Le pasteur, entre solitude et sollicitude
par Jean-Michel BLOCH 1
Je suis essoufflé. Cette côte, je n’arrive plus à la monter comme autrefois. En revanche ma joie, elle, ne s’est nullement altérée, d’arriver en vue de « Béthanie », notre maison, celle du Seigneur.
J’aime ces grilles noires, auxquelles s’enroulent des rosés, au printemps. Ce jardin foisonnant de fantaisie, à l’image de Lucie qui en a toujours pris soin. Cette façade, recouverte de lierre et trouée de fenêtres, hautes et sans rideau, donnant sur l’intérieur…
Je pousse les grilles et, toujours, le même grincement m’accueille. Le visage de Lucie apparaît, là-haut, au coin de la fenêtre de sa chambre. Elle a vu mon visage levé vers elle et m’adresse un petit signe de la main. Je passe la mienne dans mes cheveux ébouriffés par le vent. j’avais besoin de sortir un peu. L’air frais me fortifie…
Lucie m’attend. Elle a toujours été à l’arrière-garde de ma vie. Chaque fois que je partais à la rencontre des autres, et surtout lorsque j’allais au-devant de cas difficiles, je savais qu’elle m’accompagnait, en esprit, et serait pressée de connaître le déroulement de ce à quoi elle avait participé, bien qu’absente.
Aujourd’hui, elle continue de m’attendre, par habitude. Et je l’aime, de la savoir constamment engagée sur les chemins qui vont vers moi.
Lorsque je rentre de mes marches solitaires, elle est là, qui tend vers moi ses mains, pour prendre mon manteau, et aussi son regard. Mais je n’ai plus rien à lui raconter. Beaucoup de silence s’est installé entre nous. Un tendre silence, de complicité.
J’ai aimé « avoir charge d’âmes ». Ma vocation fut celle de berger. Avec, comme dans la parabole, une plus grande sollicitude envers tous ces êtres égarés, mal dans leur vie ou, plus douloureux encore, dans M vie, auxquels il fallait permettre de retrouver le chemin.
J’ai toujours essayé de voir l’être, au-delà de tout ce qui le masquait, ou le défigurait. La créature, aimée de Dieu. J’ai séparé la graine de l’ivraie, la personne de ses actes, sachant que Dieu a le péché en horreur, mais qu’il est aussi compatissant envers celui qui se détourne de ses mauvaises voies.
La « compassion » est un mot que l’on n’utilise plus guère aujourd’hui. Personne n’est naturellement compatissant envers autrui. Je ne l’étais pas. Je le suis devenu. Dieu m’a rendu compatissant.
Cette maison ne s’appelait pas « Béthanie ». C’est nous qui avons décidé de la nommer ainsi. A Béthanie, le Christ aimait à venir, car il y retrouvait des amis. Des coeurs tournés vers lui. Il me plaît que, dans l’Evangile, il soit écrit. « Jésus aimait Lazare, et Marthe et Marie ».
Cet amour est personnel. Et tout coeur est appelé à devenir maison accueillant le Seigneur…
Ma table – je ne dis pas « de travail », mais plutôt « de méditation » – est placée juste devant une fenêtre. Le cadre, devenu familier à mes yeux, se modifie au fil des saisons. Les écureuils nous sont fidèles, dans le cèdre bleu, immense vers le ciel. Mais mon regard est attiré par les lointains, des collines boisées.
Ce paysage et moi-même ne faisons plus qu’un.
Tant que je l’ai pu, je suis souvent parti faire de longues marches en forêt. Je m’arrêtais près d’un étang et laissais aller mon regard du miroitement silencieux et plat de la surface des eaux aux pages de la Bible.
Dieu se laisse trouver, où que l’on soit. Mes pieds sont aujourd’hui posés, sagement, sur un tapis. Mon regard ne s’en va plus que dans ces paysages photographiés que j’expose dans un cadre, près de moi, et change souvent. Mais Dieu est là. Toujours là. Même quand je ne sens pas sa présence…
J’ai souffert quand, l’âge m’ayant rejoint, je me suis vu contraint au repli. Un autre a pris ma place. Christ est le Berger. Les hommes passent. Mais à être si souvent sorti de soi-même, on finit par avoir du mal à retrouver le chemin de soi.
Moi… J’ai été traversé par les orages d’autrui. Et leurs éclaircies. J’ai beaucoup intercédé, pour eux. Lucie et moi n’avons pas eu d’enfants. L’espace de notre amour, pour toute intimité, oui… Sinon, même lorsque je refermais sur moi la porte de ma chambre pour entrer dans le secret du Père, c’était accompagné, en moi, de tous les autres, que je venais.
Quand tout à coup, le silence ne dit plus que lui-même, on se retourne, et on est tout surpris de ne trouver personne. Si : Dieu.
Le tremblement de la lumière, là, sur ma table, me parle d’espérance. Ces petits grains de poussière deviennent des points d’or, le temps de traverser le faisceau lumineux. Qu’est-ce qu’un homme ? Mais je rejoindrai la lumière…
J’apprends à passer de Marthe à Marie, du service actif à l’adoration. Un simple don de soi, de chaque instant. Une manière de s’exposer, tout entier, à la lumière. Sans peur. Qu’aurais-je donc à cacher qui n’ait, déjà, été dévoilé ? Après tant d’années passées, engagés sur les mêmes chemins… Le terme en sera lumineux, je le sais. Comme une grande paix à l’intérieur de moi.
« Bon serviteur, entre dans la joie de ton Maître. »
Oh, je voudrais, oui, être accueilli ainsi. Non pour la valeur de mes oeuvres mais parce qu’il me sera fait grâce. Oui, la grâce est lumière.
Lucie est venue m’apporter, comme chaque jour à cette heure, un thé à la bergamote – mon préféré. Quand nos regards se croisent, nos mains se frôlent, les mots ne sont pas exprimés, qui nous habitent, là, tout près de nos lèvres, et qu’il n’est plus nécessaire de prononcer pour qu’ils soient entendus car l’amour, entre nous, est devenu – comment le dirais-je ? – une atmosphère.
Le thé est chaud, le regard de Lucie est encore plein de vie. Elle dessinait. Une façon, pour elle, de retrouver tous ces instants où l’on aurait voulu et où l’on n’a pas pu prendre le temps d’être. Ce sont des paysages, d’aube souvent, qui sortent de ses doigts, de vagues chemins rosés parsemés de lumière où flottent, aériens, les pas des envolées, ces jeunes filles d’âme dont elle a le secret. Chacun de ses dessins ressemble à des yeux clos qui rêvent… Comme j’aime Lucie…
Bientôt, je devrai allumer la lampe. Mais, souvent, les gestes ne partent plus de moi aussi vite que je les conçois. Ils attendent, rassemblent l’énergie qu’il leur faudra, en moi, pour s’accomplir. L’obscurité ne me dérange pas. Tout veille… Certes, mon coeur palpite à la pensée du départ de l’un de nous, précédant celui de l’autre. Mais là encore, quelle autre voie que celle de l’abandon… Je nous vois tel un couple éloigné, tout au bout des chemins, au-delà des rivières, un peu plus loin, déjà, que tous les autres, et pourtant, nous sommes bien là, à « Béthanie », cette maison – je choquerai peut-être mais l’expression qui me vient est : de notre repli amoureux.
« II lui sera beaucoup pardonné car elle a beaucoup aimé », dit Jésus…
C’est une bougie, plutôt que la lampe que j’ai allumée, ce soir, devant la haute fenêtre. Si je l’ouvrais, les bruits de la nuit parviendraient jusqu’à moi. Tout est noir. Nuit sans lune. Le reflet de la flamme sur la vitre, face à moi. Je suis comme engourdi. Hibernation de l’âme. Le printemps reviendra… En attendant, je prie. Peut-être est-ce cette nuit qu’il frappera à mon carreau, attiré par la chandelle, le mendiant d’amour. Il frappera, mais c’est aussi lui qui m’ouvrira. Et il fera jour.
J.-M.B.
Note
1. : Jean-Michel Bloch est professeur de lettres. Nouvelle tirée de : Le Christianisme au XXe siècle. Hors Série n°8, septembre 1993. Avec permission.