Evangélisation et éthique sociale
par Jacques Blandenier
1. Qu’entendons-nous par « évangélisation » ?
On a donné de multiples définitions, plus ou moins élaborées, de ce qu’est l’évangélisation. Nous nous bornons à l’essentiel en disant que c’est l’annonce faite aux hommes de la bonne nouvelle que Dieu les aime au point d’avoir donné pour eux son Fils, afin que celui qui croit en lui soit réconcilié avec Dieu et vive en sa présence, dès maintenant et pour l’éternité.
a) En définissant ainsi l’évangélisation, nous insistons sur le fait qu’elle repose en premier lieu sur la grâce offerte par Dieu. C’est Lui qui a pris l’initiative, c’est Lui qui a donné son Fils.
b) Mais cette définition implique que l’homme, sans cette grâce, est perdu, II est pécheur, séparé de Dieu et privé d’espérance. Si cet état entraîne de multiples conséquences éthiques (Rm1.24ss ; 6.21 ), il ne faut pas confondre ces conséquences – les péchés – avec la cause – le péché – qui est la révolte contre Dieu.
c) Enfin, cette démarche de Dieu en faveur de l’homme est un don offert, auquel l’homme répond par la foi. Recevoir ce que Dieu donne laisse entendre qu’il y a chez lui personnellement prise de conscience d’une manière ou d’une autre, des deux premiers aspects de la définition : l’amour de Dieu qui se tourne vers lui pour le secourir, et le besoin pour lui d’être secouru. Et comme la perdition entraîne des conséquences éthiques, l’accueil par la foi d’une relation nouvelle avec Dieu est conversion, changement de vie se manifestant par un fruit à la gloire de Dieu (Jn 15.v4-5, v8).
« Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Comment donc invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils en celui dont ils n ‘ont pas entendu parler ? Et comment entendront-ils parler de lui, sans prédicateurs ? Et comment y aura-t-il des prédicateurs, s’ils ne sont pas envoyés ? (…) Ainsi la foi vient de ce qu ‘on entend, et ce qu ‘on entend vient de la parole du Christ » (Rm 10.13-17).
Selon ce texte, l’évangélisation implique une parole. Une information et une invitation. Mais nous savons que dans la pensée biblique, la parole (en hébreu, dabar), n’est pas seulement discours, aspect verbal de la communication, mais aussi acte. En Dieu, il n’y a pas contraste ou conflit entre la parole et l’action : la parole divine est agissante (Gn 1.3, 6, 9 : « Dieu dit… » ; Es 55.10-11 ; etc.), et ses oeuvres sont parlantes.
Il en va de même dans l’évangélisation. Elle est parole, mais parole efficace, elle est aussi action, mais action significative (porteuse de sens). Un témoin est quelqu’un qui raconte ce qu’il a vécu et vu (Ac 1.8 conduit à Ac 4.20), mais aussi quelqu’un dont l’existence prouve une réalité (comme par exemple un monument archéologique témoigne de la présence d’une certaine civilisation à un moment et dans un lieu donnés). La manière d’être et d’agir (l’éthique) est souvent plus éloquente que les paroles (l’évangélisation) : « Ce que vous êtes crie si fort que je n’entends pas ce que vous dites ».
Cet élargissement de la définition de l’évangélisation tend à réduire la distinction que l’on peut faire entre éthique et évangélisation : la conversion a des conséquences éthiques, et ces conséquences expriment la vérité de l’Evangile.
2. Qu’entendre par éthique, et particulièrement éthique sociale ?
Voici comment le professeur A. Biéler définit l’éthique : « L’éthique chrétienne individuelle est la réponse que chaque chrétien donne à la question : ‘Que dois-je faire, moi personnellement, en raison de ma vocation et de ma foi ?’. L’éthique sociale chrétienne est la réponse que donnent les chrétiens aux deux questions fondamentales de leur existence : ‘Que devons-nous faire, nous chrétiens, collectivement, en tant que disciples du Christ, dans telle situation qui nous est commune (éthique ecclésiale)’ et deuxièmement : ‘Que devons-nous faire, nous chrétiens, pour que la société profane à laquelle nous appartenons et dont nous sommes chacun un membre responsable devant Dieu, agisse dans le sens des choix que nous croyons justes devant Dieu (éthique politique au sens large du terme1) ? ».
Il y a une équivoque dans le vocabulaire. Généralement, le mot « social » s’accorde avec « aide », « travail », « « assistant », et évoque l’intervention auprès des plus démunis ou des marginaux de la société, pour les aider à survivre ou à réintégrer la vie de la collectivité. Mais au sens plus large, le terme « social » désigne, par opposition au terme « privé » ou « individuel » ce qui a trait d’une façon générale à la vie publique, à la vie de la société. Ainsi parle-t-on des « rapports sociaux », des « sciences sociales », etc. Selon R. Mehl : « Les principaux problèmes d’éthique sociale sont des problèmes de structures de la société2. ». Le mot « social » devient alors très voisin du terme « politique », au sens large où on parle « du politique » comme du domaine qui concerne les affaires de la cité.
Dans notre propos, le mot social désigne « ce qui concerne la vie de la société », et l’« éthique sociale chrétienne » la réflexion et l’engagement chrétiens pour le bien de la société en général. Et cet engagement au nom du Christ concerne en premier lieu ceux qui souffrent et sont victimes du dysfonctionnement de la société. Il témoigne donc de la miséricorde de Dieu, qui a envoyé son Fils « chercher et sauver ce qui était perdu ». Là encore, la frontière entre action sociale et évangélisation paraît ténue.
3. Ne pas confondre !
Toutefois, la Déclaration de Lausanne (1974) affirme (art. 5) : « La réconciliation de l’homme avec l’homme n ‘est pas la réconciliation avec Dieu : l’action sociale n’est pas l’évangélisation ; le salut n’est pas la liberté politique ».
Le bon Samaritain.
Il est en effet nécessaire de ne pas confondre ces deux aspects distincts de l’obéissance chrétienne. D’autant plus qu’on risque de le faire pour d’excellents motifs, comme le montrent les définitions qui précèdent : c’est quand le témoignage chrétien ne se borne pas au discours, mais se traduit en actes (conformément à 1 Jn 3.18 : « N’aimons pas en parole ni avec la langue, mais en action et en vérité ») qu’il peut prendre la forme d’une action sociale. C’est quand l’engagement social se fait au nom de l’amour de Dieu, et non d’une bonne volonté tout humaine qu’il prend valeur de témoignage.
Ce que veut dénoncer la Déclaration de Lausanne, ce sont deux erreurs : l’une consiste à croire que le Royaume de Dieu peut être construit par l’engagement des chrétiens en faveur d’une société plus juste et pacifique : c’est la version collective du salut par les oeuvres, qui minimise la réalité du péché. L’autre erreur consiste à réduire l’homme à une dimension horizontale : la rupture avec Dieu n’est pas réellement prise en considération – seule importe la relation avec les autres ; dès lors, la liberté offerte par Jésus-Christ consiste en la libération des aliénations politiques, le salut ne concerne plus le jugement et l’éternité, mais les conditions matérielles et psychologiques de la vie ici et maintenant.
Mais attention : refuser la confusion entre action sociale et évangélisation ne consiste pas à rejeter l’une ou l’autre de ces entreprises ! Comme évangéliques, nous ne sommes pas suspects de rejeter l’évangélisation ! (du moins, en théorie… espérons que la pratique est en accord !). Par contre, il peut nous arriver de remettre en cause le bien-fondé d’un engagement social. Conscients que le monde est pécheur et condamné à la ruine, nous ne voyons pas de raison de chercher à l’améliorer : d’ailleurs, n’est-ce pas une entreprise vouée à l’échec ?
Il n’y a que l’avènement du Royaume de Dieu qui puisse résoudre les problèmes des sociétés humaines. Le seul vrai problème est le péché de l’individu, qui ne trouve sa solution que par une conversion personnelle en vue du pardon et de la vie éternelle. C’est une manière de nier l’incarnation en se désolidarisant de l’histoire humaine. Elle se nourrit souvent d’une interprétation très pessimiste – et unilatérale – des prophéties.
4. Travailler avec le Dieu de Noé
Ce type de réaction dénote une carence doctrinale. Il nous manque une théologie de la création et de la conservation du monde (voir l’étude Fondements pour une éthique sociale biblique, pp. 3 à 5). Si au nom de notre espérance du Royaume de Dieu, nous nous détournons de cette terre, alors c’est que nous sommes plus… royalistes que le Roi ! Car Dieu, notre Roi, ne s’est pas détourné de cette terre.
Les chapitres 8 et 9 de la Genèse, relayés par bien d’autres textes dont de nombreux psaumes, nous disent que Dieu ne s’est retiré dans un ciel lointain ni après la création, ni après la chute, ni après le déluge. Et son intervention ne consiste pas exclusivement à mettre à part le peuple d’Israël en vue de la venue du Messie par qui les païens sont appelés au salut. Le texte dit : II a fait « alliance perpétuelle avec tous les êtres vivants qui sont sur la terre » (Gnn,9.16).
A supposer même que nous limitions à la rédemption l’intervention de Dieu, cette rédemption sous-entend, pour le moins, la conservation du monde pour que le message rédempteur puisse y être annoncé. N’est-ce pas le sens de l’enchaînement des idées dans 1 Tm 2.1 -5 : « Priez pour les dirigeants… afin que nous puissions vivre dans la paix… car Dieu veut que tous… parviennent à la connaissance de la vérité » ? Prier pour les autorités exprime la conviction que Dieu veut guider les dirigeants des nations : s’il s’était détourné d’eux, il y a longtemps que le monde serait retourné au chaos… et il n’y aurait plus personne pour entendre (ni pour proclamer !) le message du salut.
Reconnaissons donc cette action bienveillante de Dieu, qu’on appelle parfois la Providence. Elle consiste à conserver à la nature un équilibre pour permettre à la vie de continuer (Gn 8.21 -22 ; Ac 14.17), et à susciter des serviteurs, les magistrats, pour organiser la vie des peuples et les préserver de l’anarchie (Rm 13.1-7), afin, comme le dit Calvin, « qu’humanité règne entre humains ».
Cette « Providence » n’est pas la rédemption. Son effet est le maintien de ce monde et non l’avènement d’un monde nouveau. Et de même que la rédemption, parfaitement accomplie par Christ, devient effective par la prédication dont les croyants sont responsables (Dieu n’a pas confié cette tâche à ses anges… cf. Rm 10 cité plus haut), de même la conservation du monde ne s’effectue pas sans médiation humaine, comme l’atteste le titre de « serviteur de Dieu » attribué au magistrat dans Romains 13.4.
Tous les hommes sont, à un degré ou à un autre, co-responsables de ce maintien de la création et de la société (c’est le « mandat culturel » assigné par Dieu aux premiers humains, Gn 1.28), et l’engagement social ou politique des chrétiens s’inscrit d’abord dans cette perspective.
C’est pourquoi il est possible d’envisager une collaboration avec des non-chrétiens, appelés eux aussi à coopérer à la conservation du monde (les « serviteurs de Dieu » de Rm 13 sont des païens). Collaboration oui, mais à condition que cela ne crée aucune équivoque : qu’il soit clair, et pour nous et pour nos partenaires, qu’un tel engagement ne débouche sur aucun absolu, sur aucun ciel, sur aucune société parfaite et exempte du mal : la visée reste profane, terrestre, provisoire, relative.
Cet engagement peut, au mieux, limiter les manifestations du péché par la répression, et encourager au bien. Seulement, s’il est possible et même demandé de prier pour que des autorités païennes s’acquittent correctement de leur mission, il n’est pas possible de participer à une prière avec elles, car cela laisserait sous-entendre qu’en dernière analyse, il y a un seul et même dieu derrière la diversité des religions… ce qui rendrait vaine l’évangélisation !
Ainsi pouvons-nous dire, dans un premier temps, que notre engagement dans la société s’inscrit dans une alliance « profane », celle de Noé, qu’il ne faut pas confondre avec celle où s’inscrit notre activité d’évangélisation. Seule cette dernière, la nouvelle Alliance en Christ, s’inscrit dans la perspective du Royaume de Dieu.
5. Dieu de Noé, Dieu de Jésus-Christ : un seul et même Dieu !
Pourtant, cette manière de séparer notre engagement en deux alliances différentes n’est pas entièrement adéquate. Elle donne l’impression que Dieu agit sur deux fronts parallèles… mais on sait que les parallèles ne se rejoignent jamais. Cité humaine et cité de Dieu, doctrine des deux règnes… nouvelle dichotomie dangereuse, si elle aboutit à une autonomie du socio-politique par rapport au Dieu de l’Evangile.
Le problème apparaît avec plus de clarté lorsque nous réfléchissons aux miracles de Jésus, notamment aux guérisons qu’il a opérées. A quelle alliance appartiennent ces miracles ? A celle de Noé, à certains égards, car s’ils expriment la compassion de Dieu envers toutes ses créatures, ils ne signifient pas automatiquement le salut éternel de leurs bénéficiaires.
Le cas des neuf lépreux guéris mais ingrats et indifférents à Celui qui a fait le miracle en donne la preuve. Seul le Samaritain revenu sur ses pas pour glorifier Dieu et rendre grâce a entendu la parole « ta foi t’a sauvé » (Lc 17.19). Rien pourtant ne laisse supposer que Jésus ait « repris » la guérison accordée aux neuf autres.
Les miracles ne sont donc pas en eux-mêmes évangélisation, mais acte de compassion pour soulager la souffrance des pécheurs. Cependant, ils sont aussi signes du Royaume de Dieu. Ils annoncent qu’en Jésus, ce Royaume s’est approché, Royaume où il n’y aura plus ni maladie, ni infirmité, ni deuil, ni mort. Ils montrent un « échantillon » de ce que sera un monde où le mal n’aura plus aucune place et où les conséquences de la chute seront abolies à jamais.
De même l’engagement social au nom de Jésus le Messie n’est pas seulement de l’ordre de la « conservation du monde ». Il est lui aussi signe d’une terre nouvelle « où la justice habitera » (2 P 3.13), où « il ne se fera ni tort ni dommage sur ma montagne sainte » (Es 11.9; 65.25), où « on fondra les épées pour en faire des socs de charrue… on n’apprendra plus la guerre » (Es 2.4; Mi 4.3), etc. Dans le Royaume de Dieu, ce ne sont pas seulement le péché et les infirmités individuelles qui seront abolies, mais aussi le péché et les infirmités socio-politiques. Et lorsqu’un homme né de nouveau, fils du Royaume, agit dans ce monde pour la paix et la justice, il rend témoignage à la justice du monde que nous attendons selon la promesse de Dieu, et où il n’y aura plus de cris.
En outre, il n’est pas possible au chrétien d’agir, même dans le cadre de l’alliance en Noé, sans être disciple de Jésus, c’est-à-dire sans adopter pour lui-même les règles de vie prescrites par son Maître, et en refusant toute action qui serait en contradiction avec l’amour et la vérité qu’il a enseignés.
Trois textes-clés du Nouveau Testament nous interdisent de faire une coupure entre création-conservation du monde d’une part, et rédemption-espérance du Royaume d’autre part, comme s’il s’agissait de deux réalités étrangères l’une à l’autre : trois textes où le Christ nous est présenté comme étant déjà à l’oeuvre dans la création :
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Jn 1.1 -3 : « Au commencement… tout a été fait par elle » (la Parole qui va s’incarner, v. 14),
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Col 1.16-17 : « En Christ tout a été créé dans les cieux et sur la terre… tout a été créé par lui et pour lui… et tout subsiste en lui ».
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Hé 1.12-13 : « C’est par lui (le Fils) qu’il a fait les mondes. Ce Fils… soutient toutes choses par sa parole puissante ».
On remarque que les deux derniers de ces textes révèlent le rôle du Fils non seulement dans la création, mais aussi dans la conservation du monde (« tout subsiste en lui », « il soutient toutes choses »).
Le Fils de Dieu n ‘est donc pas étranger à l’Alliance en Noé, pas plus qu’il n’est étranger à l’acte créateur initial. Et notre engagement dans le monde ne se fait pas à côté, voire en dépit de notre statut d’enfants de Dieu en Christ, mais aussi en vertu de ce statut..
Avec le vocabulaire des Réformateurs, on peut parler d’une « grâce générale », qui s’étend à tous mais se limite à la survie de l’individu, de la société, de l’espèce humaine et du monde créé dans son ensemble, Et d’une « grâce particulière » qui s’adresse aux seuls élus, et qui concerne non pas une survie, mais la résurrection (qui commence d’ailleurs dès la régénération, sur cette terre). L’éthique sociale s’inscrit dans le contexte de la grâce générale, l’évangélisation dans celui de la grâce particulière. Mais l’une et l’autre découlent du Dieu de toute grâce.
6. Vision chrétienne du monde et de l’homme
Avant de conclure, il faut souligner que cette démarche consistant à distinguer sans séparer, à unir sans confondre (comme l’ont dit les Conciles de l’Antiquité à propos des deux natures en Christ !) si elle s’applique à cette double dimension – générale et particulière – de la grâce, s’appuie aussi sur la vision biblique du monde et de l’homme.
Il est évident que le terme monde (en grec kosmos) revêt diverses significations. L’exemple le plus flagrant de cette diversité se trouve dans la confrontation de deux versets écrits par l’apôtre Jean : Jn 3.16 : « Dieu a tant aimé le monde… » et 1 Jn 2.15 : « N’aimez pas le monde… Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. » Ni la création, ni l’humanité ne sont mauvaises en elles-mêmes. Le monde est mauvais en ce qu’il prétend se passer de Dieu ou se mettre au-dessus de lui.
Suivant le contexte, le même mot prend donc un sens différent. Cela peut paraître gênant, mais cela n’est pas dû à une carence du vocabulaire biblique, ou à un flou de la pensée des auteurs inspirés ! S’il y a ambiguïté au niveau des mots, c’est parce qu’il y a interpénétration dans la réalité. La création, la chute, la conservation malgré tout, l’opération du salut, tout cela concerne finalement la même réalité.
Notre attitude face au monde – face à la société humaine – et notre engagement dans le monde, notre éthique sociale, doivent tenir compte de cette complexité. Nous devrions chaque fois préciser sous quel angle nous nous plaçons lorsque nous parlons du « monde ». Il n’est pas biblique d’en parler uniquement en termes négatifs, de jugement, d’abstention, de rupture. Mais nous ne pouvons pas non plus laisser planer une confusion entre le monde et l’Eglise, et encore moins entre le monde et le Royaume de Dieu.
Pour ramener ces données à l’essentiel, le monde, c’est :
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la création de Dieu qui se maintient en vertu de sa miséricorde,
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le lieu où maintenant siège le mal,
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l’objet de l’amour de Dieu, le lieu où Christ est venu pour sauver les hommes.
On peut d’ailleurs faire le même type de remarque lorsqu’on emploie le terme « chair » (en grec, sarx). Il y a par exemple les « oeuvres de la chair », mais aussi « la parole faite chair »
Ce qui nous mène à quelques constatations du même ordre à propos de la vision biblique de l’homme (anthropologie). Je cite ici le pasteur Gauthier de Smidt (directeur du SEL) qui, aux Conférences Missionnaires de Morges en 1986, a présenté un exposé sur « Evangile et responsabilité sociale3 » : « Le livre de la Genèse nous présente l’homme comme le couronnement de la création de Dieu, formant un tout et dont les aspirations sont diverses ».
1. L’homme vit en communion avec son Créateur et dialogue avec lui. Il a des besoins que nous appelons généralement spirituels et dont le siège est l’âme.
2. L’homme a aussi un corps qui a des besoins matériels : boire, manger, se reposer…
3. L’homme n ‘est pas destiné à vivre en solitaire mais en société. Il a besoin de vivre en relation avec ses semblables dans une communauté. ».
Il ne s’agit pas d’un homme coupé en trois parties, mais de la vision biblique tridimensionnelle de l’homme. Aucune de ces visions bibliques n’est considérée comme mineure et sans relation avec la souveraineté et la sollicitude de Dieu. Tous les spécialistes de l’anthropologie de l’AT sont d’accord pour dire que si l’homme est souvent désigné par une partie de lui-même : le cour, l’âme, l’esprit, les os, les reins, etc. , cela ne veut pas dire qu’on isole une partie de la personne, qu’on coupe l’homme en tranches, mais qu’il s’agit chaque fois de la totalité de sa personne, vue à partir d’un certain angle. Dans la pensée biblique, il n’y a pas plus de dualisme dans la vision de l’homme que dans celle du monde.
C’est donc aussi l’homme dans son entier (et pas seulement son âme !) que Dieu aime et dont il prend soin ; c’est aussi l’homme dans son entier qui appartient à l’Eternel et sur quoi il veut régner. L’apôtre Paul sera bien un Hébreu lorsqu’il écrira : « Offrez vos corps en sacrifice vivant… » (Rm12.1) ; ou: « Ignorez-vous que votre corps est le temple du Saint Esprit ? Glorifiez donc Dieu dans votre corps… » (1 Co 6.19-20).
7. Conclusion : Evangélisation et action sociale : ni mélanger, ni séparer
Nos définitions nous amènent donc à distinguer sans séparer. Au nom du seul et unique Dieu d’amour qui combat le mal, à la fois nous annonçons l’Evangile et appelons les hommes à la repentance, et à la fois nous sommes solidaires des hommes, travaillant avec eux au bien de la cité (Jr 29.4-7). Notre engagement social s’inscrit dans l’alliance en Noé « avec tout être vivant », et s’étend donc au-delà de l’Eglise, peuple de la nouvelle Alliance. Mais en agissant ainsi nous ne cessons à aucun moment d’être témoins de Jésus-Christ et signes du Royaume auquel il nous a conviés.
Avec tous les humains, nous sommes créatures de Dieu, bénéficiaires de sa Providence et collaborateurs de son oeuvre de préservation de cette terre jusqu’au jour du grand renouvellement (2 P 3.10). Avec nos frères en Christ, nous agissons en disciples du Seigneur, témoins de sa mort et de sa résurrection, dans l’espérance de son retour qui transformera toutes choses.
Ce qui légitime notre engagement dans la société sans qu’il s’agisse d’évangélisation, c’est notre appartenance à l’alliance en Noé. Ce qui donne à cet engagement sa spécificité dans les moyens utilisés et son espérance, c’est notre appartenance au Royaume nouveau qui vient.
Dans les deux cas, ce qui motive notre action, c’est l’obéissance à la volonté de Dieu ; c’est la mise en pratique de l’amour du Christ dont nous avons été aimés ; c’est la force du Saint-Esprit qui nous permet de lutter contre les ravages du Prince de ce monde.
J.B.
NOTES
1. « Introduction à l’éthique chrétienne », dans Chrétiens à l’ère nucléaire : quelles responsabilités ?, collectif, éd. RB.U., 1982, p. 11).
2. Pour une éthique sociale chrétienne, éd. Delachaux et Niesllé, 1967, p. 11.
3. Cf. Semailles et Moisson, novembre 1986, p. 10-11.