Paul aux chrétiens de Colosses (3°partie)
Rien parmi vous, sinon Jésus-Christ
(Paul aux chrétiens de Colosses, chap. 1, v12 à 23)
par Daniel Bresch
Avec ce texte, nous voici propulsés au cœur même du débat de l’épître. Si nous faisons l’effort de le lire avec une curiosité renouvelée — exercice exigeant, mais combien gratifiant ! — nous serons peut-être étonnés par la manière dont l’apôtre Paul aborde la question.
Doctrine et vie un tout indissociable !
Dans l’original, il y a une seule phrase du verset 9 au verset 20, déroulée en vagues successives. Saisissons à nouveau le mouvement de la prière de Paul. Il vient de demander à Dieu que les chrétiens soient « remplis de connaissance » (v. 9), non pour rechercher des pensées religieuses élevées et des sentiments pieux, mais pour vivre et mettre en pratique la foi en Christ, ce qui est le plus grand honneur pour Dieu (v. 10a). En quatre grands traits, il esquisse les caractéristiques sensibles de cette vie nouvelle en Christ (v. 10b-12a).
Avec la reconnaissance qui en est aussi le couronnement, il enchaîne alors tout naturellement sur l’objet et le motif de l’action de grâce, c’est-à-dire Dieu et le salut opéré par Jésus-Christ, ou l’origine et l’agent de la vie nouvelle des chrétiens (v. 12b-14). Dans le même souffle il y rattache un exposé magistral qui est une confession de foi en forme d’hymne au Christ, détenteur et dispensateur de la vie nouvelle (v. 15-20). Le paragraphe suivant prolonge cet enseignement par une interpellation des lecteurs pris à témoins (v. 21-23).
Une lecture superficielle ou fragmentaire peut malheureusement donner l’impression d’un discours plein de digressions. Or, l’enchaînement des propos est beaucoup plus cohérent qu’il n’y paraît. Ne nous montrerait-il pas que, dans l’esprit de l’apôtre, il n’y a pas de cloisons entre la vie spirituelle et la réflexion, entre la prière et l’engagement. C’est aussi ce qu’il désire ardemment pour ses lecteurs : qu’ils apprennent à faire le lien entre la piété et la pratique, à intégrer la foi à la vie.
Remercier, un test de vérité
Vu certaines confusions qui régnaient au milieu des chrétiens de Colosses on pouvait s’attendre à une réfutation systématique des erreurs. L’apôtre s’y prend tout autrement. C’est sur le terrain de l’action de grâce qu’il se place.
Mais les versets 12 à 14 ne contiennent pas qu’un rappel des affirmations doctrinales ou des formules cultuelles, aussi belles soient-elles. Pour Paul, comme pour tout chrétien, la reconnaissance authentique ne peut être une effusion esthétique, mais doit témoigner d’un changement radical survenu dans son existence. C’est pourquoi on trouve ici les paroles mêmes de la conversion et de la vocation de Paul. C’est dans un événement dramatique personnel que Jésus s’est fait connaître à Paul, que Paul a reconnu le Christ (cf. Ac 26.17-20).
Or, au fondement de cette expérience particulière, à la source de la foi, il y a aussi un acte dramatique de portée universelle, à savoir la rédemption. C’est là le combat livré par Dieu — décrit avec des verbes très évocateurs — avec paiement d’une rançon, pour la délivrance d’hommes (cf. Ex 14.30 ; 20.2 ; Es 43.3ss ; Mc 10.45 ; 1 Pi.18-19).
En effet l’humanité, captive de son péché, n’a pas de « part » avec Dieu. Le terme « héritage » exprime une notion biblique importante qui décrit le statut du membre de la famille des fidèles (cf.Jos14.1-5; Ps 105.11). Dans l’Ancienne Alliance, cette part était réservée aux membres du peuple élu, les « saints », ceux que Dieu s’est réservé. Dans la Nouvelle Alliance, ce privilège est étendu aux païens, précisément par la destruction de barrières (cf. Ep. 2.11 -22 ; 1 P 2.9-10).
De même, le contraste « lumière-ténèbres » est un thème biblique important qui illustre un antagonisme irréductible. La lumière évoque la sécurité, le bonheur. A l’opposé, les ténèbres sont le domaine de la corruption, de la terreur, de la vanité (cf. Es 9.1 ; 60.2 ; Am 5.18 ; Jn1.5, 8, 12 ; Jc 1.17 ; etc.).
Mais voici que Dieu, qui habite une lumière inaccessible (1 Tm 6.16), se déclare Père aimant. Il accomplit, dans l’affrontement avec les forces de la haine et du refus, le sauvetage nécessaire et donne le pardon ! Ne doit-on pas souligner ici qu’il paraît bien insolent parmi les chrétiens de rabaisser le pardon des péchés à quelque chose d’« élémentaire », comme s’il s’agissait d’un simple geste qui efface une dette, ou d’une attitude bienveillante devant une faiblesse. Le péché ici apparaît bel et bien comme un pouvoir (v. 13a), et le pardon devrait être reçu et vécu comme le « contre-pouvoir » — victorieux — du Fils (v. 13b). Assurément, ceci ne peut être le fait d’une seule expérience initiale, c’est un processus de toute la vie.
Voilà ce que Paul tient à rappeler aux chrétiens de Colosses, avant de leur parler de Christ, tant il est vrai que les hommes pécheurs que nous sommes sont incapables d’appréhender le Christ « en lui-même », si ce n’est de manière « existentielle », c’est-à-dire dans ce qu’il a accompli « pour eux et dans leur vie ».
Un cantique pour enseigner
Le texte qui s’enchaîne sur l’évocation du Fils « en qui nous avons la délivrance », est le monument de l’épître (v. 15-20). C’est l’un des grands manifestes « christologiques » du Nouveau Testament (Jn 1.1 -18; Hé 1.1-4 ; Ph 2.6-11).
A le lire et le relire, on est d’abord sans paroles et tous les commentaires paraissent fades et incongrus. On comprend un peu pourquoi Paul, au lieu d’adopter le style de la discussion, a préféré exprimer ici ce qu’il connaît du Christ dans un hymne. Voici un théologien qui a appris à adorer, et c’est en adorant qu’il fait la meilleure théologie ! Pour servir son maître, seul convenait un chant d’une harmonie aussi fine et d’une profondeur insoupçonnée.
Le propos essentiel de cette célébration est clair : proclamer la prééminence du Christ. En toutes choses sa place est suprême, son rôle unique, sa présence universelle, dans la première création et dans la nouvelle, comme le mettent fortement en parallèle les deux volets de l’hymne (v. 15-17, 18-20).
Etait-il nécessaire de rappeler ces « évidences » à des chrétiens ? Inséré dans son contexte, ce chant est incontestablement aussi un exposé doctrinal assorti d’éléments polémiques. Paul combat indirectement certaines interprétations réductrices du Christ, porteuses de conséquences dangereuses aux plans spirituel et moral. Pour l’instant, la meilleure défense de la foi contre ces falsifications était, à ses yeux, d’entraîner les chrétiens à contempler Jésus-Christ, ce Sauveur dont parle l’Evangile qui leur avait été annoncé et qu’ils avaient cru.
Précisions utiles
Ici commencent quelques-unes de nos difficultés, car, faute de ne pas respecter le sens de certains termes utilisés, nous risquons de mai comprendre le message. C’est le moment de souligner un principe d’interprétation biblique.
Il est incontestable que l’apôtre a délibérément employé le langage de ses contemporains, et dans tout le Nouveau Testament on observe une constante « actualisation » de l’Evangile dans des contextes socio-culturels divers. Si des mots ont été empruntés dans leur signification courante connue et même enrichis d’un sens nouveau (par exemple « grâce »), cela ne signifie nullement que l’apôtre ait en même temps adopté les idées philosophiques ou mythologiques dont ils pouvaient être chargés (par ex. « plénitude », v. 19).
Mais il ne faut surtout pas oublier un point essentiel pour une compréhension correcte des textes du Nouveau Testament : c’est l’enracinement biblique de bon nombre de mots et de notions qui est la vraie clé du sens des mots et qui garantit la véritable cohérence du message. Le recours à un simple dictionnaire ne suffit donc pas, ni le simple alignement de citations parallèles. C’est dans « l’analogie de la foi » que les termes bibliques s’éclairent les uns les autres. Un bon lexique biblique facilitera l’étude.
Donnons ici quelques notes sur les principaux titres et concepts. « Image » (v. 15a) n’est pas à prendre simplement au sens de représentation ou copie, à la manière d’un portrait ou d’une photographie, mais plutôt au sens de manifestation ou extériorisation en exacte ressemblance. L’arrière-plan de cette notion est à chercher dans la Genèse (1.26-27). Déjà Adam, le premier homme, est un représentant et un répondant de Dieu sur terre. Mais le Christ, le second homme, sera la pleine expression et parfaite révélation de Dieu (cf. Jn 1.14,18 ; 14.9 ; 2 Co 4.4). « Premier-né » (v. 15b, 18b) est un mot qui nous déroute parce que nous raisonnons dans des catégories de cause à effet. Il ne signifie pas du tout que Jésus ait un jour été créé ou engendré, mais le poids est à placer sur le terme « premier ». Il s’agit en réalité d’un titre d’honneur et d’affection (cf. Ex 4.22 ; Ps 89.28 et encore Pr 8.22-25 ; Hé 1.5 ; Ap 3.14). Il n’y a personne qui lui soit supérieur ni antérieur (v. 17a).
Cette place et cette fonction souveraines, spécifiques et complètes, Christ les occupe par rapport à la création. La répétition de « tout » souligne la dimension cosmique et universelle. « Toute créature » met en lumière l’aspect dynamique et relationnel des êtres et des choses créés, sans exclusives. « En lui, par lui, pour lui » indiquent la raison d’être, la cause et le but (cf. Rm 11.36 ; 1 Co 8 6 ; Hé 2.10). Il assure cohésion et intégrité (v. 17b). Il n’y a donc rien à attendre, ni à craindre de la part de puissances angéliques, censées conduire le monde (v. 16b; cf. Ep 1.21). N’y a-t-il pas lieu aussi, de nous interroger sur la responsabilité de nos actes en faveur ou au détriment de la création, notre premier environnement ?
La proclamation du seul Sauveur
La même suprématie et la même perfection, Christ les possède par rapport à la nouvelle création, appelée son corps, l’Eglise, dont il est la « tête » (v. 18a). Cela veut dire qu’il en est le chef, le Seigneur, et aussi celui qui donne la vie et l’unité (cf. Ep. 1.22; 4.15-16). L’irruption de cette affirmation fait penser à ce que Paul dit de la révélation du mystère de l’Eglise dans sa lettre aux Ephésiens (3.5, 9, 10).
En effet, cette nouvelle création est une restauration d’un ordre qui a été profondément bouleversé par l’hostilité et la mort. Si Christ tient le premier rang dans l’ancienne création, il n’y en a pas d’autre, sinon lui, qui soit digne de « commencer » la nouvelle création par sa résurrection (v. 18b ; cf. Rm 8.29 ; 1 Co 15.20 ; Ap 1.5. Il n’y en a pas d’autre, sinon Jésus-Christ, qui soit capable d’apporter la « réconciliation », ce grand changement des relations impossibles avec Dieu (v. 20a). Il n’y en a pas d’autre, sinon lui, qui soit prêt à livrer sa vie au supplice du condamné (v. 20b).
Peut-être comprendrons-nous mieux maintenant le mot « plénitude » qui a tant fait couler d’encre (v. 19). Il signifie ici « qui est complet, total, accompli ». Ce mot a connu une grande fortune chez les Gnostiques qui désignaient par là une région existant entre le Dieu créateur et le monde créé, habitée par la « totalité » des êtres angéliques. Il n’est guère concevable que Paul ait adopté avec le mot ce genre de signification philosophico-religieuse, d’ailleurs fortement entachée de superstition et d’idolâtrie. Tout simplement il affirme que Dieu est pleinement en Christ. Christ a toutes les qualités de la divinité. Il n’en fallait pas moins pour être le Rédempteur.
Une remarque s’impose encore concernant la réconciliation « de tout » ou restauration finale (cf. Ep 1.10 où le mot « réunir » est employé). Il n’y a pas lieu de la confondre avec le « salut de tous », aussi abrupt que cela puisse paraître. Les avertissements de Jésus lui-même n’auraient alors plus de sens (par exemple Mt 7.23). Nous ne chercherons pas à expliquer l’inexplicable, mais, suivant l’exemple de l’apôtre, nous chercherons à contempler et à chanter l’infinie grandeur de Dieu sur le visage du Christ.
Et maintenant ?
Toutes ces réflexions concernant Dieu et son Fils et leur rapport à l’univers, aux hommes et à l’Eglise peuvent paraître bien abstraites et nous faire rêver. Voici que Paul nous réveille : « Et vous ? » (v. 21 -23). C’est le moment de faire le point, de répondre et de nous mettre en marche, dès maintenant. Il serait séduisant de prolonger ces considérations générales, voire de spéculer. Ce serait une fuite devant la question de la vérité au sens biblique : ma rencontre avec le Christ, ma confrontation avec Dieu.
A ce point l’apôtre propose donc aux chrétiens tentés par des « extras » d’examiner trois pôles critiques de leur vie : ce qu’ils étaient (v. 21), ce qu’ils ont reçu (v. 22), ce qu’ils peuvent être (v. 23). Le portrait de la situation passée est sans ménagement, le texte concerne moins la moralité que l’orientation d’esprit et d’action de l’incroyant «sans Dieu». La description du présent concerne en premier lieu le changement de statut du croyant devant Dieu. Mais le « réconcilié » bénéficie aussi d’un changement de dispositions intérieures : il n’y a pas de justification véritable sans qu’elle entraîne aussi la sanctification. Ce qui requiert pourtant de se laisser fonder et de persévérer dans la foi ! Paul n’enseigne pas un salut qu’on peut gagner ou perdre. Il avertit contre tous les égoïsmes et fausses illusions qui pourraient nous ravir l’espérance de l’Evangile. Il plaide pour une joyeuse et solide assurance du chrétien dans le libre partage de cet Evangile avec toute créature.
D.B.
Pistes de réflexion
1. Regarder (observation). Lire le texte sans faire référence à des explications, « avec une curiosité renouvelée ». Le réécrire.
2. Comprendre (interprétation).
v. 15-20 : Quelles affirmations christologiques sont soulignées ? Pourquoi est-il nécessaire d’avoir une bonne compréhension du Christ ? Quelles conséquences entraîne une conception réduite, voire faussée, de sa personne et de son œuvre ?
v. 12-14 : Que dit l’apôtre d’essentiel sur la rédemption ? Comment apparaissent respectivement Dieu et Jésus-Christ dans cette œuvre (voir aussi les v. 20 et 22) ?
v. 21-23 : Quel est le fondement de l’assurance du chrétien ?
3. Ecouter (application). Soyons pratiques !
v. 15-20 : Sur quels points précis, de doctrine et de vie, ce texte m’interpelle-t-il aujourd’hui ?
v. 12-14, 21-23 : Où est-ce que je me situe ? Qu’est-ce qui remplit ma louange ? Suis-je attentif aux signes de dérive qui met en danger ma foi ?
Le gnosticisme est une doctrine philosophique religieuse qui fondait le salut sur une connaissance supérieure des mystères divins réservée au initiés, et sur un mépris de la matière et du corps soumis au mal. Cette pensée hérétique s’est surtout développée au 2e siècle, mais Paul en discernait déjà les premiers signes.