Et où sont donc passés les neuf autres 1 ?
par Jacques BLANDENIER
Luc 17.11-19
Le récit des dix lépreux guéris résonne souvent comme une invitation à témoigner de la reconnaissance. Un sur dix l’a exprimée à Jésus. Jacques Blandenier s’intéresse aussi aux neuf autres. Souvent considérés comme des ingrats, ils sont témoins, sans le vouloir, de la compassion générale qui remplit le cœur de Dieu. Sans attente. Généreuse, tout simplement. Mais combien bouleversante lorsqu’elle suscite une rencontre profonde avec le Seigneur.
La scène se passe à la frontière de la Samarie et de la Galilée. Région instable, émaillée d’incidents ethnico-religieux entre deux communautés séparées par une animosité séculaire.
Voici qu’à quelque distance d’une bourgade, deux groupes de personnes se croisent. A la fois ressemblants et très contrastés : l’un est formé d’une douzaine d’hommes, et semble pressé par un objectif impérieux. Il se dirige vers Jérusalem, où son chef va bientôt être arrêté et exécuté. L’autre groupe – une dizaine d’hommes – ne va nulle part, et surtout pas au village dont ils hantent les environs. Leur lèpre (ressentie et jugée exactement comme un sida du premier siècle) les condamne à l’errance et à la mendicité. Ils ne peuvent et ne savent faire qu’une chose : crier. Crier, car de ceux, dont ils espèrent l’aumône pour survivre, ils n’ont pas le droit de s’approcher.
Et du face à face de ces deux groupes d’hommes jaillit un cri tragique, qui résume la détresse de millions de leurs semblables — et des nôtres : Jésus ! aie pitié ! Inarticulé souvent, et pourtant tellement universel, tellement brûlant, de la part de tous les affamés, des victimes des conflits, des enfants qu’on exploite, des malades que personne ne soigne, de ceux qu’on écarte de la vie sociale, de ceux qui ont raté leur vie pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Comme souvent, la réponse de Jésus déconcerte. Ni propos lénifiants, ni discours enflammé contre l’injustice de ce monde. Pas de prêche sur le Royaume de Dieu non plus, ni d’appel à la repentance (comment voulez-vous qu’ils soient en état de l’entendre ?). Pas de rituel ou d’incantation, d’ambiance qu’on survolte ou de conditionnement psychique. Mais une consigne tirée de Lévitique 14, chargée implicitement d’une promesse incroyable : allez vous montrer au prêtre, c’est lui qui vous autorisera, après avoir constaté votre guérison, à réintégrer la vie religieuse, sociale, économique.
Et ils y vont. Qu’ont-ils à perdre ? Que connaissaient-ils de celui dont ils ne savent peut-être que le nom ? Dans son style laconique, le texte n’en dit rien. Comme il ne dit quasi-rien de la manière dont le miracle s’est produit : Alors qu’ils étaient en chemin, il arriva que… Cette sobriété devrait inspirer la nôtre. Face au miracle, on n’explique pas, on n’analyse pas doctement, on ne prouve pas, on ne fait pas non plus monter les tours de la pression spirituelle. On fait silence, et on adore.
Qu’ont dit ces hommes, qu’ont-ils fait lorsqu’ils ont pu constater le miracle bouleversant leurs vies ? Rien. Ou plutôt, ils ont poursuivi leur trajectoire, respectant la consigne donnée par Jésus. Un seul a osé la transgresser. Parce que c’était un Samaritain, moins lié par les prescriptions de l’Alliance ? Parce que, libéré d’une double exclusion — à la fois lépreux et Samaritain — il a pu, mieux que les autres, mesurer l’ampleur de ce qui arrivait et naître à la reconnaissance ?
Mais les neuf autres… Ils ont été l’objet de la miséricorde de Dieu, inconditionnelle et sans limites. Mais sans percevoir qu’elle leur offrait l’ouverture d’une relation nouvelle avec Dieu capable de transformer leur existence. Leur appel au secours a été exaucé. Ils en ont bénéficié, ils ont consommé. Se conformer aux préceptes religieux (se présenter au prêtre) leur a paru correct et suffisant — comme si leur obéissance légale (doit-on dire légaliste ?) avait anesthésié en eux la joie de la délivrance, l’émerveillement devant la grâce, la capacité d’adoration et de reconnaissance.
Ce n’est pas simplement une démonstration de ce qu’il ne faut pas faire, un anti-modèle, celui de l’ingratitude. Sans doute Jésus savait-il, avant-même d’opérer cet acte de puissance et de compassion, quelle serait la réaction des neuf lépreux — leur non-réaction. Il l’a fait quand même. Puis il a posé à leur sujet une question, qu’on imagine attristée : Et les neuf autres, où sont-ils ? Il ne les a pas fustigés en dénonçant leur ingratitude, encore moins leur a-t-il retiré la guérison.
* * *
Les travailleurs sociaux le savent bien : la reconnaissance est rare, plus rares encore les conversions ! Si donc l’évangélisation devait être leur seule motivation, il faudrait se demander si « cela en vaut vraiment la peine » !
Qu’ils sachent alors que leur tristesse est celle de Jésus. Un sur dix. Bien plus : les évangiles décrivent une quarantaine de guérisons et de délivrances, et en mentionnent beaucoup d’autres. Or de ces multitudes miraculées, combien sont venus se ranger à ses côtés lors de son procès ? combien l’ont accompagné dans l’effroyable solitude de Golgotha ? Tout cela ne valait-il donc pas la peine ?
Ou bien Jésus a-t-il dû faire, bon gré mal gré, d’innombrables miracles dans l’espoir que quelques-uns au moins produisent la repentance ? Tenir un tel raisonnement serait pervertir le sens même des actes d’amour du Christ. Ils sont actes d’amour. Amour de Jésus souffrant devant la souffrance d’un être, quel qu’il soit. Actes d’amour, et non de propagande ou de séduction.
Aimez… par amour ! Faites du bien, parce que c’est le bien. Soyez bienveillants, même si vous n’en récoltez qu’ingratitude. Faites-le par « hérédité spirituelle » : la miséricorde gratuite fait partie du patrimoine génétique des fils du Père céleste !
La guérison des neuf lépreux est un exemple de cette générosité de Dieu envers tous dont parle le Sermon sur la Montagne. Cette générosité traverse toute la Bible !
Celui qui sert de modèle à tout missionnaire, l’apôtre Paul, est convaincu de cette grâce générale. En pressant les habitants de Lystre d’abandonner leurs folles superstitions, il leur dépeint la sollicitude de ce Dieu qu’ils ne connaissent pas, mais qui s’est préoccupé d’eux (Ac 14.8-18), leur « donnant du ciel les pluies et les saisons fertiles, en les comblant de nourriture et de joie dans leur cœurs. » Paul n’hésite pas un instant à s’appuyer sur la certitude qu’au travers des âges, Dieu a usé de compassion pour ces «âmes perdues», alors même qu’elles n’ont pas encore entendu l’Evangile et y paraissent même singulièrement imperméables.
Dans un tout autre contexte (l’épître aux Romains), Paul conteste la tentation de certains chrétiens de nier toute légitimité à l’Etat. Il n’hésite pas alors à qualifier autorités, magistrats et fonctionnaires de serviteurs de Dieu dans l’Empire romain païen (ses termes sont diacres, puis liturges, Rm 13.4-6) ! Paul dit sa conviction que Dieu n’a pas complètement livré l’humanité à elle-même et à ses démons.
Parfois du côté des chrétiens évangéliques, la vision biblique du monde a été unilatéralement atrophiée. Sans doute, ce monde gît-il sous le pouvoir du malin, sans doute est-il soumis au jugement de Dieu et voué à la destruction (2 Pi 3.10-12, parmi d’autres textes). Que des chrétiens d’autres tendances l’aient oublié ne doit pas nous pousser à l’erreur inverse. Le regard pessimiste et entièrement négatif que nous posons sur une humanité rebelle et sur des civilisations perverties n’est pas le seul mot de Dieu à leur sujet.
N’est-ce pas ce que nous rappelle à sa manière le récit de la guérison des neuf lépreux non-convertis ? Le miracle de Jésus en leur faveur est signe de la compassion générale de Dieu, enracinée dans l’alliance en Noé avec l’humanité entière.
Pourtant, les miracles de Jésus ne sont-ils pas signes du Royaume de Dieu ? Bien sûr ! (cf. Luc 11.20 : « Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, le Royaume de Dieu est donc parvenu jusqu’à vous », et les versets qui suivent notre récit le confirment : 17.20-21). Les miracles de Jésus sont messianiques. Ils annoncent ce monde nouveau et encore caché, où il n’y aura ni pleurs, ni cris, ni injustices.
Le Samaritain lépreux l’a reconnu, ou du moins pressenti au travers de la bénédiction dont il a été l’objet. Il a fait demi-tour (image de la conversion !), il a glorifié Dieu et rendu grâces à Jésus (v. 15-16). La bonté de Dieu l’a conduit à la repentance et à la foi (cf. Rm 2.4). C’est pourquoi il a été en mesure d’entendre cette parole plus radicalement transformatrice qu’une purification de la lèpre : « Lève-toi, va, ta foi t’a sauvé ». Au travers du miracle, c’est l’auteur du miracle qu’il a rencontré, et nul ne pourra plus l’en séparer, pas même la mort physique qui l’atteindra comme tous les miraculés de Jésus. Sauvé… pour toujours !
Les neuf autres se sont contentés de la compassion générale de Dieu sans aspirer à rencontrer le Dieu compatissant. Contrairement au Samaritain, ils n’ont pas « glorifié Dieu, tombant sur leur face aux pieds de Jésus pour lui rendre grâces » (v. 15-16). Ne pas glorifier Dieu ? Ne pas lui rendre grâces ? Mais c’est précisément ainsi que l’épître aux Romains définit l’essence du péché (Rm 1.21).
A la suite de Jésus, engageons-nous auprès des dix lépreux, et non pas seulement de celui dont la conversion peut être escomptée.
Jésus, Fils du Père qui fait lever son soleil sur les méchants et les bons, a guéri les dix lépreux, sans calcul ni réticence. Et ce miracle fonde et légitime l’engagement social des chrétiens tout en les préservant de le confondre avec la prédication du salut.
J.B.
NOTE
1. : Ce texte a été rédigé d’après des notes de prédication.