prise en défaut, essaie de trouver une justification.
Priorités et conséquences
Ces glissements relativistes appellent une première série d’observations qu’il ne faut pas éluder. Accorder de l’importance à une chose – doctrine ou pratique – au détriment de l’autre, c’est introduire à la fois une confusion et un déplacement des valeurs. Il en résulte que l’une et l’autre sont vidées et de sens et de force. Si nous comprenons bien la lettre aux Colossiens, c’est ce qui est dénoncé dans la mentalité religieuse qui, tout en traduisant un immense besoin spirituel et existentiel de l’homme, le pousse à chercher par lui-même et en lui-même d’autres chemins et d’autres sources de vie. Alors c’est le salut par les rites ou les formes, ou le salut par les oeuvres.
Si nous sommes attentifs à la dynamique biblique nous voyons que le point de départ n’est pas l’homme, ce qu’il fait, ce qu’il conçoit. C’est une parole, un message de révélation. Ce qui est « déterminant » devant Dieu, c’est ce qu’il apporte, puis comment nous nous situons en toute conscience et responsabilité. Nous ne le répéterons jamais assez, le facteur primordial de notre foi et de notre vie, c’est le Seigneur Jésus-Christ lui-même, sa venue, son enseignement, ses actes, sa mort et sa résurrection. C’est lui le centre de notre espérance, de notre pensée, puis de notre reconnaissance, de nos désirs, et de notre présence, de nos actions.
Dans ce sens la « doctrine » précède la « pratique », sans toutefois la supplanter, ni s’effacer devant elle. Le message et les conséquences sont indissolublement reliés. Ne serait-ce pas la pauvreté de notre perception du Christ, qui expliquerait bien des confusions, voire des drames dans notre vie pratique ? Parce que notre éthique n’est pas enracinée dans une écoute intelligente de l’Evangile (cf. 2.6-7) ?
Une approche plus pastorale du problème de cette distorsion relativiste nous amène à une deuxième observation. Ce n’est pas seulement par une sorte de calcul «logique» que nous essayons d’échapper à ce qui est une réelle ambiguïté. Au fond, cela traduit un profond mal de vivre avec lequel il nous faut bien nous arranger. Ce malaise est entretenu par l’idée reçue qu’il existerait une recette, un procédé immanquable, qui nous ferait accéder d’un coup et complètement à la sainteté.
Nous persistons dans cette recherche en dépit d’une réalité que nous voulons nier mais qui nous poursuit et nous domine : le péché. Ne devrions-nous pas déjà commencer par nous rappeler qu’ici-bas notre connaissance sera toujours celle de myopes spirituels, qui ne voient que dans une direction à la fois, et que notre obéissance sera toujours entachée d’obstinations et de défaillances ? Où en serions-nous sans la patience inlassable du Seigneur, bien au courant de chacun de nous ? Ceci n’est pas un appel à la résignation, mais à l’humilité confiante en Dieu, commencement de la sagesse et gage de libération.
Ressources et motivations
Sur le plan pratique ou éthique, toutes les tendances à donner plus d’importance à ce que l’homme pense ou fait, aboutissent tôt ou tard à édicter des normes, des interdits, des obligations et à privilégier tel comportement. Cela ne veut pas dire que toute règle, tout principe sont systématiquement suspects. Mais on observe que sur le plan éthique, les dérives aussi bien illuministes – hyperspirituelles -, que formalistes – hyperdogmatiques -, ou activistes – hyperengagées -, ont toutes tendance à accentuer le poids du devoir. Elles ont pour enfant le légalisme, dans lequel l’homme se trouve finalement livré à lui-même, prisonnier d’exigences et de censures humaines implacables. Evidemment, il ne s’agit pas d’en conclure que toute loi ou notion de loi est à abolir !
La réponse chrétienne au problème éthique – comment se comporter – n’est pas codifiée en un ensemble de règles et de préceptes détaillés cas par cas, d’où une certaine diversité des conduites. Pourtant, dans notre texte nous lisons des impératifs qui sont le mode d’expression normal des ordres et des commandements. Que signifie cette « nouvelle loi » ?
Prééminence du Christ dans la création et dans l’histoire du salut, bien sûr prééminence du Christ pour la foi : c’est ce que l’apôtre Paul a clairement et vigoureusement exposé dans la première partie de notre lettre. C’est en conséquence absolue, la même prééminence du Christ qu’il établit comme intention, moyen et but pour la vie chrétienne très concrète de tous les jours, dans la deuxième partie.
Alors les impératifs ne peuvent être compris comme des coups de bâton destinés à produire des efforts tendus vers un lointain idéal. Impératifs tout de même, ce sont aussi des promesses qui nous confirment dans nos actions et notre manière de vivre à partir de l’Evangile. Quelle distance entre le moralisme aliénant (2.8-23) et la liberté nouvelle à apprendre (2.20 ; 3.1 -5) ! Entre les crispations et les déceptions du légalisme et la sobriété confiante et apaisante en Christ !
Notre salut est tout en Christ, pleinement et exclusivement. Tous les chrétiens diront amen en adoptant avec joie les expressions de Paul « Christ en nous… Christ, notre vie » (1.27 ; 3.4). Il faut alors souligner – voilà la surprise de Paul pour les Colossiens – que cela ne se limite pas à une adhésion ressentie à l’intérieur, affective ou intellectuelle. Cela doit nécessairement se manifester à l’extérieur de manière visible et exprimée. Christ notre vie, c’est vivre de lui dans une union qui blesse et transforme notre personnalité et nos relations dans le concret quotidien.
Nous appellerons cela le « droit de regard » de Jésus sur toute chose. « II est tout et en tous » (3.11 ). Hors de lui et de la communion avec lui, rien n’a vraiment de raison d’être ni de puissance de vie (voir 1.16-17, 19-20 ; 2.3, 9-10, 17). Ce n’est pas un hasard si ce petit mot « tout » ou son idée, émaillent toute la partie exhortative. Il n’y a pas un secteur ou une situation de la vie quotidienne où Christ n’est pas impliqué (3.17, 20, 22-23), pas une interrogation où nous n’ayons à l’écouter (3.16), pas une relation qu’il n’ait à habiter (3.11, 15, 25 ; 4.6), pas un trait de notre caractère qu’il n’ait à contrôler (3.3, 12).
Vivre en Christ, de lui et par lui, cela implique une écoute réaliste et en constants progrès de sa Parole (3.16), pour se placer dans une relation vraie avec lui, avec soi-même et avec les autres. C’est le laisser interpeller le vrai centre de notre personne, notre conscience – « le coeur » (cf 3.15-16) – pour qu’il y produise une nouvelle motivation de vie (3.5-11,17) se traduisant par un nouveau style de vie (3.12-14, 18; 4.6). Quelle distance entre la bonne conscience que nous essayons de tirer de notre petite morale personnelle, même chrétienne, et la conscience nouvelle que l’Esprit du Christ veut forger en nous et parmi nous !
Révisions et recentrages
En somme, le problème de la morale du chrétien pourrait se poser en ces termes : où, dans notre comportement et nos situations de tous les jours, « cherchons-nous » le Seigneur ? Où admettons-nous qu’il étende son influence ? Serait-ce dans les limites de nos intérêts privés, de nos horizons familiers, balisés par ce que nous avons hérité ou reçu de notre milieu ?
Et voici la question complémentaire : où plaçons-nous le mal ? Où pensons-nous qu’il exerce sa force ? Serait-ce dans ce qui résiste à nos désirs, qui contrecarre nos projets, met en cause nos habitudes et en danger nos conforts ? Nous aimons affirmer que le Seigneur prend soin de tous les aspects de notre vie, petits et grands. Le témoignage séculaire porté par la Bible et l’histoire de la providence et de la sollicitude divines nous confortent en cela. Avons-nous la même conscience de ce fait en ce qui concerne l’aspect éthique des choses : nôtre manière de nous comporter ?
Nous sommes parfois plus sensibles au souci que Dieu prend de notre porte monnaie ou notre voiture, de notre travail ou notre santé… Le sommes-nous autant quant à sa volonté de nous guider dans nos choix et nos décisions ? Avons-nous la même conscience de l’intérêt du Seigneur pour la qualité de nos relations personnelles et professionnelles ? Pour la gestion de nos biens, pour l’usage de notre langue ? Pour l’ouverture de notre esprit et de notre disponibilité à aider le proche, à secourir l’étranger ?
Les perspectives ouvertes par l’étude et la méditation de ce texte de Colossiens apparaissent plus vastes qu’au départ. Quelques questions brûlantes sont restées en suspens, par exemple : comment situer ces exhortations « négatives » du début (3.5-9), comment assimiler les conseils « sociaux » apparemment marqués par le temps (3.22 – 4.1) ? C’est ce que nous essaierons de comprendre dans la prochaine et dernière étude.
D.B.
Pistes de réflexion :
1.En pensant à notre lecture des épîtres de Paul, essayons d’exprimer les pensées et les sentiments qui nous sont venus au moment d’en aborder la fin. Quelles réactions déclenchent les impératifs des exhortations et des avertissements ?
2. Faisons-nous l’effort de ne pas prendre les versets bibliques en pièces détachées. ? Quelle attention accordons-nous au contexte ?
3. Quelle est notre attitude face à cette tension entre la vérité et la vie ? Honnêtement, quelles justifications avons-nous essayé de nous donner à nous-mêmes ? en présence des autres, chrétiens ou non-chrétiens ?
4.Où avons-nous placé les « bornes » de notre morale chrétienne quotidienne ? En quoi est-elle influencée par la culture ambiante (milieu social, traditions familiales, environnement français ou plus généralement occidental)? |