En parcourant mon quartier
par Esther Buckenham
C’est à deux pas de notre appartement. Deux beaux petits garçons de 3 ou 4 ans marchent devant moi. Gaiement habillés – avec des cheveux noirs tout frisés, je les admire en me souvenant avec nostalgie de clubs d’enfants autrefois animés par nos soins – et me demandant quand une reprise sera possible dans ce nouveau quartier. Subitement, les deux bambins s’arrêtent, se retournent, me fixent un instant avant de me lancer : « M…, va te faire f… » tout en accompagnant leurs paroles d’un geste sans équivoque.
Mon sourire se fige, et je continue mon chemin en me demandant ce que nous avons fait pour mériter la haine de deux adorables gamins, presque des bébés. Est-ce notre indifférence ? Notre bien-être (tout relatif) ? Notre différence ? Ou tout simplement notre existence, qui les gênent ?
Un peu plus loin, au bord du trottoir à un croisement, j’attends que les feux changent pour traverser la rue. Subitement arrive une voiture, à toute vitesse, si près du trottoir que les deux roues l’accrochent avec fracas… Bien sûr, je sursaute, et les occupants de la voiture – cinq ou six jeunes empilés les uns sur les autres, hurlent en choeur: « Recule, Même, recule… » puis repartent en trombe, en klaxonnant, en riant, et en criant leur satisfaction. Le coup ayant réussi, ils recommenceront sans aucun doute, au prochain carrefour. Pourquoi ? Parce qu’ils s’ennuient? Parce qu’ils sont sans emploi ? Parce qu’ils en veulent à ceux qui ont une occupation et y vaquent tranquillement ?
Il est tard, je rentre chez moi, heureuse d’avoir terminé une journée de travail, longue et difficile. Le métro est bondé – pas de place assise – je me blottis dans un angle. Subitement s’élève une voix: « Ma fille est morte, elle est morte, elle est morte toute seule, sans personne… Ma fille est morte, elle n’est plus… Je vous le dis, ma fille est morte… ». Soudain, je suis directement interpellée, par-dessus les têtes : « Vous là-bas – les cheveux blancs – est-ce que ça ne vous fait rien la mort de ma fille ? ». C’est vrai que dans le métro on rencontre des gens un peu bizarres ; cette dame doit être « dérangée ».
J’ose tout de même lui adresser un sourire hésitant, et à chaque station, à mesure que les gens descendent, elle se rapproche de moi – et semble se calmer. Nous descendons finalement, à la même station ; elle m’attend sur le quai : « vous pensez que je suis folle – mais ce n’est pas vrai. Cet après-midi je suis allée à l’hôpital pour rendre visite à ma fille – elle avait à peine 40 ans… Son lit était vide. Affolée, j’ai cherché une infirmière, qui m’a répondu : ‘Mais elle est morte ce matin…’ Ma petite fille… Je n’avais qu’elle, elle n’avait que moi. »
Je l’accompagne à son train – elle habite en banlieue – et j’essaie d’obtenir son adresse, mais elle prend peur. Après tout, je suis une étrangère pour elle, et elle n’est pas tout à fait dans son état normal… Elle part donc, toute seule, pour se retrouver seule chez elle, seule, en sachant que plus jamais elle ne reverra sa fille.
Me voici enfin presque arrivée, en face de mon immeuble. Devant la porte, poliment, un jeune homme m’arrête… Il est bien costumé, élégamment cravaté : « Pardon, Madame, pourriez-vous me dire l’heure s’il vous plaît ? » Je regarde ma montre, et au même instant, je sens quelque chose de froid à la gorge. C’est une pointe de couteau, et celui-ci est tenu en place le temps d’arracher ma chaîne et ma croix du Sud – souvenir d’une missionnaire qui avait travaillé de longues années dans le Sahara. Et voilà mon beau jeune homme qui file à toute vitesse, me laissant monter à mon dixième étage secouée et tremblante. (Cela aurait pu être pire !)
Je dramatise ?… Mes quatre histoires sont véridiques, je ne fais que les rapprocher. Ma ville est Paris ? C’est vrai… j’en suis fière, et je l’aime. Les problèmes que je soulève sont exceptionnels? Connaissez-vous une seule ville où la haine, le désouvrement, la solitude et la convoitise n’existent pas ? J’ai constaté ces choses, vous aussi…N’oublions jamais que c’est dans ces villes – et dans les conditions de ces villes – que Jésus nous envoie C’est dans la nuit qu’il faut la lumière. « Si donc la lumière qui est en vous n’est qu’obscurité, comme cette obscurité sera noire ! »
E.B.