Quarante années en hôpital
Entretien avec le Dr Jean ROMAN
Esther BUCKENHAM : Jean, vous voici à la retraite, depuis très peu de temps. C’est une étape redoutée par les uns, attendue avec impatience par d’autres ! Merci beaucoup d’avoir accepté de partager quelques moments avec nous, et de nous livrer rétrospectivement, quelques-unes de vos pensées.
Tout d’abord, quelle a été votre activité professionnelle ? Où avez-vous travaillé, et pendant combien de temps ? Quelle était votre spécialisation ?
Jean ROHAN : J’ai travaillé comme interne en médecine à l’Assistance Publique de Paris pendant quatre ans, puis, après la thèse, comme assistant dans un service hospitalier. La presque totalité de ma carrière (octobre 1967 à décembre 1999) s’est passée dans le même service et le même hôpital – hôpital privé à but non lucratif participant au service public, donc médecin salarié non fonctionnaire. Ce service comprenait des lits d’hospitalisation dédiés aux urgences – une unité de brûlés de dix-huit lits et un service de réanimation polyvalente. La polyvalence signifie que les malades provenaient des services de médecine et de chirurgie.
Au cours des quinze dernières années je me suis consacré à l’unité des brûlés dont le secteur de réanimation avait été réaménagé avec six chambres dites stériles, tout en conservant une garde de réanimation hebdomadaire – plus une en fin de semaine toutes les six à huit semaines. Je travaillais quatre jours sur sept. Les trois jours de repos étaient nécessaires pour supporter la pénibilité de ce travail jusqu’à l’âge de la retraite.
E.B. : Comment l’idée vous est-elle venue, d’être médecin – et qu’est-ce qui vous a conduit à choisir une spécialité si difficile ?
J.R. : Mon père était dentiste, et les rares fois où j’ai pu me glisser dans son cabinet, alors que j’avais moins de cinq ans, je l’observais, fasciné, pendant qu’il travaillait en blouse blanche près de son fauteuil. Je voulais faire comme mon père.
J’ai commencé la médecine pour être stomatologiste, ce qui était plus relevé… La médecine m’a plu, et particulièrement la réanimation qui en était à ses débuts, avec toute une effervescence intellectuelle et des gestes dont on voyait rapidement les effets.
E.B. : Je n’ose même pas essayer d’imaginer les situations critiques, les tragédies, les urgences dont vous avez dû vous occuper, sans parler des souffrances dont vous avez été le témoin. Cela n’a-t-il pas été vraiment trop dur par moments ?
J.R. : Les souffrances des malades font partie des symptômes à traiter. La souffrance physique doit être soulagée ou supprimée, ce qui est relativement facile, en admettant que le soulagement ne soit pas toujours immédiat et complet. La souffrance morale est plus silencieuse et complexe, elle peut et doit être soignée, en faisant attention de ne pas projeter nos propres peurs. Ce qui est lourd à porter ce sont les familles des malades avec leurs angoisses et leurs espoirs impossibles.
E.B. : Les moments de crise ont été certainement fréquents ; pensez-vous dans ces occasions, avoir réussi à faire équipe, autour des malades, avec vos collègues ?
J.R. : Dans les situations difficiles, nous nous efforcions, médecins, infirmières et aides-soignantes, d’établir un accord sur les décisions de soins ou éventuellement d’abstention d’intervention. Nous avons tous eu la chance de vivre cet esprit d’équipe, et cela de tout temps.
E.B. : Vous participez depuis très longtemps à la vie de votre Eglise locale, dans le 15ème arrondissement de Paris : y avez-vous puisé, auprès de ses membres, force et renouvellement pour poursuivre votre route ?
J.R. : Les situations difficiles durent parfois plusieurs jours, voire quelques semaines, et il était bon de partager mes préoccupations. J’ai toujours ressenti comme bienfaisante la prière au sein de l’église sur ces sujets professionnels.
E.B. : Vous êtes chrétien depuis de longues années ; avez-vous souvent eu l’occasion de parler de Dieu à vos malades ?
J.R. : L’état des malades et les conditions d’hospitalisation dans un service de réanimation ne se prêtent pas aux échanges. Avec de rares malades croyants et qui le disaient, il m’est arrivé de dire que j’étais également chrétien, ce qui créait une certaine connivence.
E.B. : Vous êtes un homme plutôt réservé et silencieux. Je voudrais vous poser une question assez personnelle, sachant que votre réponse intéressera beaucoup de lecteurs : pensez-vous qu’il faut parler beaucoup de Dieu et qu’il se sert uniquement de nos paroles ?
J.R. : D’une façon générale, en France, le lieu de travail n’est pas un lieu où les convictions religieuses peuvent être partagées avec insistance. Par contre après un certain temps, tout le monde sait qui nous sommes et notre comportement est important.
E.B. : A la retraite maintenant, comptez-vous apporter quelque contribution supplémentaire à la vie de votre Eglise ?
J.R. : A la retraite je compte faire mieux ce que je faisais auparavant, et participer à des réunions inter-ecclésiales pour éviter l’isolement de notre communauté, mais je ne prendrai pas d’autres responsabilités dans l’église. Chacun doit exercer ses dons et Dieu peut nous donner ce qui nous manque.
E.B. : Pour revenir à l’hôpital ! Vos observations vous permettent-elles d’estimer que le niveau de vie en milieu hospitalier s’améliore, s’élève ?
J.R. : Les soins que nous prodiguons aujourd’hui aux malades sont plus efficaces qu’il y a trente ans et plutôt moins dangereux. On peut espérer continuer sur cette voie. Par contre il ne faut pas parler de l’hôpital en général, car la qualité des soins peut varier d’un service à l’autre, et d’un hôpital à l’autre, et cette hétérogénéité varie dans le temps. L’appréciation de la qualité des soins est difficile en soi et l’état des lieux dans tous les hôpitaux reste à faire, contrairement à ce que certains articles voudraient faire croire. L’amélioration collective de la qualité demande une évolution des mentalités et des habitudes qui s’étale sur plusieurs années, avec un effort humble et persévérant.
E.B. : Si vous étiez ministre de la santé publique, quel changement rechercheriez-vous prioritairement ?
J.R. : Le ministre est à la tête d’une administration importante et complexe. Il faut prendre en compte les différentes directions au sein de son ministère, ainsi que les agences : agences régionales de l’hospitalisation dont les budgets sont votés par le Parlement et qui répartissent les moyens financiers dans chaque région. L’Agence Nationale d’accréditation et d’évaluation en santé, dont le domaine est la qualité des soins. L’Agence Française de sécurité sanitaire des produits de santé, l’Agence Française de sécurité sanitaire des aliments, l’Institut de veille sanitaire, l’Etablissement Français des greffes, dont les noms indiquent les champs d’action… Les sommes mises en œuvre pour la santé sont considérables, et la Sécurité Sociale distribue la majorité de ces fonds.
Les soins dispensés aux malades le sont d’une manière qui n’est pas planifiée par l’Etat. Les diverses corporations qui participent aux soins, les hommes politiques locaux (maires, conseillers généraux, députés, sénateurs) peuvent constituer des groupes de pression à des niveaux variables dans les prises de décision. C’est dire que l’initiation d’un changement dans une telle machinerie doit être laborieuse pour un ministère, et est inimaginable pour un médecin de mon niveau.
Je ne peux que me référer à ce que j’ai vécu depuis le début de mes études au milieu des années 50 jusqu’à ma retraite. Ma génération médicale a eu la chance de vivre une mise à niveau et une expansion technique qui n’a pas été trop gênée par des considérations financières. La mise à niveau était celle de la médecine en France après la deuxième guerre mondiale, car un retard important existait par rapport aux pays anglo-saxons.
A l’heure actuelle des bouleversements profonds ont commencé, à marches forcées, et vont se poursuivre pendant des années : restrictions budgétaires, contrôles financiers, contrôle de qualité, diminution et nouvelle répartition de l’offre de soins – et malgré tout nécessité d’intégrer les progrès techniques. Ces changements sont difficiles et l’outil financier est utilisé pour vaincre les réticences… La conjoncture donne un grand pouvoir aux financiers qui, s’ils manquent d’intelligence et de compétences dans l’aspect technique de la médecine et dans la direction des personnes, sombrent dans la brutalité et l’arrogance.
Si j’avais un souhait, c’est que l’on veille à la qualité des hommes et des femmes qui sont appelés à orchestrer de pareils changements et que des contre-pouvoirs s’installent qui puissent corriger les excès, car la fin ne justifie pas les moyens.
E.B. : II vous arrive sans aucun doute de conseiller des jeunes désireux de s’orienter dans une vocation médicale ; quels traits de caractère sont essentiels à votre avis, pour une telle orientation ?
J.R. : Je ne donne heureusement pas de conseils. Dans le comportement, j’apprécierais beaucoup le respect des personnes et l’honnêteté intellectuelle. J’ai été malade, longtemps et gravement, avant mes études, et ce qui me semble important, c’est d’être bien soigné (on s’en rend compte) par des personnes courtoises, et si cela se peut, raisonnables dans la juste rémunération de leur travail (ce qui n’est pas la recherche du meilleur rapport qualité-prix !).
E.B. : Un grand merci pour ce partage ! Vous nous avez laissé beaucoup de matière à réflexion.
Propos recueillis par Esther Buckenham