La participation des chrétiens à la vie politique1
par le G.E.A.
Nos assemblées sœurs de Suisse Romande ont été interpellées depuis quelques années par la création d’un parti politique « évangélique2 ». Ce parti a un certain succès dans les Eglises, et quelques membres des Assemblées, parmi lesquels se trouve un pasteur, se sont portés sur ses listes électorales. Le Groupe d’Etude des Assemblées (le GEA, l’équivalent de notre « commission théologique » des CAEF) a réfléchi, Bible en main, au bien fondé d’un tel engagement. Cette étude, qui interroge la Bible pour y trouver des indications, même si elle s’inscrit dans le cas particulier du contexte politique suisse, est pertinente à bien des égards pour notre situation française et mérite une lecture attentive.
A. REMARQUES GENERALES : QUE FAUT-IL ENTENDRE PAR POLITIQUE 3 ?
Comme beaucoup de mots, le terme politique a plusieurs significations, notamment le sens très vague : « ensemble des affaires publiques », ou même « manière de conduire une affaire » selon le Petit Robert. Or quand on se propose, comme ici, de choisir une ligne de conduite, il vaut mieux prendre le terme dans le sens le plus précis : « art et pratique du gouvernement des sociétés humaines (Etat…) » selon le même dictionnaire.
Les chrétiens et d’autres hommes de bonne volonté ont été parfois attirés par les déclarations d’intention émanant d’hommes d’Etat ou d’idéologues, prétendant que leur politique est « dévouement pour le bien de l’humanité »; qu’ils travaillent à un idéal sublime : « justice… liberté… bonheur de tous… solidarité… » Ces déclarations, on le sait bien, ne sont pas toujours sincères. Mais, même si elles le sont, elles ne peuvent pas indiquer ce qui est le propre de l’activité politique. Cela pour les raisons suivantes :
1. D’autres activités humaines prétendent viser un tel idéal : la pédagogie, la psychologie, les activités économiques, les sciences, les techniques, la musique… et les activités ecclésiastiques !
2. Le rapport entre l’idéal professé et la pratique réelle du politicien est souvent peu évident…
Il vaut mieux définir la politique par ses objectifs concrets et par ses moyens spécifiques – et cela non pas en écoutant les discours, électoraux ou autres, mais en décrivant les phénomènes, c’est-à-dire les réalités telles qu’elles apparaissent, ou sont vécues.
a) Les objectifs principaux de la politique sont les suivants :
1. La sécurité extérieure de l’Etat : il n’y a pas de politique sans ennemis extérieurs, potentiels ou actuels. La paix ne s’impose ni ne se maintient d’elle-même ; elle n’existe que s’il y a des traités de paix, et un réel respect de ces traités.
2. La concorde intérieure, ou du moins la coexistence paisible entre des individus et des groupes divers, exerçant des activités parfois divergentes. La revendication d’une liberté totale est un non-sens en politique : il n’y a liberté d’un individu que si l’on interdit efficacement à tous les autres d’empêcher cette liberté. Il n’y a de droits qu’en corrélation avec des devoirs.
3. Au XXe siècle, un autre objectif a pris toujours plus d’importance, à gauche comme à droite : la prospérité générale et sa répartition plus ou moins équitable. A l’époque du Nouveau Testament, aucun Etat ne visait à cela; certes, les empereurs romains procédaient à des distributions de blé (ou autres subsides), mais à la seule intention des citoyens romains, qui seuls pouvaient participer aux élections et aux assemblées législatives, et qui ne constituaient alors qu’une petite partie de la population.
Comparés à cette lointaine époque, nos Etats actuels se signalent par l’ampleur et la diversité des domaines où le pouvoir intervient pour fixer des limites ou favoriser des conditions, sans toutefois régir toutes les activités : non seulement la vie économique, mais aussi la santé, l’éducation, les sciences, les arts, etc. Nombre d’aspects de ces activités touchent à des problèmes éthiques, ce qui ne manque pas d’éveiller l’intérêt des chrétiens. Mais on se gardera de confondre éthique et politique.
b) Les moyens spécifiques de la politique sont les suivants :
1. La force, qui permet d’exercer efficacement la contrainte.
Les hommes exercent tous des forces, et souvent les uns sur les autres. Il faut que les forces du gouvernement soient suffisantes pour surpasser celles des groupes particuliers, et les réprimer quand il le faut, sinon ses injonctions les mieux intentionnées restent lettre morte. Il s’agit de forces réelles, disponibles (par ex. une police constituée). Il n’y a donc aucune raison de discréditer le recours à la force, si elle s’exerce dans le cadre des lois. (C’est d’ailleurs ce qui la distingue de la violence, avec laquelle elle est trop souvent confondue.)
2. Le droit, qui s’exprime dans des lois.
Il faut que les gouvernés sachent précisément ce que l’on attend d’eux, quels sont leurs devoirs et leurs droits, etc.
Bien entendu, la politique a recours à d’autres moyens, qui ne lui sont pas propres : notamment la persuasion et la ruse (voir la propagande et la publicité, les promesses électorales, etc.). Ces moyens sont très utiles, même entre les mains d’un pouvoir tyrannique : ils lui permettent d’économiser la force…
Mais dans un Etat démocratique moderne, de tels moyens prennent beaucoup d’ampleur, au point de paraître l’essentiel de la vie politique ; on parle notamment du « pouvoir » des mass média, d’ailleurs souvent sans remarquer qu’ils ont besoin, pour avoir du succès, de se plier aux goûts du public, après avoir sondé l’opinion. C’est qu’en démocratie, le pouvoir est réparti, voire dilué. Toutefois on ne doit pas oublier que la volonté populaire, exprimée par les élections et les votations, n’aurait aucune efficacité si la force publique ne garantissait pas le respect des règles du jeu politique et n’imposait pas l’obéissance aux décisions.
Habituellement, on croit qu’un parti politique se constitue autour d’un courant d’idées ou d’une communauté d’intérêts (économiques, culturels, religieux, etc.). Dans les faits, un parti est une association ayant pour but la prise et l’exercice du pouvoir4.
Bien entendu, en régime démocratique, le plus souvent, un parti n’est pas seul au pouvoir : celui-ci est exercé par une coalition plus ou moins durable, selon son efficacité réelle beaucoup plus que selon des affinités d’idées ou de qualités morales. Donc, en régime démocratique peut-être plus que dans d’autres régimes, un parti, pour influencer l’exercice du pouvoir, doit s’allier avec d’autres partis, et s’appuyer sur les forces existantes.
Quand on juge, sans référence à la doctrine chrétienne, de la valeur d’une politique, on ne peut pas l’estimer d’après les paroles (sincères ou non ?), ni d’après les intentions ou les vertus des hommes d’Etat : il nous est impossible de sonder les coeurs. Elle ne peut être estimée que d’après ses résultats, comparés aux objectifs.
Par rapport à l’époque où le Nouveau Testament a été écrit, il est plus difficile de délimiter aujourd’hui le champ politique : cette activité n’est plus bornée à un groupe restreint (les rois, les princes et leurs ministres ; ou encore les citoyens, qui, dans les sociétés antiques, ne constituaient qu’une petite minorité de la population). Dans nos démocraties, tous sont citoyens, et tous sont appelés à se prononcer lors des scrutins. S’abstenir ou voter blanc a une signification politique. Il est donc devenu pratiquement impossible d’échapper totalement à la politique.
B. ASPECTS DE LA DOCTRINE BIBLIQUE
Le concept de politique n’apparaît pas explicitement dans l’Ecriture. Mais la réalité de ce domaine est présente. Dans l’Ancien Testament, bien que le pouvoir royal soit distingué de l’autorité religieuse ( voir 1 Samuel 8 ), l’activité politique est liée à la sphère religieuse : Israël est le peuple élu, des lois religieuses sont imposées par la force, et le roi est l’un des principaux responsables de l’état spirituel du peuple. Dans le Nouveau Testament, le domaine politique est clairement distingué, voire séparé, des activités de l’Eglise.
Rm 13.1-7 (en harmonie avec 1 Pi 2.13-17) légitime l’autorité politique et la subordonne à Dieu. Le « bien » et le « mal », dont il est question ici ne se situent pas au cœur de l’homme (contrairement au Sermon sur la montagne), mais dans ses actions extérieures. Il s’agit notamment du bien indiqué par les lois, qui vaudra l’approbation du magistrat. Un accent particulier est mis sur la répression du mal par la force : « l’épée ».
Même si l’idéal de la souveraineté du peuple n’a pas de fondement dans le texte biblique (le Souverain, c’est le Seigneur !), la Bible ne minimise pas la volonté du peuple. C’est aussi à travers cette volonté que se réalise la distribution du pouvoir par le seul Souverain (voir 1 Samuel 8). Selon Rm 13, tout pouvoir vient de Dieu, donc aussi le pouvoir démocratique. Le Nouveau Testament insiste sur l’égale valeur de tous les membres des Eglises, et les appelle tous à une large participation à la vie communautaire (voir par exemple Ac 15.22 ; Col 3.165) – ce qui, à certains égards, ressemble à la démocratie telle qu’on l’entend aujourd’hui.
1 Tm 2.1-2 ne demande pas de prier pour que les autorités politiques pratiquent et annoncent l’Evangile, mais qu’elles assurent la tranquillité intérieure et laissent aux gouvernés du champ pour mener leur vie, selon ce qu’ils considèrent comme pieux et digne. – Cela correspond au deuxième objectif de la politique que nous avons décrit ci-dessus (A).
Jn 18.36 indique clairement que le royaume de Jésus n’est pas de nature politique, puisque le moyen politique spécifique en est exclu : la force (armée)6.
Il faut remarquer aussi que la Bible projette sur l’Etat des éclairages différents, voire opposés. Dans l’Ancien Testament, le prophète Samuel discerne dans le besoin d’avoir un roi une rébellion contre la souveraineté de Dieu et un rejet de la vocation unique d’Israël parmi les peuples. Mais ensuite, c’est Dieu lui-même qui envoie ses prophètes donner l’onction aux rois. Dans le Nouveau Testament, Rm 13 présente le magistrat comme un ministre de Dieu, tandis que la vision d’Ap. 13 montre un gouvernement opposé au Christ et agent de Satan. Cette différence s’explique : le premier texte montre à quoi l’Etat est appelé. Le second, ce que tel Etat est devenu, en étant infidèle à sa vocation : il prétend au pouvoir absolu, voulant prendre la place de Dieu ; et il suscite, puis exige, l’adoration et la dévotion des peuples.
C. APPLICATION À NOTRE REALITE
a) Des gouvernants et des députés chrétiens ?
Il nous paraît important de distinguer entre deux niveaux :
1. Dans une petite commune, souvent, les autorités font relativement peu de politique, au sens strict du terme. Leurs activités consistent surtout en la gestion des biens communaux; elles doivent veiller à la concorde, dans les décisions prises, de l’ensemble des citoyens. C’est pourquoi les qualités personnelles des conseillers, ou municipaux, sont déterminantes. Il n’y a pas de parti. On peut donc très bien concevoir qu’un chrétien, voire un ancien, reçoive vocation personnelle de travailler dans ce domaine. En revanche, l’ampleur des tâches et la rigueur de l’emploi du temps empêchent qu’un pasteur (ou autre responsable salarié d’une Eglise) participe à l’exécutif d’une commune.
2. Au niveau de la Confédération, d’un canton ou d’une grande ville, le pouvoir est l’enjeu d’une compétition entre des partis. En conséquence, le statut d’un pasteur ne lui permet pas d’y participer. Le sens de son témoignage chrétien risquerait d’être défiguré. De plus il entrerait en conflit avec d’autres chrétiens, peut-être membres de son Eglise, adhérant à d’autres partis que le sien, et il aurait l’air de les disqualifier – alors qu’en principe, au point de vue de la doctrine chrétienne, beaucoup de partis, sinon tous, sont également respectables. (voir chiffre 3 ci-dessous).
S’agissant d’un ancien, il faut aussi tenir compte de ces dangers. Un même devoir de réserve devrait être observé à l’égard d’autres engagements, dans des mouvements apolitiques, mais qui suscitent de graves controverses ou des conflits. – En revanche, un simple membre d’une assemblée, à titre individuel, peut être appelé à exercer un mandat politique, ce qui n’est nullement une tâche méprisable, puisque l’ordre politique est voulu par Dieu ; il se gardera alors de donner l’impression qu’il représente son assemblée, voire « la mouvance évangélique ». Mais il lui faudra rechercher l’appui et les conseils de son Eglise, qui de son côté est appelée à l’encourager dans ce service particulier.
b) Un parti « chrétien » ?
On comprend bien l’intention de certains chrétiens qui, en fondant un parti, ont voulu avoir une tribune publique, pour faire entendre plus largement une voix évangélique. Toutefois, il y a une distance entre un tel projet et la réalité de la pratique politique. D’où les réserves suivantes :
1. Le terme de parti chrétien sous-entendrait une confusion des alliances (alliance de Noé, pour la préservation de l’humanité, et alliance en Christ, pour le salut), donc une confusion entre le politique et le spirituel7. Or tout parti représenté dans un parlement participe au pouvoir, qu’il le veuille ou non ; et alors il s’appuie sur des moyens (contraintes, pressions, alliances avec d’autres groupes) qui peuvent entrer en contradiction avec le message évangélique et ses moyens spécifiques (enseignement respectant la liberté de chacun, abnégation, don de soi, refus des compromissions).
2. La politique est un art qui requiert des qualités spécifiques, autres que celles qui sont décrites comme le fruit de l’Esprit. Il ne suffit pas d’être né de nou-veau pour être un politicien capable.
3. Aujourd’hui plus que jamais, les décisions politiques dépendent de connaissances difficiles à acquérir, et qui comportent rarement des certitudes absolues (par ex. lois économiques, risques du nucléaire, génie génétique). C’est un fait que des chrétiens authentiques ont des opinions divergentes sur ces sujets, et ils ont le droit d’être en désaccord. Dans beaucoup de cas, telle opinion sur un projet politique n’est pas plus « chrétienne » que telle autre.
Pour ces raisons, nous ne pouvons pas retenir l’idée d’un parti politique chrétien.
Faut-il tout de même admettre qu’un groupe se disant apolitique (donc évitant toute participation au pouvoir) ait pour but de faire entendre le point de vue chrétien au public et aux autorités ? A ce sujet, les avis sont partagés, car les réserves qui viennent d’être faites s’appliquent aussi, en partie, à un tel projet. Il peut toutefois être admis, mais avec les deux restrictions suivantes. D’abord, un tel groupe devrait être soumis à ceux qui, dans nos Eglises, ont la responsabilité de veiller à la doctrine. Ensuite, un avis ne devrait être publié que si le problème discuté (politiquement) donne lieu à une prise de position clairement et indiscutablement fondée sur la révélation biblique – ce qui est rarement le cas.
c) Le service critique chrétien
Les réflexions qui précèdent ne doivent pas donner l’impression qu’il faut restreindre la foi à la sphère privée et renoncer à tout engagement éthique sur le plan social et politique.
Dans la revue Hokhma n.14, 1980, André BIELER a écrit à ce sujet un article éclairant qu’il a intitulé : L’irremplaçable service critique de l’éthique chrétienne. Il y a là une affirmation très importante. Eric FUCHS relève qu’il y a « une tâche politique de l’Eglise, qui n’est certes pas de rechercher à participer au pouvoir, mais qui consiste dans la vigilance, dans la défense des valeurs éthiques fondatrices de l’ordre démocratique8 ».
De son côté, John STOTT affirme que « l’Eglise devrait être la conscience de la nation »… tout en reconnaissant que nous n’avons pas le droit d’imposer la loi de Dieu aux individus par de simples voies législatives9.
Ce service de l’Eglise relève du principe même de la loi de Dieu qui, entre autres, a une fonction politique, dont la finalité est « de maintenir un certain ordre dans le monde, en protégeant les plus faibles contre les menées des plus forts et en tenant en bride les méchants10 ». Cet usage de la loi a été relevé aussi bien par Luther que par Calvin11.
Dans son discours du 17 juin 1995, à l’occasion du 75e anniversaire de la F.E.P.S. (Fédération des Eglises Protestantes de Suisse), Kaspar Villiger, Président de la Confédération, a rappelé aux Eglises que c’est leur responsabilité de « nous ramener dans le droit chemin lorsque nous nous égarons sur les domaines éthiques ».
d) Les pièges de l’intransigeance
Le bien-fondé d’un engagement chrétien, dans le domaine éthique, sur le terrain social et politique (au sens large du terme), n’est donc plus à démontrer. Il reste néanmoins à comprendre la nature de cet engagement. A notre avis, cet engagement se rapporte avant tout à l’éthique de responsabilité, voire à une éthique de compromis. Le mot n’a pas bonne presse, car il évoque immédiatement l’idée d’altération ou de trahison de la vérité. Or le compromis peut aussi être entendu dans un sens positif. Il est éminemment positif lorsque son rôle est d’intégrer la réalité humaine au projet du salut.
C’est l’absence de compromis qui fait figure d’intolérance, de propre justice légaliste et de rêve d’une humanité arrachée à l’incarnation. Le compromis, vécu positivement, est l’art de rester en lien, de ne pas rompre la solidarité humaine, pour améliorer des situations difficiles. Une position dogmatique intransigeante risque, au contraire, de provoquer des ruptures irréparables. De plus, elle est souvent perçue par le public comme répressive, voire fanatique ; elle est bien loin de faire comprendre ce qui est au cœur de l’Evangile. Le compromis permet une alliance entre l’idéal et le possible ; étant entendu que Dieu habite et l’un et l’autre et la tension qui les relie.
Voici deux exemples. Dt 21.15 évoque la situation d’un homme qui n’aime pas l’une de ses épouses. On est surpris. On préférerait que la loi de l’amour préside aux relations conjugales, en excluant la polygamie ; et si tel n’est pas le cas, on souhaiterait peut-être que la justice divine impose cette loi d’amour. Eh bien non ! Si un homme n’aime pas sa femme…
Autre cas : Ex 21.2-11 laisse à penser qu’en Israël, on pratiquait l’esclavage de ses propres enfants ! Cela nous paraît intolérable et mériterait le châtiment du marchand d’esclaves ! Eh bien non ! Si un homme vend sa fille pour être esclave… il veillera à... Il est évident qu’une vie harmonieuse, comme Dieu la souhaite, appelle à l’amour familial. Or, l’éthique biblique sait faire la part des choses en accueillant la faiblesse humaine pour chercher à réduire les effets négatifs de cette faiblesse.
e) Vivre libre dans un monde captif
Rappelons que l’éthique chrétienne, dans son plein développement, n’est pas d’abord l’appel au respect formel de prescriptions légales, ni la recherche de l’action juste et justifiante. L’éthique chrétienne est la réponse de l’homme à l’oeuvre du salut, opérée par le Christ, et à l’interpellation de Dieu. Cette interpellation invite l’homme à vivre dans la véritable liberté. On oublie parfois que même l’Ancien Testament, avec tous ses commandements, s’adresse à un peuple qui appelle YHWH « son Dieu » et qui a fait l’expérience de la sortie du pays de la servitude (Ex 20.2).
L’exigence éthique est fruit d’un don, d’une grâce et d’une promesse, qu’elle est appelée à actualiser. Et il faut distinguer les domaines d’application : l’Eglise, où la réalisation éthique devrait être intégrale, et sans compromission (fournissant ainsi au monde un exemple de « nouvelle société », reposant sur d’autres principes que les Etats); le monde, peuplé d’hommes ignorant ou rejetant la grâce, où il n’est pas question d’imposer par la force les oeuvres qui devraient découler de la grâce; mais où des autorités politiques sont appelées à faire respecter, au besoin par la force, les normes de comportement qui ont une portée universelle, et qui figurent au cœur du Décalogue.
Aussi le chrétien qui s’engage dans le champ politique d’une manière active devra-t-il constamment accueillir la tension dans laquelle son engagement le place. Tension entre une éthique de conviction (à laquelle aspire la communauté chrétienne), qui souhaite refléter un Royaume pleinement présent, et une éthique de responsabilité (vécue dans le monde), qui sait que ce Royaume n’est pas encore manifesté dans tout l’univers. Mais même dans ce monde prisonnier du mal, le disciple du Christ est appelé à vivre libre, comme le dit l’apôtre Pierre, précisément à propos de la soumission aux autorités politiques (1 Pi 2.13-16) :
Soyez soumis à toute institution humaine … Comportez-vous en hommes libres…
En conclusion, d’une part, tout chrétien est appelé à un engagement envers la réalité politique (plutôt qu’à un engagement politique) en s’associant à l’intercession de l’Eglise en faveur des gouvernants et à ses efforts pour manifester une position éthique solide et convaincante face aux autorités et à l’opinion publique, devenant ainsi « la conscience de la nation ». D’autre part, certains membres de l’Eglise, qui en ont la disponibilité et les capacités, sont appelés par le Seigneur à s’engager dans la politique, à tel ou tel niveau, témoignant ainsi de la sollicitude du Créateur envers toute l’humanité, dans sa bonté qui maintient, malgré l’esclavage et la corruption du péché, un ordre permettant de vivre.
GEA
Helmut Kohl et la Bible
Le chancelier Helmut Kohl recommande aux chrétiens un engagement plus important dam la politique, l’économie et la société. Il affirme que « la démocratie a besoin de personnes qui, indépendamment du courant de pensée dominant du moment, restent attachés à leurs convictions », des convictions fondées sur un respect des Commandements et une lecture de la Bible. Au cours d’une interview accordée au journal catholique Jack, il a déclaré : « Se tourner vers la Bonne Nouvelle donne non seulement une ouverture d’esprit à l’individu mais aussi à la société : force, espoir et orientation. Il ne faut pourtant pas croire que l’Evangile est un programme politique. La Bible n’est pas un cahier de recettes pour solutionner les problèmes quotidiens de la politique intérieure ou extérieure. La Bible nous donne une boussole fiable d’après laquelle la politique peut se situer. Elle nous enseigne à ne pas mettre le veau d’or au centre de notre vie communautaire mais plutôt les Dix Commandements ». SPC 6/98 et IDEA 6/98. |
NOTES
1. Nous remercions le Groupe d’Etude des Assemblées de Suisse Romande qui nous a autorisés à publier ce texte.
2. L’U.D.F, Union Démocratique Fédérale, parti dont l’objectif est de rallier des chrétiens de toutes dénominations.
3. Voir notamment Julien FREUND, Qu’est-ce que la politique? (Ed. Seuil, 1965).
4. « … Dans le cadre de la démocratie représentative, (les partis) ont normalement pour objectif la conquête du pouvoir ou. du moins, l’accès à celui-ci par des voies constitutionnelles régulières. » (Guy HERMET et al. Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, A.Colin, 1996). Définitions convergentes dans Reinhart BECK, Sachwörterbuch der Politik (2.Aufl., Stuttgart. 1986), et dans David ROBERTSON. A Dictionary of Modem Politics, 2nd. ed., (London, 1993).
5. Pour d’autres références et des explications, voir Alfred KUEN, Ministères dans l’Eglise (St-Légier, éd. Emmaüs, 1983), p. 48-49.
6. A ce propos, on peut noter que certaines divergences d’interprétation se réduisent presque à des différences de vocabulaire : certains, comme John YODER, Jésus et le politique (trad. française, Lausanne, PBU, 1984), appellent politique tout projet de former une société, voire tout effort d’éthique sociale ; alors, bien évidemment, le projet de l’Eglise telle que le Christ l’a instaurée est appelé « politique » (voir p.57). Mais il nous paraît peu éclairant de donner ce sens-là au terme. Il est important de distinguer l’autorité dans l’Eglise et l’autorité dans l’Etat, et les fonctions différentes de ces deux institutions. D’ailleurs YODER lui-même accentue l’opposition entre la politique réelle, faisant usage de la force, qu’il appelle « violence », et la vie de Jésus et de ses disciples authentiques, qui rejettent toutes les tentations de prendre le pouvoir et refusent d’imposer le changement à l’ordre social par la violence et au-delà des limites de l’Eglise (voir p.52, 173, 226).
7. C’est probablement pour éviter un tel malentendu que le parti des chrétiens suisses ne s’appelle pas chrétien, ni évangélique, mais Union Démocratique Fédérale.
8. Eric Fuchs, L’éthique protestante, Labor et Fides, 1991, p.86.
9. John Stott, Le chrétien et les défis de la vie moderne, vol. I, Coll. Alliance, p.96. On remarque aisément que ces deux auteurs n’envisagent pas une action sur le plan politique au sens restreint du terme (participation au pouvoir, usage de la contrainte…).
10. Eric Fuchs, op.cit., p.37.
11. Ces réflexions sous-entendent, en accord avec bien des théologiens. que la partie éthique de la Loi a une portée universelle (voir par ex. Klaus Bockmuehl, « The Ten Commandments : Are they still valid ? » in CRUX , Régent Collège. vol.XV. No.4, December, 1979).