Lettre à l’Eglise de Pergame 

 

 the-bible

par Alfred KUEN

 

 

La ville

 

 

A quelque 70 km de Smyrne, toujours sur la grande route du sud au nord, se trouvait Pergame, à une vingtaine de km de la côte à laquelle la ville était reliée par la rivière Caïcus. Accrochée sur les flancs de l’Hermos, son site s’étage sur quelque 300 m au-dessus de la plaine dominée par une acropole imposante. « La connaissance que Christ a des églises va au-delà de leurs œuvres (comme à Ephèse) et de leurs tribulations (comme à Smyrne) et s’étend à l’environnement dans lequel elles vivent. ‘Je sais où tu habites’, dit-il. Il savait que les siens étaient entourés d’une société non-chrétienne et exposés de tous côtés à la pression des modèles et des valeurs du monde »1. Mieux nous connaîtrons cet environnement, mieux nous comprendrons ces chrétiens et les lettres que le Christ leur adresse.

 


 

Au 1er siècle, Pergame semble encore avoir été la capitale politique de l’Asie, siège du proconsul romain et du tribunal suprême, mais se voyait disputer cette suprématie par Ephèse. (Selon Ramsay, le transfert officiel du gouvernement s’est fait sous Hadrien en 129.) Sa population de l’époque est estimée entre 150 000 et 200 000 habitants. Elle s’enorgueillissait de sa vie artistique, littéraire et scientifique. Sa richesse provenait en partie du trésor de guerre de Lysimaque, l’un des généraux d’Alexandre, confié à la ville et accaparé par elle. Ses rois avaient créé une école de sculpture, des ateliers pour travailler l’ivoire et les pierres précieuses, pour fabriquer des parfums et des parchemins. Le mot parchemin lui-même est une francisation de ne Pergamene charta (une feuille de Pergame, en allemand : ein Pergament).

 

La légende prétend que le roi Eumène de Pergame voulait attirer dans sa ville le bibliothécaire d’Alexandrie. Le pharaon Ptolémée l’ayant appris interdit l’exportation du papyrus à Pergame. C’est ce qui amena Eumène à chercher un produit de remplacement : il le trouva dans les peaux de mouton traitées et blanchies. L’industrie qui en naquit fut l’une des sources de richesse de la ville. La bibliothèque municipale en fut le premier client pour confectionner les 200 000 volumes qu’elle abritait (qui furent offerts par Antoine à Cléopâtre et prirent le chemin de l’Egypte). La ville édifia aussi un temple à Athéna, la déesse de la poésie. Ses habitants avaient le choix entre cinq théâtres. L’un d’eux, construit vers 170 av. J.-C., avait 80 rangées de sièges étagées sur 5 mètres de hauteur et pouvait contenir 60 000 spectateurs.

 

 

Temples et cultes païens

 

La vie religieuse était très développée à Pergame, « en partie parce que la religion devint l’un des principaux instruments de la politique »2. On y trouvait des temples dédiés aux principales divinités grecques et à l’empereur romain. » Ces divers cultes étaient alliés et plus ou moins fondus entre eux, et s’arrangeaient fort bien avec celui des Césars. Le prêtre de Zeus-Soter était aussi prêtre du divin Auguste. Dionysos-taureau fraternisait avec Askiépios-serpent ; les mystères phrygiens déclaraient que ‘le taureau est père du serpent, et le serpent, père du taureau’ »3.

 

Au-dessus de tous ces temples trônait celui de Zeus-Soter, visible du fond de la vallée, avec son autel de 12 m de haut, classé parmi les sept merveilles de l’Antiquité. La base de l’autel mesurait 37m sur 34, elle était entourée d’une frise représentant la lutte de Zeus et d’Athéna contre les géants. (Cet autel a été reconstruit à Berlin dans le musée Pergamentum.)

 

Dans la ville se trouvait le temple d’Asclépios (l’Esculape des latins) qui était en même temps un centre médical avec une source curative s’épanchant dans un bassin de marbre. Ce centre était réputé dans le monde antique depuis le 4e siècle av. J.-C. On soignait les malades par des bains d’eau et de soleil, par la musique, la suggestion, la prière et l’interprétation des rêves. L’auteur catholique Dallmayr écrit : « Ce n’est pas un blasphème que de penser à Lourdes… La source, les bains, le sanctuaire qui les domine, les nombreux miracles attestés – tout cela constitue bien des parallèles »4.

 

Le symbole d’Esculape, le serpent (qui est resté celui de toutes les branches médicales et paramédicales) figurait sur les pièces de monnaie de la ville. Le serpent étant sensé incarner le dieu Asclépios. Les malades étaient couchés la nuit dans le temple où l’on élevait des serpents inoffensifs qui étaient lâchés la nuit et se répandaient parmi les malades. Leur toucher était interprété comme l’attouchement d’Asclépios en vue de la guérison.

 

Le culte d’Asclépios comprenait aussi certains aspects mystiques. Dans un Hymne à Asklépios, Aelius Aristide « dit avoir reçu d’Esculape, dans une incubation, le nom nouveau de Théodoros »5. L’incubation était un « rite divinatoire qui consistait le plus souvent à dormir dans ou près d’un temple pour obtenir par un songe les prescriptions d’un dieu guérisseur » (Larousse). Tacite (Ann. III 63) et Pausanias (III, XXVI, 8) nous disent que les malades qui accouraient de loin à l’Asclépéion attendaient que le dieu leur dicte en songe des prescriptions infaillibles.

 

Rite divinatoire, prescriptions données par un dieu, nom nouveau : tout cela fait penser à une parodie occulte du christianisme par celui que l’on a appelé « le singe de Dieu », Satan. Serait-ce à cause d’Asclépios, appelé « le dieu de Pergame » que le Christ dit que là « Satan à son trône » ? C’est l’une des solutions proposées. Car, dans la Bible, le serpent symbolise Satan6 (Gn 3.1ss ; Ap 12.9 ; 22.2).

 

D’autres proposent comme trône de Satan l’autel gigantesque de Zeus-Soter qui dominait la ville. Or, pour les chrétiens, il n’y a qu’un seul Soter (Sauveur), c’est Jésus-Christ. Toute divinité qui usurpe la place du Sauveur est une création du diable.

 

L’abbé Fillion pensait que « l’interprétation la plus naturelle » de cette appellation était l’idolâtrie générale dont Pergame était le centre depuis le 3e siècle av. J.-C.. On a retrouvé les ruines d’une vingtaine de temples divers, dédiés à Bacchus, Vénus, Athéna, etc. « Par ce culte et par les orgies qui s’y associaient, Pergame était vraiment devenue le trône de Satan ». Mais Barclay nous dit qu’à la fin du 1er siècle, les dieux grecs avaient tellement perdu leur crédit auprès des foules que cela ne valait guère la peine de les attaquer. « Les histoires de guerres et de batailles, d’amours, de jalousies et d’adultères des dieux et des déesses de l’Olympe les avaient complètement discrédités. Ce n’étaient pas les hommes qui étaient si dépravés qu’ils ont abandonné leurs dieux : c’était plutôt les dieux qui étaient devenus si dépravés qu’ils furent abandonnés par les hommes »7.

 

 

Culte impérial

 

Mais un nouveau culte était sur le point d’absorber et de coiffer tous les autres : celui de l’empereur. Pergame, capitale administrative de la province, se devait de donner l’exemple en la matière. Déjà les anciens rois de Pergame avaient revendiqué des honneurs divins. Eumène II s’était fait appeler Soter et Theos. Sa mère était décrite comme « la femme d’un dieu ». Il fit agrandir un temple édifié par Attalus 1er dans lequel le roi régnant avait des prêtres et des prêtresses pour célébrer son culte. Pergame fut aussi la première ville d’Asie à instituer le culte de l’empereur. Dès l’an 29 av. J.-C. (trois ans avant Smyrne), Pergame reçut l’autorisation d’édifier un temple à Auguste. C’était le premier sanctuaire provincial de tout l’empire en l’honneur d’un empereur vivant. Pergame devint donc « le centre du culte impérial » (R.H. Charles).

 

A l’époque de Jean, trois temples étaient consacrés au culte impérial et, comme nous l’avons vu, le grand prêtre de Zeus était aussi grand-prêtre du culte de l’empereur. « Pergame était une ville où le culte de César était le plus intense, une ville dévouée à la glorification du culte de César8. Un chrétien y avait déjà payé de sa vie sa loyauté à Jésus-Christ : Antipas (v. 13). Il fut un « témoin fidèle » jusqu’à la mort, comme le Christ lui-même (1.5; 3.14). « II n’est pas difficile de reconstruire la scène de la mort Barclay, dit J. Stott. Connu comme chrétien, il fut convoqué devant le proconsul de la province dont la résidence se trouvait probablement à Pergame »… Devant un buste de l’empereur il suffisait à Barclay de jeter quelques grains d’encens sur le feu et de dire « César est Seigneur » et il était libre. Mais « il ne pouvait donner à César le titre qui appartenait à Christ et Barclay rejoignit ‘la noble armée des martyrs’ ».

 

Déjà sous l’empereur Auguste, des titres divins lui furent attribués à Pergame. On y a retrouvé une inscription disant : « L’empereur Auguste, fils de Dieu, Seigneur qui veille sur toute la terre et la mer »9. Sous Néron, la pratique du culte impérial devint régulière : il fut désigné comme le Sauveur de la terre (no soter tès oikoumenès), le Seigneur du monde entier (no tu pantos kosmou kurios). Domitien demandait que l’on s’adresse à lui comme dominus et deus (Seigneur et dieu), un titre qui correspond à la confession de Thomas en face du Christ ressuscité (Jn 20.28).

 

« Un certain nombre de termes techniques du culte impérial sont très parallèles à des expressions utilisées dans l’Apocalypse dans un sens chrétien, et certaines des preuves les plus évidentes de ce culte proviennent de ces mêmes villes de l’Asie »10. Ainsi l’expression « Parole de Dieu » (Ap 1.2) était utilisée dans les cultes païens seulement à Pergame, Smyrne et Ephèse. Le « jour du Seigneur » correspond au « jour d’Auguste » : une inscription se rapportant à l’empereur Hadrien à Pergame. Les mots salut et Seigneur reviennent souvent dans l’Apocalypse (7,10 ; 12.10 ; 19.1, 18 ; 4.8, 11…) sans doute en contraste avec l’emploi de ces termes dans la liturgie du culte impérial.

 

« Nous concluons donc que l’expression ‘trône de Satan’ se réfère en premier lieu au culte impérial tel qu’il a été imposé à partir de Pergame à une époque de confrontation critique pour l’Eglise… Les revendications des Césars sont vues par Jean comme une parodie satanique de ceux du Christ »11.

 

Au jus gladii (le glaive de la justice) de César s’oppose « celui qui tient l’épée aiguisée à double tranchant » (v. 12).

 

 

Secte des Nicolaïtes

 

Nous retrouvons aussi à Pergame, comme à Ephèse, les Nicolaïtes. Ici le contexte est plus explicite et nous permet mieux d’identifier leurs travers. Les reproches qui leur sont faits ici (v. 14) sont les mêmes que ceux qui frappent les disciples de la Jézabel de Thyatire (2.20ss). Il semble s’agir plutôt d’égarements de conduite que d’erreurs doctrinales (contrairement à ce qu’en dira Irénée : Adv. haer. 1.26.3).

 

La « doctrine de Barclay » consistait à séduire les Israélites par les filles madianites (Nb 25,1-2 ; 31.16). La tradition du judaïsme tardif voyait en lui le corrupteur par excellence d’Israël. « Le christianisme des origines a repris cette appréciation (2 Pi 2.15 ; Jd 11 ; Ap 2.14). Barclay est le modèle vétéro-testamentaire des gnostiques libertins, qui décomposent l’Eglise par leur hérésie »12. Dans Ac 15.20 et 29, l’abstention des viandes sacrifiées aux idoles et de la débauche sont deux impératifs imposés aux chrétiens. A Thyatire, Jézabel enseigne qu’ils n’ont pas besoin de se laisser imposer ces restrictions. Les Nicolaïtes étaient donc un mouvement antinomien (comme à Corinthe) qui avait pris pied au moins dans ces trois villes d’Asie : Ephèse, Pergame et Thyatire, en déformant la doctrine paulinienne de la liberté chrétienne. Dans une ville où le paganisme était si puissant et si omniprésent, il pouvait être séduisant pour des chrétiens d’entendre que, puisque les dieux n’étaient rien, on pouvait tranquillement participer aux festins qui suivaient les sacrifices aux idoles et maintenir ainsi de bonnes relations avec ses voisins, puisque le corps était destiné à périr, la débauche n’affectait pas notre âme. A ceux qui résistaient à cette séduction, le Christ ressuscité offre à la place des viandes sacrifiées aux idoles, la manne cachée (v. 17 ; cp. 2, 7 où les Nicolaïtes sont également mentionnés).

 

 

Promesses symboliques

 

Dans Ex 16.32-34, le Seigneur demande de préserver un spécimen de la manne dans le coffre sacré pour les générations futures. Selon 2 Maccabées 2.4-7, Jérémie aurait caché cette manne sous terre lors de la destruction du temple de Salomon. Elle devait rester cachée jusqu’à la venue du Messie. Dans le bas-judaïsme, on enseignait que la manne cachée par Jérémie est réservée au ciel pour les élus qui en jouiront pendant l’ère messianique. Mais puisque, pour les chrétiens, l’ère messianique a commencé, les chrétiens ont déjà part à cette manne cachée. « Dès à présent, les chrétiens de Pergame reçoivent cette manne réservée pour les temps de la fin » (lorsqu’ils participent au repas du Seigneur)13.

 

Le vainqueur recevra aussi une pierre blanche sur laquelle est gravée un nom nouveau. Les exégètes font allusion à beaucoup de coutumes antiques qui pourraient être à l’origine de cette image :

 

pierre d’acquittement au tribunal, contremarque des invités à un festin, diplôme d’un jeu athlétique avec le nom du vainqueur gravé dans la pierre, pierre qui dispense le gladiateur du jeu du cirque, amulette porte-bonheur, gage pour obtenir de l’argent ou du blé, billet d’entrée au théâtre à Pergame, pierre précieuse gardée au ciel avec la manne, allusion à un rite d’initiation dans le culte d’Asclépios… « Tous ces usages sont attestés et permettent une transposition facile dans les registres du symbolisme chrétien. Facile, mais purement hypothétique »14.

 

Mais « l’important est le nom qui y est gravé »15. Or, Es 65.15 se lit dans la Septante : « A mes serviteurs sera donné un nom nouveau » et Ap 3.12 dit: « J’écrirai sur lui mon nom nouveau ». Quand on sait que, dans la Bible, le nom représente la personnalité, la signification de la promesse devient claire : c’est le caractère du Christ qui est gravé dans la vie du chrétien (cf.2 Cor 5.17).

 

A.K..

 


 NOTES

 

1. J. Stott, What Christ thinks of the Church (Word Publ. Milton Keynes, 1990), p. 41-42.

 

2. C.J. Hemer, Letters to the Seven Churches in Asia (JSOT Press Sheffiels, 1986), p. 81.

 

3. E.B. Allo, St Jean, L’Apocalypse (Paris, 1933), p. 41.

 

4. Die sieben Leuchter, Kôln, 1962, p. 154, cité par Brûtsch, Clarté de l’Apocalypse (Labor et Fides, Genève), p. 63.

 

5. E.B. Allo, op. cit., p. 42.

 

6. Dict. de la Bible, tome V (Paris, 1926), col. 138.

 

7. W. Barclay, Letters to the Seven Churches (SCM London, 1964), p. 51.

 

8. W. Barclay, op. cit., p. 52.

 

9. Hemer, op. cit., p. 239.

 

10. Hemer, op. cit., p. 87.

 

11. Hemer, op. cit., p. 87.

 

12. Kuhn, Theologishes Worterbuch des Neuen Testa-mert(Kittel), p. 522.

 

13. R Prigent, L ‘Apocalypse de Saint-Jean (Data, Lausanne-Paris, 1981), p. 53.

 

14. R Prigent, op. cit., p. 53. Voir la discussion de certaines de ces hypothèses dans Hermer, op. cit., p.96-102.

 

15. Allo, op. cit., p. 40.