L’aumône : devoir ou liberté ?

 

 mendiant

 

par Jean-Pierre Bory

 

Tout homme est confronté au problème de la gestion de la terre et de sa richesse, car Dieu les lui confie. Il a constitué l’homme gérant de la création. Mais cette richesse étouffe souvent la Parole de Dieu dans le coeur de l’homme, elle le rend indifférent à l’égard de son prochain et de Dieu.1

 

 

Comment le disciple du Seigneur va-t-il s’en tirer ? Jacques Ellul parle à juste titre de « l’épreuve de l’argent ». Non pas tellement parce que l’argent joue un rôle important dans notre société, mais parce qu’il est « un critère destiné à manifester si nous avons réellement saisi ce qu’est la grâce ».2

 

La fidélité dans la gestion des biens confiés (Lc 16.10-11) est significative pour Dieu quant à la profondeur, à la rigueur de l’engagement du croyant, quant à sa volonté ou sa capacité de vaincre la tentation.

 

 

1. L’aumône, une obéissance

 

En dehors de Matthieu, Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à user de ce terme « aumône » pour nous exhorter à la pratiquer. Déjà, sans employer ce mot, Luc cite Jean-Baptiste invitant à vêtir celui qui n’a pas de tunique, et à nourrir l’affamé (Lc 3.11).

 

a) Dans l’Evangile : Jésus inclut le fait de donner, de ne pas refuser l’aide, dans le devoir de l’amour, et il s’agit parfois de prêter sans espérer en retour (6.34) et de donner généreusement (6.38). La parabole du Bon Samaritain montre que l’amour du prochain inclut le secours, et qu’à l’inverse, l’indifférence du riche à l’égard du pauvre Lazare le perd. Jésus exhorte les Pharisiens (11.41) et les disciples aussi à pratiquer l’aumône (12.33). Certains riches sont encouragés à distribuer leurs biens aux pauvres (par ex. 18.22) et d’autres le font spontanément comme Zachée.

 

b) Dans le livre des Actes, l’aumône est plusieurs fois mentionnée : on voit Pierre et Jean attentifs à l’appel du boiteux (Ac 3.4ss), Tabitha si appréciée à cause de son dévouement et de sa charité envers les pauvres et les veuves de Jaffa (9.36-39), Corneille dont les aumônes et les prières sont «  remémorées devant Dieu », ce qui peut « être une autre manière de dire qu’elles lui sont agréables3 ». Et Luc ne manque pas de rapporter que Paul lui-même s’astreint à ce devoir de l’aumône (24.17), et travaille pour aider les faibles (20.35)4, que la jeune église d’Antioche secourt les frères de Judée dans la famine (11.28-29).

 

c) Dans la Bible tout entière : En attirant si souvent l’attention de ses lecteurs sur la nécessité de secourir les pauvres, Luc est en plein accord avec la volonté de Dieu à ce sujet, exprimée déjà par Moïse (Ex 21.1-9; 22.21 ; Dt 24.17-21 ), par les prophètes (Am 2.6-8, 13, 16 ; etc.).

 

soupe

 

 

La pratique de l’aumône n’est pas facultative, mais elle s’inscrit dans l’ordre des choses voulu par Dieu. Calvin disait que « les riches… quand ils ont de quoi bien faire… sont là comme officiers de Dieu… (pour) aider à vivre leurs prochains »5.

 

QUESTIONS : Quel est l’enseignement et quels sont les conseils pratiques donnés dans nos assemblées à ce sujet ? Quel exemple donnons-nous dans ce domaine ?

 

 

 

 

2. Sa récompense

 

Dieu, dans sa grâce, en même temps qu’il demande à ses disciples et aux hommes en général d’être généreux à l’égard des pauvres, promet qu’une aide désintéressée ne passera pas inaperçue à ses yeux. En réponse à des biens distribués en aumône, nous voyons le Seigneur annoncer un trésor inépuisable, non soumis aux dévaluations, semblable à une bourse qui ne s’use pas et ne laisse pas échapper son contenu (Lc 12.33).

 

a) Un trésor inépuisable : La nature même de ce trésor n’est pas explicitée dans ce verset, et a donné lieu à bien des hypothèses. A propos du prêt à fonds perdus, Jésus annonce dans son discours « près de la montagne » une grande récompense (6.33), située dans le ciel (v. 23). Elle est comme une compensation au rejet haineux du disciple par le monde ; il ne s’agit pas d’une équivalence directe entre la bienfaisance terrestre et la bénédiction céleste.

 

b) Un placement céleste : II est vrai que le langage employé, lorsqu’il s’agit de cette récompense (le mot signifie aussi « salaire »), est du registre financier : une « bourse », un « trésor » en compensation des biens terrestres (12.33; 18.22), une « rétribution » (14.14). Et dans le reste du Nouveau Testament, il en est de même pour décrire la récompense accordée après un service fidèle : Pierre parle d’un « héritage » (1 P 1.4-5), Jean du « fruit de notre travail… une pleine récompense » (2 Jn v8) qu’il mentionne encore dans son Apocalypse (11.18).

 

Paul use aussi de ce vocabulaire : dans trois de ses lettres, il fait allusion au « prix de la course » (1 Co 9.24; Ph 3.12 ; Col 2.18), à la « couronne », au « gain », au « gage » de l’héritage ; il attribue une récompense ou un salaire aux ouvriers de Dieu (1Co 3.8). Voilà un langage bien terrestre et matériel pour désigner une récompense céleste !

 

 

Le mot grec traduit par aumône en français désigne un don charitable ; il dérive directement du mot signifiant miséricorde, compassion, pitié.

 

L’aumône est dans le vocabulaire biblique l’expression visible et matérielle de l’intérêt attentif d’un homme touché et ému par la souffrance de son prochain.

 

 

c) La pureté : La récompense de l’aumône, pour celui qui la fait, est aussi exprimée en langage rituel : « Donnez plutôt en aumône le dedans, et tout sera pur pour vous » (Lc 11.41 ). La première partie de ce verset est difficile à traduire : parmi les diverses options proposées, nous préférons celle mise en note par la version dite de « La Colombe », option mentionnée par H. Marshall, dans son commentaire6 et déjà très bien justifiée par Godet7 :

 

Elle met en valeur la supériorité de l’aumône : Luc emploie un adverbe (signifiant au-dedans, de l’intérieur, dans les versets 39 et 40) pour désigner chaque fois l’intérieur de l’homme ; mais il use d’une tout autre expression (les choses de dedans) au v. 41 : Luc veut donc indiquer autre chose : le contenu des plats et des coupes. Les Pharisiens sont invités à partager le contenu de leurs plats avec les pauvres, à le donner en aumône (à ne pas faire comme le riche voisin du pauvre Lazare qui ne donnait rien). La loi de l’amour est infiniment supérieure aux règles formalistes de purification (v. 38).

 

Il semble bien en outre que ce verset concerne non seulement les aliments, mais que l’homme entier est envisagé dans les versets 39 et 40 :

 

– L’aumône est aussi un indice : Peut-être pour Luc, l’aumône prend-elle maintenant la place des anciennes règles de pureté8 ; mais l’aumône, élément extérieur de la conduite de l’homme, ne pouvant avoir aucun effet purificatoire en lui-même, ne peut être que le signe visible, le fruit d’une réelle purification intérieure sous l’action de la grâce de Dieu, le témoignage et la confirmation publics d’un changement intérieur et caché (comme le baptême d’eau est le témoignage public de la transformation intérieure et spirituelle de l’homme). La conséquence de ce changement de mentalité et d’action fait que Jésus pourrait déclarer pur le coeur de ces hommes, comme il annoncera la venue du salut dans la maison de Zachée.

 

QUESTION : Quelle réalité intérieure ma gestion de mes biens révèle-t-elle ?

 

 

 

d) La vie éternelle : Celui qui vend ses biens et les donne en aumône se constitue aussi un trésor inépuisable9 dans les cieux (Lc 12.33). En fait l’accent de ces versets 33 et 34 ne porte pas sur l’aumône elle-même, mais sur la recherche prioritaire du royaume de Dieu, un royaume promis et déjà donné10 ; ce trésor dans les cieux est proposé au jeune homme riche en des termes presque semblables (18.22) ; et dans les versets qui suivent, ce trésor est défini comme le royaume de Dieu dans lequel il faut entrer (v. 24-25) ; et pour ceux qui écoutaient, entrer dans le royaume voulait dire être sauvé (v. 26.)

 

En bref, celui qui, en obéissance à Dieu, se défait de ses biens peut être sauvé (il montre où il place sa confiance) : ce salut est le trésor qu’il reçoit, trésor placé dans un endroit sûr, le ciel. Le salut de Dieu est bien en effet inépuisable, ne pouvant jamais faire défaut ni prendre fin. Il est comme « la vie éternelle » promise à ceux qui auront préféré, en vue du royaume de Dieu, le service de Christ à leurs affections terrestres et à leurs biens légitimes (18.30).

 

Il est vrai que la récompense est parfois évaluée en fonction de l’acte qu’elle sanctionne (« selon leur propre labeur » écrit Paul en 1 Co 3.8) ; l’évangile de Luc semble proposer, dans la parabole des mines, une rétribution proportionnelle au rendement du service accompli (Lc 19.15-19)11 ; et Jésus promet aux disciples qu’ils recevront « beaucoup plus » que ce qu’ils ont laissé pour le suivre (18.20) : alors faut-il parler de salut et de récompense ?

 

La bonté de Dieu dépasse notre compréhension : Calvin écrivait : « Toute la charité que nous faisons à nos frères est comme mise en garde entre les mains de Dieu. Lui donc, puisqu’il est fidèle, nous rendra le tout avec très ample usure (intérêt)… Nulle bonne oeuvre que nous ferons ne sera perdue »12.

 

e) De nouvelles responsabilités : A partir de la parabole des mines, J.-M. Nicole pense qu’il est permis de « même supposer que la rémunération qui nous sera départie sera un genre d’avancement en vue de responsabilités nouvelles »13. On trouve ce même principe ailleurs dans l’Ecriture : on nomma diacres ceux qui ont été trouvés fidèles. Ceux qui aspirent à la charge d’ancien doivent avoir fait leurs preuves dans certains domaines. La pratique de l’aumône ne serait-elle pas aussi un test qui montrerait dans quelle mesure nous sommes attachés à notre argent et si nous sommes réellement concernés par notre prochain. Ce test réussi permettrait au Seigneur de nous confier des tâches plus grandes à son service.

 

 

3. Une récompense totalement gracieuse

 

Si les oeuvres de charité, les aumônes, sont prises en compte par Dieu au moment où il remet ce trésor céleste, « Dieu ne couronne point nos mérites en nous, mais ses dons » comme le disait déjà Saint Augustin14. J. Dupont va dans le même sens : « Nulle place en tout ceci pour des droits que l’homme pourrait acquérir sur Dieu, pour des calculs sur l’équivalence des mérites et de la récompense : la récompense dépend de la faveur de Dieu, dont on ne saurait jouir sans se conduire de la manière qui lui est agréable »15.

 

Quant au fait que la vie éternelle soit nommée récompense (Lc 18.30), Calvin précise bien : « Premièrement, que cela soit arrêté en notre coeur, que le royaume des cieux n’est pas un salaire de serviteur, mais un héritage d’enfant, dont jouiront seulement ceux que Dieu a adoptés pour ses enfants »16.

 

La vie éternelle est un don gratuit de Dieu, et la récompense, même si Dieu l’accorde au disciple trouvé fidèle, ne dépend que de Dieu qui donne le vouloir et le faire, le mérite et sa sanction.

 

QUESTION : Sommes-nous bien conscients que c’est une grâce de pouvoir aider notre prochain ?

 

J.-P B.

 


NOTES

 

1. Relire les paraboles du riche cultivateur insensé (Luc 12) et du riche indifférent au pauvre Lazare (Luc 16), etc.

 

2. J. Ellul, L’homme et l’argent, 1979, pp. 118ss.

 

3. J. Dupont, Les Béatitudes, 1969, tome II, p. 204.

 

4. Le besoin matériel est une faiblesse à secourir : cf. Ep 4.28. S.M. Horton, Le livre des Actes, 1983, p. 205.

 

5. Calvin, sermon CXLI sur Deutéronome 24.19-22 ; cité par A. Bieler, La pensée économique et sociale de Calvin, 1961, p. 323.

 

6. Howard Marshall, The Gospel of Luke, 1978, p. 495.

 

7. F Godet, Commentaire sur l’Evangile de Luc, 1872, tome II, pp. 101-102.

 

8. Selon J. Dupont, Les Béatitudes, tome III, pp. 198-199etn°3.

 

9. Inépuisable : qui ne peut venir à manquer, qui ne peut cesser d’exister, ni se terminer, ni disparaître.

 

10. L. Bonnet, Bible annotée, NT 1, p. 559, n° 5.

 

11. L’évangile de Matthieu, dans la parabole correspondante des talents attribue à chaque serviteur la même récompense (Mt 25.20-23).

 

12. Institution Chrétienne, tome III, chap. 18, § 6.

 

13. Précis de doctrine chrétienne, 1983, p. 333. Léon Morris écrit dans la même ligne : « La récompense des chrétiens doit toujours être comprise en terme de communion avec Dieu et de possibilités de services supplémentaires» (L’Evangile selon Luc, 1974, pp. 116-117).

 

14. Saint Augustin, cité par Calvin, Institution Chrétienne, tome II, chap. 5, § 2.

 

15. J. Dupont, Les Béatitudes, tome II, p. 346.

 

16. Institution Chrétienne, tome III, chap. 18, § 2.