Paul aux chrétiens de Colosses (1° partie)
et à ceux qui rêvent d’être des colosses
par Daniel Bresch
L’essentiel, le réel
La qualité de vie des chrétiens, la pertinence du témoignage de l’Eglise dépendent — est-il besoin de le rappeler ? — du centrage de leur foi, non seulement à sa naissance, certes, mais constamment, dans toute sa croissance. L’Evangile est un, tout est en Christ. Rechercher autrement un « extra », c’est substituer le secondaire à l’essentiel. C’est prendre les détours pour le droit chemin, c’est confondre les friandises avec la saine nourriture. Accommoder ainsi l’œuvre de Dieu en Christ, c’est la détruire et, par là, perdre notre identité même de chrétiens. « Là où est ton trésor, là sera aussi ton cœur… Si ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière », lançait Jésus. C’est aussi le cri de l’apôtre dans cette brève lettre.
Une ville sans grand destin
Colosses, un nom qui évoque le gigantesque et l’impressionnant. Aujourd’hui un champ de ruines désertes non loin d’une petite ville turque.
Dans l’antiquité c’était une des trois cités importantes de la vallée du Lycus, affluent du Méandre, dans la Phrygie occidentale à 200 km à l’est d’Ephèse. Elle tirait sa richesse du traitement de la laine provenant des nombreux élevages de moutons dans les montagnes environnantes. Mais au premier siècle son renom était déjà bien éclipsé par ses deux rivales : Laodicée devait à sa situation au carrefour de deux grandes voies de communication d’Asie mineure et à l’intense commerce de laine teinte, son rang de grande place financière et de centre politique de la région ; Hiérapolis, établie près de sources chaudes réputées et nantie de sanctuaires païens prestigieux, attirait une riche clientèle de villégiature.
Les fréquents tremblements de terre qui affectent toute cette zone n’ont laissé que des ruines. Au début des années 60 toute la région fut dévastée par un tel cataclysme. La luxueuse Hiérapolis fut facilement relevée de ses ruines ; un brillant avenir devait encore lui sourire. L’opulente Laodicée put même autofinancer sa reconstruction, un concile y siégera au IVe siècle. La modeste Colosses fut réparée, mais le site sera abandonné un à deux siècles plus tard. Si nous n’avions pas la lettre de Paul à sa communauté chrétienne, en parlerait-on encore ?
Raisons de vivre
Ces industrieuses populations phrygiennes étaient polythéistes. On les disait également de tempérament passionné. Le culte le plus répandu était celui de Dionysos, le Bacchus grec, et de Cybèle, la « mère des dieux ». Il séduisait beaucoup de Romains par ses fêtes fastueuses accompagnées de manifestations extatiques et de libations exubérantes.
La diaspora juive, de son côté, était très nombreuse. Etablie depuis deux siècles dans cette région prospère, elle continuait à attirer beaucoup de Juifs actifs dans le commerce. Moins aisés, des Israélites de Palestine leur reprochaient d’ailleurs le relâchement dans leur fidélité religieuse, pourtant ils recevaient régulièrement de Phrygie des offrandes considérables en faveur du temple de Jérusalem.
« Vous serez mes témoins jusqu’aux extrémités de la terre »
Comment l’Evangile est-il parvenu à Colosses ? L’apôtre Paul et ses compagnons ont bien parcouru la Phrygie au cours de grands voyages missionnaires. Dès l’époque du deuxième voyage, autour de l’année 50, il existait quelques communautés chrétiennes dans ces régions (Actes 16.6). Qui sait si des Juifs et des prosélytes convertis à Jérusalem le jour de la Pentecôte ne furent pas les premiers colporteurs de l’Evangile auprès de leurs compatriotes (Voir Actes 2.10) ?
Si l’apôtre a atteint ces villes, plus vraisemblablement au cours de son troisième voyage, vers 53 (Actes 18.23), il n’y a pas personnellement prêché l’Evangile (Col. 2.1). Pourtant il fut mêlé à la naissance de leurs églises. En effet, durant son séjour de trois ans à Ephèse (Actes 19.8, 10), parmi ses nombreux auditeurs venus de toutes les provinces voisines se trouvèrent probablement aussi des gens de la vallée du Lycus, dont Epaphras. C’est en tout cas grâce au fidèle dévouement de ce témoin que les églises de Colosses, de Laodicée et d’Hiérapolis prirent un bel essor (voir Col. 4.13).
Comme il était d’origine païenne, c’est tout naturellement ce milieu qu’il chercha à atteindre. Plusieurs expressions dans la lettre ont fait penser que la plupart des chrétiens de Colosses étaient d’anciens païens (1.21 et 27 ; 2.13). Mais il y avait aussi d’anciens Juifs parmi eux, puisqu’on reconnaît bien certains détails de leurs rites et de leur liturgie (2.11 et 16).
Des liens fraternels durables
Quelques années plus tard, Paul est arrêté en Palestine, puis emmené à Rome, où il est assigné à résidence entre 61 et 63 (Actes 21.33 ; 28.16). Timothée a pu le rejoindre. C’est là qu’Epaphras, accompagné de Tychique, le retrouve pour lui donner des nouvelles détaillées de la situation des églises en Asie. Tandis qu’Epaphras reste auprès de Paul, Tychique s’en retournera chargé de deux écrits : la lettre aux Ephésiens et celle aux Colossiens (voir Eph. 6.21 et Col. 4.7).
La première traite d’un problème précis dans une jeune église, la deuxième est en fait un message adressé à plusieurs églises de la région (voir 4.16). Le compagnon de voyage de Tychique fut un esclave enfui, Onésime, porteur, lui aussi, d’un billet de Paul pour son ancien ami Philémon, membre responsable de l’église de Colosses et propriétaire d’Onésime.
Séductions et dangers
Nous ne connaissons pas exactement le motif qui a poussé Epaphras à entreprendre ce long voyage d’Asie mineure en Italie pour rencontrer personnellement Paul. Parmi les nouvelles qu’il lui apportait des progrès des chrétiens, il y en avait d’excellentes qui réjouirent profondément l’apôtre (1.3ss et 2.5). Mais il dut également lui faire part de soucis graves et de difficiles combats. Des glissements inquiétants semblent s’être produits dans la manière de penser et d’agir de plusieurs chrétiens fascinés par certains orateurs (2.4). Le mal n’avait pas encore tout compromis, mais l’enjeu était d’importance : l’unité de l’Eglise était menacée, la clarté et le rayonnement de l’Evangile étaient remis en cause (2.19).
La plupart des commentateurs parlent d’une véritable « hérésie colossienne », parce que plusieurs caractéristiques auxquelles Paul fait allusion « dans l’épître ressemblent fort aux hérésies des gnostiques qui menacèrent l’Eglise des quatre premiers siècles. En fait le gnosticisme caractérisé s’est surtout développé à partir du 2e siècle, donnant bien du fil à retordre aux Pères apologistes comme Irénée, Tertullien ou Clément d’Alexandrie par exemple. Le principe fondamental de cette fausse doctrine consistait en une conception dualiste radicale du monde : la matière serait le siège du mal et le bien appartiendrait au seul monde spirituel ; une lutte sans merci serait engagée dont nous serions le champ de bataille, si ce n’est les pantins ; notre délivrance de cette prison terrestre passerait par une illumination céleste, la « gnose ».
Menaces extérieures ou intérieures ?
Les choses n’étaient de loin pas si élaborées à la fin du 1er siècle et l’on a d’ailleurs passablement de difficultés à cerner l’origine du gnosticisme, précisément à cause de sa nature syncrétiste. Mais dès le temps du Nouveau Testament on pouvait percevoir ce que nous appelons maintenant des éléments « prégnostiques » (voir par exemple les épîtres à Timothée ou les lettres aux sept Eglises de l’Apocalypse).
C’est en partie ce type d’influence qui s’est exercé à Colosses, bien qu’il ne soit pas facile de décrire vraiment cette « hérésie » au travers des expressions citées, non sans quelque ironie, par Paul. On y reconnaît des traits relevant des courants de pensée païenne, amalgamés avec des notions typiquement juives. Nous y reviendrons au fil de notre exploration du texte.
Mais pourquoi et comment des chrétiens qui n’avaient pourtant pas été privés d’un enseignement lucide et cohérent (1.5-7) s’étaient-ils laissés entraîner par des spéculations et des pratiques si fumeuses ? Sans doute la menace ne pouvait pas leur apparaître clairement puisque l’erreur n’était jamais exposée telle quelle. D’après sa manière de traiter le problème, Paul semble avoir discerné plutôt une tendance voilée qu’un mal généralisé.
L’erreur était imputable peut-être moins à des attaques extérieures facilement démasquées, qu’à une pression s’exerçant sur le terrain intérieur, évidemment inspirée par le milieu ambiant. Quoi de plus « légitime » et de plus « naturel » pour des chrétiens encore relativement jeunes dans la foi qu’être assoiffés de compréhension spirituelle, de dépassement de soi, de plénitude. Et il se trouvera toujours tel orateur « efficace » ou tel visiteur « prophétique » promettant « enfin d’ouvrir » la Parole de Dieu, de « dynamiser » la foi des chrétiens, de « purifier » les esprits (2.23).
De ce point de vue, la lettre de Paul aux Colossiens est fort intéressante et toujours actuelle puisqu’elle nous montre le processus de glissement qui peut s’opérer chez les chrétiens plus préoccupés d’expériences subjectives que d’enracinement dans la foi. Elle nous avertit du danger qui guette tout mouvement de réveil de déraper dans les visions et d’engendrer un nouveau légalisme. Elle clame très haut qu’il n’y a de véritable délivrance et de liberté qu’en Christ sur la Croix et dans sa résurrection (2.30 ; 3.1 ), seules bases d’action du Saint-Esprit.
Dire la vérité
Ce n’était pas la première fois que Paul se trouvait confronté à un problème de ce genre. Comment réagir face à la montée de périls si insidieux ? Aux Galates il ne cacha pas son indignation et ses reproches et mena une argumentation serrée pour les secouer de la légèreté avec laquelle ils s’étaient laissés induire en erreur et soumettre à un nouvel esclavage.
Ici la démarche est toute différente. Aux erreurs qui guettent les Colossiens il n’oppose pas de réfutation point par point. A la polémique il préfère la prévention par un enseignement sur ce qui est unique et fondamental dans l’Evangile. Ce faisant il aura dénoncé les atteintes de l’erreur là où on ne les soupçonnait pas. Tout en mentionnant, sans ménagement d’ailleurs, un certain nombre de points qui séduisent tant les personnes en quête du « plus » ou du « plein », il s’attache surtout à exposer le caractère souverain, universel et exclusif de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ.
Aux spéculations illusoires, aux prescriptions aliénantes, aux expériences fluctuantes, il oppose la limpidité, la sécurité, la permanence de la foi. Avant d’avertir et d’exhorter il rappelle et explique : toute plénitude, toute sagesse, toute puissance, toute espérance de délivrance et de vie est en Christ et vous êtes — nous sommes — participants de sa gloire, par l’amour de Dieu et par la foi en lui (2.12). Il n’y a pas d’autre source, pas d’autre voie, il n’y a pas d’autre Evangile. Etes-vous — sommes-nous — des chrétiens confiants et reconnaissants partageant la paix (2.7) ? Ou de ces croyants tourmentés et perpétuellement insatisfaits, finalement sans espoir (1.23) ?
Colosses a disparu ainsi que son église avec ses problèmes particuliers du 1er siècle, mais la lettre adressée aux chrétiens de cette obscure bourgade d’Asie mineure est lue et relue jusque dans les plus grandes métropoles de toute la terre. Elle nous livre une synthèse magistrale de « l’essentiel » c’est-à-dire ce qui fonde et constitue l’Evangile : Jésus-Christ, lui-même, celui qui nous révèle Dieu, celui qui nous réconcilie avec Dieu, celui qui a vaincu tous les pouvoirs, celui qui nous donne l’espérance, nous unit, nous fait aimer le prochain.
D.B. (à suivre dans numéro 2)