Musique et chant
Quelques notes « psycho-théologiques »
par Reynald KOZYCKI
Il peut être intéressant, parfois, de se replonger dans les racines judéo-chrétiennes de notre civilisation. C’est ce que nous nous proposons de faire à travers ces « notes » sur le sens de la musique et du chant, cela à la lumière de quelques données « ethno-musicologiques » et surtout bibliques.
La Bible, document anthropologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité, est restée, depuis l’origine de l’imprimerie, le best-seller absolu. Son succès ne provient pas seulement de sa valeur « historico-religieuse » mais aussi de sa finesse dans de nombreuses questions psychologiques, ethnologiques, philosophiques… en fait dans tout ce qui concerne les questions essentielles de l’existence.
La musique, un langage !
La musique, tout comme l’art en général, nous fait toucher probablement à l’une de ces questions essentielles. Les progrès de l’ethnomusicologie nous confirment largement l’universalité de la musique mais aussi, comme nous le verrons, une certaine « spiritualité » de celle-ci.
Si d’une part, nous pouvons dire avec Pierre Billard : « Plus notre connaissance de la musique est étendue et moins nous savons en fin de compte ce qu’elle est »1 ; d’autre part, nous pensons aussi à la suite de Malraux, Ferdinand de Saussure, C.L. Lévi-Strauss, que la musique est un langage, non rationnel, mais émotionnel, sentimental, intuitif2. Peut-être n’est-ce pas un hasard si pour écrire la musique on parle de « notes ».
Ce langage, nous ramenant à notre monde intérieur façonné par une culture ambiante, comporte un pouvoir d’association très puissant. Il suffit de penser à ce qu’évoquent certaines mélodies comme l’hymne national, les chants d’enfance… Ce pouvoir d’association peut devenir parfois « hypnotique » : l’hystérie de certains concerts rock est très proche des expériences de transes observées dans de nombreuses cultures. Jimmy Hendrix disait : « On peut hypnotiser les individus avec de la musique et lorsqu’ils sont parvenus à leur point de moindre résistance, transmettre à leur subconscient ce que l’on désire3 ». Déjà Platon exprimait la force de ce médium : « Employée à bon escient, la musique rend l’homme «noble et bon » mais utilisée de manière mauvaise, elle produit la « bassesse et l’insolence4 ». Calvin, reprenant cette idée, affirmait que le venin et la corruption peuvent être ainsi distillés au plus profond du coeur humain par la mélodie5.
Le langage musical dans la Bible
La Bible, rapportant plus de 3000 ans d’Histoire et donc une impressionnante variété de cultures, accorde une place importante à la musique. Presque 600 références bibliques sur la musique nous font voyager de l’origine du temps jusqu’à la révélation de l’éternité future, en passant par l’époque nomade des descendants de Caïn, les grandes étapes du peuple d’Israël sous la royauté de David et Salomon, l’ère des empires babyloniens, des Mèdes et des Perses… et l’Empire romain à la période du Christ6.
Pratiquement toutes les circonstances de la vie étaient rythmées par la musique. Ainsi on chantait au temps des moissons et aux vendanges (Es 9.2 ; 16.10) ; au moment d’un départ (Gn 31.27) ; lorsqu’on découvrait une source (Nb 21.17) ; on trouve dans la Bible des chants d’amour (Ps 45; Ct 2 14) ; des chants pour danser (1 S 18.6-7; Ps 2.6) ; mais aussi des chants de victoire lors des guerres (Ex 15; Jg 5) ; des chants pour les éloges funèbres (2 S 1.18-27…) – lors d’un deuil, les traditions extra-bibliques voulaient que les familles juives fassent venir au moins deux joueurs de flûte (Mishnajoth 4) – ; les riches louaient un ensemble instrumental et des chanteurs professionnels7 (Mt 9.23).
II y a quelques références à la réalité des musiques dégradantes et des chants égocentriques : à l’occasion de la première mention de cet art à l’époque nomade lorsque Lemec se glorifie de ses exploits meurtriers devant ses femmes (Gn 4.23-24) ; certaines prostituées chantaient pour exercer leur séduction (Es 23.16) ; des monarques orgueilleux l’utilisaient pour accompagner les cultes aux idoles et à leur propre personne (Dn 3).
Musique et joie
Pourtant le chant et la musique évoquent le plus souvent la joie, la beauté, l’élévation vers le Créateur. L’absence de chants ou de musique dans certaines circonstances évoquait la tristesse, ainsi la vieillesse douloureuse exprimée par l’Ecclésiaste (12.5) ; l’éloignement d’Israël de son lieu d’adoration (ps 137). Parfois cette absence de musique est le symptôme d’une malédiction et d’un jugement (Es l6.10 ;Jr 25.10).
Comme toute vraie joie, la musique ne peut être qu’un cadeau de Celui qui en est l’auteur (Je 1.17 ; Rm 15.13) ; même les peuples qui ignorent le vrai Dieu restent, au moins pour un temps, au bénéfice de Celui qui veille avec bienveillance sur toute âme (Rm 2.15).
En un sens, la Bible pourrait s’accorder avec quelques réflexions de musicologues contemporains qui voient dans la musique un instrument pour conduire « dans l’Autre ». Pour Webern (1883-1945), compositeur de musique sérielle, la musique conduirait l’auditeur à ce qu’il appelle « la Parole », une sorte d’expérience qui ouvre à la transcendance8.
Pourtant la Bible ne tombe pas, à l’inverse d’une grande partie de l’Antiquité, dans le piège universel d’une musique magique. La mélodie ne reste qu’un support secondaire, mais non négligeable, pour véhiculer un message ou l’expression de l’adoration que l’être humain ressent lorsqu’il s’approche du Créateur9.
De l’Ancienne à la Nouvelle Alliance
La période de l’histoire biblique où les prophètes insistent le plus sur l’art musical, le chant et la joie, est celle où ils annoncent une « Nouvelle Alliance » entre Dieu et l’humanité. Les prophètes Esaïe (2.2 ; 30.29 ; 4.10 ; le fameux chant du Serviteur : 5.13 à 53.12), Jérémie (31.12, 31-34) ; et de nombreuses autres prophéties annoncent la venue de Celui qui répandra une joie sans fin pour celui qui entre dans cette alliance que le Christ scellera de son propre sang (Jn 1.22 ; Hb 13.20-21 ; Ap 21.4…).
L’arrivée de ce messie est célébrée par des choeurs célestes (Luc 2.13-14), son parcours le conduit au sacrifice total de lui-même pour le rachat du monde, puis un triomphe incomparable s’ensuit (Hb 3-13 ; Ph 2.5-11).
Ainsi le Nouveau Testament décrit l’expérience de celui qui entre dans la Nouvelle Alliance où la joie et le chant intérieur s’élèvent comme une louange qui monte vers Dieu (Ep 5.19-20).
Le parcours terrestre du chrétien, malgré cette joie profonde, ne se passe pas sans souffrance ni combat (Ep 6.10-18 ; 1 P 4.12-16). Il y a comme une tension profonde en lui entre la séduction permanente du « mal » (Mt .13) et l’attrait qu’exerce la « Cité du Dieu du Vivant » dans laquelle il a commencé d’entrer et où une musique céleste d’adoration s’exprime (Hb 12.22-24).
Quel style musical ?
Même si les lignes précédentes nous introduisent dans une sorte de musique parfaite, céleste, que nous pourrions appeler « archétypale »10. La Bible est trop respectueuse de la notion de « patrimoine culturel » pour imposer un style « sacré » excluant tous les autres11. Ainsi la description des seize instruments musicaux contenue dans la Bible laisse supposer qu’il y avait une forme d’adaptation aux réalités culturelles. La Nouvelle Alliance, qui vise l’humanité entière, ne donne pas de directives précises pour un style particulier ; elle laisse aux musiciens qui sont entrés dans cette Alliance le soin d’être « renouvelés dans leur intelligence » (Rm 12.1-2). C’est à eux de discerner ce qui, dans leur culture, pervertit leur vision du monde, ou est entaché de manipulations sociales et morales, afin que, comme tout communicateur, ils indiquent la « bonne direction ».
Conclusion
Ainsi la Bible nous paraît décrire la musique essentiellement comme un moyen d’expression de ce qui est « beau » et de la « joie ». Elle n’en occulte pas une mauvaise utilisation et laisse aussi la place à un art plus neutre ou plus fonctionnel d’une musique utilisée pour les différentes circonstances de la vie.
Dans son usage positif, la musique, tout comme les autres arts, ainsi que la beauté de la création (Rm 1.20 ; Ps 19.1), et toute connaissance ou sagesse authentiques, pointe le doigt, pour celui qui veut le voir, vers Celui qui est la source de toute Vie et de toute Beauté. L’un des psaumes bibliques dit : « Ceux qui chantent comme ceux qui dansent s’écrient : «Toutes mes sources sont en Toi » (Ps 87). J.S. Bach l’exprimait à sa manière dans toutes ses pièces par les trois lettres SDG : Soli Deo Gloria, c’est-à-dire la Gloire ou la Beauté ne sont et ne viennent que de Dieu.
R.K.
NOTES
1. Encyclopaedia Universalis, T 15, p 970. L’auteur constate que les schémas traditionnels de défini-tion ont besoin d’être élargis.
2. Nous renvoyons à n’importe quel manuel ou dictionnaire de la Philosophie, aux articles « Art », « Esthétique », « Musique ».
3. Cité par William EDGAR, Clés pour ta musique, Collection Alliance, Edition Sator, tr. fr. 1990, p 128.
4. La République, Flammarion, 1966, III 404 d; cité par W. EDGAR, op. cit.
5. W. EDGAR, op. cit., p 126.
6. L’absence de document noté de la musique d’au-trefois complique l’approche de cet art dans la Bible et cela malgré l’évolution de l’ethnomusicologie et de l’archéologie des cultures bibliques, voir Amnon SHOILOAH, « Musique Hébraïque » , Encyclopaedia Universalis, T 15 p 937 s. ; voir aussi une synthèse des recherches archéologiques du Proche-Orient Ancien sur la question par D.A. FOXVOG et A.D. KILMER dans The International Standard Bible Encyclopedia, Eerdmans Publishing Compagny, 1986, réimp. 1990, Vol III p 436-449.
7. On peut lire avec profit l’étude d’Alfred KUEN, « Oui à la Musique », Série Mousika, Cahiers Emmaüs, 1986, surtout les pages 9-30.
8. Voir l’excellente analyse de W. EDGAR, « Clés pour la musique », op. cit., p 35. Tout son livre, impressionnant par sa vaste documentation, apporte une étude intéressante sur la question. A la suite de plusieurs compositeurs, Webern donne une portée quasiment « salvatrice » à la musique, ce qui évidemment s’oppose à la notion biblique du salut.
9. Voir les articles « Louange », « Adoration » du Vocabulaire de théologie biblique, Edition du Cerf, 1988.
10. Au sens platonicien, augustinien ou jungien, c’est-à-dire avec une référence à un modèle parfait, extra culturel, et pour ce qui nous concerne, d’origine divine.
11. Ce fut malheureusement l’erreur de certains missionnaires de vouloir imposer leur style de « musique sacrée » de type occidental, aux dépens des styles locaux.