La réalité de l’argent1
par Jacques ELLUL
Parmi nos préoccupations, l’argent occupe une place prépondérante. Toutes les valeurs du monde moderne en dépendent. Tout se vend et s’achète, la pierre, les industries, le temps, et aujourd’hui des valeurs virtuelles. Mais à qui appartient l’argent ? Et que représente-t-il en réalité ?
Lorsque nous pensons aux problèmes que la présence de l’argent pose dans notre société, nous y pensons en termes économiques, et lorsque nous saisissons les problèmes qu’il pose dans notre vie personnelle, c’est en termes moraux que nous posons les questions.
Or, prendre cette attitude, qui est courante, dans notre temps, c’est avoir pour présupposition que l’argent est un objet. Nous identifions facilement argent et monnaie ou même signes monétaires (pièces et billets). […]
Si nous devions prendre ceci comme point de départ, nous n’aurions pas besoin d’en écrire davantage, car il y a déjà des quantités d’études financières, économiques ou éthiques sur le sujet, et il importe assez peu d’en ajouter une. Le point de vue que nous adopterons ici est différent car si nous sommes appelés à parler de l’argent, c’est non seulement parce que celui-ci joue un grand rôle dans notre monde mais encore parce que la Bible nous en parle, d’une façon très précise […] et peu sous l’aspect monétaire. […]
Le propriétaire de l’argent
II y est question de la propriété de l’argent, mais pour attester nettement que le propriétaire ce n’est pas l’homme. L’on pense tout de suite qu’alors le propriétaire est Dieu. Il n’existe dans ce sens qu’un seul texte, celui d’Aggée (2.8) mais c’est bien à tort qu’on l’invoque. D’abord parce que la formule l’argent est à moi, l’or est à moi vise des métaux précieux et non pas du tout forcément l’argent, moyen d’échange et de capitalisation. Il faut nous débarrasser de l’assimilation trop rapide entre argent et métaux précieux. […]
Jésus attribue sans discussion la propriété de la monnaie à César, donc au pouvoir politique, à l’Etat (Mt 22.17-21). Lorsque Satan ayant conduit Jésus sur une montagne pour le tenter, lui montre tous les royaumes du monde et leur gloire et lui promet de les lui donner, le diable affirme qu’en dernière analyse ces richesses monétaires lui appartiennent au travers de César et par son intermédiaire.
Mais avec ce problème de propriété des monnaies nous ne sommes pas au cœur de la question. Jésus la pose dans son ampleur lorsqu’il appelle l’argent Mamon (Mt 6.24 ; Lc 16.13). L’on sait qu’il s’agit là d’un mot araméen qui signifie en général l’argent, et qui peut signifier aussi la richesse. Ici Jésus personnifie l’Argent, et le considère comme une sorte de divinité. Or, ceci ne dérive point du milieu ambiant. Jésus n’a pas pris une désignation courante dans les milieux auxquels il s’adressait, car il ne semble pas que l’on ait connu dans les milieux juifs et galiléens, ni parmi les païens proches, une divinité de ce nom. Jésus ne vise pas une divinité païenne pour faire comprendre que l’on doit choisir entre le vrai Dieu et un faux dieu. […] Dans l’état actuel des textes connus, nous pouvons dire que Jésus apporte à ce terme une force et une précision qu’il n’avait pas dans son milieu. Cette personnification de l’argent, cette affirmation qu’il s’agit d’un prétendant à la divinité nous révèle sur l’argent quelque chose d’exceptionnel, car Jésus n’est pas coutumier de ces déifications et personnifications.
Ce que Jésus nous révèle ici, c’est que l’argent est une Puissance
Ce terme doit être compris non pas au sens vague de force, mais dans le sens très précis, courant dans le Nouveau Testament. La puissance est ce qui agit par soi-même, qui est capable de mouvoir autre chose, qui a une autonomie (ou prétend l’avoir), qui suit sa propre loi, et se présente comme un sujet. C’est là un premier caractère.
Un second, c’est que la puissance a une valeur spirituelle. Elle n’est pas seulement du Monde matériel (quoiqu’elle y agisse). Elle a un sens spirituel, c’est-à-dire d’un côté une signification spirituelle, et d’un autre côté une direction. La puissance n’est jamais neutre, elle est orientée, elle oriente aussi les hommes.
Enfin la puissance est plus ou moins personnelle. Et de même que la Mort apparaît souvent dans la Bible comme une sorte de force personnelle, de même ici l’argent. Celui-ci n’est donc pas une puissance parce que l’homme s’en sert, parce qu’il est le moyen de la fortune, parce que l’accumulation de la monnaie permet beaucoup de choses, etc… Il est puissance avant tout cela, et ces signes extérieurs ne sont que les apparences de cette puissance qui a une réalité par elle-même (ou prétend l’avoir).
Il ne faut absolument pas minimiser le parallèle que Jésus établit entre Dieu et Mamon. Ce n’est pas une figure de rhétorique, c’est une réalité qu’il désigne ici. Dieu comme personne, et Mamon comme personne, se trouvent opposés. Jésus qualifie le rapport entre l’homme et l’un ou l’autre de la même façon : c’est un rapport de maître à serviteur. Mamon peut être un maître de la même façon que Dieu en est un. C’est-à-dire justement un maître personnel. […]
Ainsi lorsque l’homme prétend se servir de l’argent, il se trompe lourdement. Il peut à la rigueur se servir de la monnaie, mais c’est l’argent qui se sert de l’homme et le fait servir en le pliant à sa loi et le subordonnant à ses buts. Ce n’est point là une question de disposition intérieure de l’homme, c’est une découverte sur sa situation tout entière. L’homme n’est pas libre d’orienter de telle ou telle façon l’usage de son argent, car il est aux mains de cette puissance qui est directrice.
Pour elle la monnaie n’est qu’une apparence, une manière d’être, une forme dont elle se sert dans sa relation avec l’homme. Exactement comme les gouvernements, les rois et les dictateurs ne sont que des formes et des apparences de cette autre puissance dont la Bible nous parle clairement et qui est la puissance politique. Cette comparaison ne signifie pas forcément que l’on puisse placer l’argent au rang des Exousiai2, des Trônes, Puissances et Dominations dont parle Paul. Mais rien non plus ne permet de récuser ceci. Il semblerait juste d’accepter cette assimilation, sauf preuve contraire.
Or, que ce Mamon soit une puissance spirituelle, c’est encore ce que manifeste le caractère sacré que l’homme attribue à son argent. Il ne s’agit pas ici du fait qu’il y eut des idoles dressées symbolisant l’argent, mais très simplement que pour l’homme moderne, l’argent fait partie de son « sacré ». Les relations d’argent sont, nous le savons bien, des « choses sérieuses » pour l’homme moderne ; tout le reste, l’amour et la justice, la sagesse et la vie, sont des mots. De même, l’homme évite de parler de l’argent. On parle des affaires. Mais lorsque, dans un salon, on pose la question d’argent, on commet une incongruité, et c’est une gêne qui exprime, en réalité, le sentiment du sacré. Cela, pour la bourgeoisie. Dans la classe ouvrière, nous rencontrons le même sentiment, mais sous un autre aspect : c’est la conviction généralisée que, si la question d’argent est résolue, tous les problèmes de l’ouvrier et de l’homme en général seront par là même résolus. C’est aussi la conviction que tout ce qui ne tend pas à résoudre cela, n’est que du « laïus ». Ce sacré attribué à l’argent peut d’ailleurs s’exprimer de bien d’autres façons, mais il existe au fond de tout homme.
L’on comprend alors que les questions soulevées par l’argent ne sont pas considérées, dans la Bible, comme de l’ordre moral. Elles sont en effet d’abord de l’ordre spirituel. Il s’agit d’une relation avec une puissance, et non d’un comportement à l’égard d’un objet. Et c’est dans cette perspective qu’il faut lire les textes de l’Ancien Testament relatifs à l’argent. Si l’on veut les restreindre à leur portée légaliste, ils ne sont rien de plus que des dispositions, même pas éthiques, mais juridiques ; seulement, ils renvoient tous à une réalité supérieure. Ils sont tous le témoin d’un autre problème qui est sous-jacent. Et ils ne se comprennent vraiment que dans cette considération de la puissance spirituelle de l’argent.
J.E.
NOTES
1. Ces lignes sont tirées avec autorisation du livre de Jacques ELLUL, L’homme et l’argent (Presses Bibliques Universitaires, 228 p.). Ce livre est un classique sur le sujet. Et bien qu’il date un peu (1ère édition en 1954), il continue de poser des questions fondamentales. Pour vous donner le goût de le parcourir, en voici quelques extraits. Ce livre est actuellement disponible aux Editions CEDIS, B.P 20328, 57283 MAIZIERES-LES-METZ.
2. Mot grec qui signifie pouvoir, autorité, puissance, et désigne la plupart du temps, quand il est employé au pluriel dans le NT, les puissances spirituelles mauvaises (cf. Ep 3.10 ; 6.12 ; 1 Pi 3.22)