Lettre à l’Eglise de Thyatire
par Alfred KUEN
La ville
La plus longue lettre est adressée à la ville la moins importante » (R.H. Charles) C.J. Hemer renchérit : « la lettre qui est aussi la plus difficile à la moins connue des Eglises ». Thyatire était une petite ville à l’intérieur des terres, sur la grande route circulaire qui reliait les sept villes destinataires des lettres, à une soixantaine de km de Pergame. Sa situation stratégique était remarquable : au débouché d’une longue vallée qui réunissait l’Hermus et le Caïus.
Par elle passaient les routes de Byzance à Smyrne et de Pergame en Syrie. Son nom émerge en 290 av. J.-C. comme ville de garnison chargée de protéger l’accès vers Pergame à la frontière entre la Mysie et la Lydie.
A l’époque romaine, son importance n’était ni politique, ni religieuse, mais économique et commerciale. Sa population était très mélangée et comprenait des Latins, des Grecs et des Orientaux. Thyatire étant une colonie fondée par des Macédoniens, il y avait parmi ses habitants d’anciens Macédoniens, des Grecs, des Lydiens et des Mysiens. On a relevé aussi des traces d’Egyptiens et de Perses. Ce mélange explique une tendance au syncrétisme religieux.
Sur le plan de la religion, les seuls vestiges sont ceux d’un temple d’Apollon, le dieu soleil (représentant aussi l’empereur) et d’une Sybille devineresse que l’on venait consulter pour connaître l’avenir. Il n’y avait pas de temple dédié au culte impérial. Il ne semble pas que le paganisme ou la pression de Rome aient constitué une menace sérieuse pour les chrétiens.
La lettre à Thyatire commence par un rappel de deux caractéristiques du fils de Dieu : « celui dont les yeux sont comme la flamme du feu et les pieds comme du bronze précieux éclatant ». On s’est demandé si c’était pour faire contrepoids aux qualités attribuées à Apollon, dieu soleil. Les Juifs devaient avoir une synagogue à Thyatire puisque Lydie était une prosélyte juive de cette ville (Ac 16.14) ; elle n’a pas pu le devenir à Philippes puisqu’il n’y avait pas là de synagogue.
L’Eglise
A-t-elle joué un rôle dans la fondation de l’Eglise une fois rentrée chez elle ? Ou bien l’Eglise devait-elle son existence à des chrétiens d’Asie convertis par l’apôtre Paul durant ses trois années de ministère à Ephèse ? Toujours est-il que l’Eglise semble importante et bien active vu les éloges que le Christ lui fait (v. 19). Contrairement à Ephèse, c’est même une Eglise en progression dont les « dernières œuvres sont plus nombreuses que les premières ».
Lydie nous est présentée comme « une marchande de pourpre de Thyatire ». La pourpre était effectivement l’une des industries prospères de la ville. Les étoffes teintes en pourpre l’étaient soit par la sécrétion d’un petit coquillage (le murex), soit par les racines de la garance. Cette plante poussait en grandes quantités autour de Thyatire et alimentait cette industrie précieuse. En effet, Pline l’Ancien dit qu’une livre de pourpre valait plus de mille deniers.
Si le denier était le salaire normal d’une journée (cf. Mt 20.2) cela voulait dire entre trois et quatre années de travail d’un ouvrier. Cela explique déjà en partie la prospérité de la ville au 1er siècle. A côté des teinturiers, on a relevé sur les inscriptions trouvées à Thyatire les métiers de tisserands, tanneurs, potiers, cordonniers, tailleurs, boulangers, bourreliers, fondeurs de bronze, fabriquants de chalcolibanos, sans doute un alliage de cuivre, d’airain de bronze ou de zinc, une spécialité de Thyatire puisqu’on n’a trouvé ce mot nulle part ailleurs qu’en Apoc. 1,15 et 2.18.
Dilemme
Or, selon les traditions antiques tous ces artisans étaient regroupés dans les guildes (corporations) aux règles et aux coutumes très strictes. Elles avaient leurs réunions régulières, leurs fêtes et leurs banquets qui commençaient toujours par un sacrifice et une libation aux dieux et se terminaient généralement par une orgie accompagnée de pratiques plus ou moins immorales.
Comment un commerçant ou un chef d’atelier pouvait-il maintenir ses affaires sans appartenir à la guilde de son métier ? Mais comment pouvait-il participer à ces manifestations s’il était chrétien ? C’est de là que venait le conflit pour les chrétiens de Thyatire.
Le compromis
Or, dans cette Eglise, il y avait une femme qui leur enseignait qu’ils pouvaient fort bien « participer au culte des idoles, se livrer à la débauche et manger les viandes des sacrifices » (v. 20). Elle est appelée Jézabel. Beaucoup d’hypothèses ont été échafaudées pour l’identifier. Tout ce que nous savons c’est qu’elle est dans l’Eglise (ce n’est donc pas la Sybille locale) et qu’elle y répand son faux enseignement. Le pseudonyme qui lui est donné renvoie à la femme d’Achab, roi d’Israël (1 R 16.31 ; 2 R 9.30-37), dont le péché fut d’avoir introduit en Israël le culte de ses divinités païennes.
La Jézabel de Thyatire corrompait donc la foi des chrétiens en y mêlant des éléments païens. Nous avons déjà dit que le syncrétisme était à l’ordre du jour dans cette ville. Jézabel introduisit dans l’Eglise une sorte de syncrétisme pagano-chrétien, non pas tant sur le plan doctrinal que sur le plan pratique : on mélangeait l’allégeance au Christ avec la participation aux cérémonies païennes. Solution séduisante pour les artisans et les marchands tiraillés entre leur fidélité au Christ et leurs intérêts économiques et professionnels.
La prophétesse Jézabel les délivrait de leur cas de conscience : vous pouvez tranquillement participer aux fêtes de votre guilde leur disait-elle ; un chrétien est un homme libre ; les idoles ne sont rien et l’âme n’est pas affectée par ce qui se passe dans le corps. C’est le même enseignement que celui des Nicolaïtes à Ephèse et à Pergame. Sur le plan des connaissances, elle leur proposait l’exploration des « profondeurs de Dieu » qui sont, en fait, « les profondeurs de Satan » (v. 24 cf. 2.9 où synagogue de Dieu est aussi changé en synagogue de Satan).
« A Thyatire la menace ne venait pas de l’extérieur de l’Eglise : de la persécution, du culte païen ou impérial. Elle venait de l’intérieur de l’Eglise, de ceux qui, dans l’Eglise proposaient de prendre vis-à-vis du monde la plus dangereuse de toutes les attitudes : une attitude de compromis »1.
A.K.
Note
1. : W. Barclay, Letters to the Seven Churches, (SCM, London,1964), p. 72.