L’histoire de la cène dans l’histoire de l’Eglise1
par François-Jean Martin
Tout au long de son histoire, l’Eglise chrétienne a respecté l’ordre que le Seigneur a donné à ses disciples après leur avoir distribué du pain et donné la coupe : « Faites ceci en mémoire de moi ». Cependant, au cours des siècles, le sens du rite, la nature des éléments, le droit d’y participer et d’officier, ainsi que les effets de ce mémorial, ont donné lieu à de vifs débats et divisé l’Eglise.
Dans les premiers siècles
La cène est au cour du culte et de la vie chrétienne dans les premiers siècles. Dans le Didachè (sorte de liturgie et manuel pastoral de la fin du 1er siècle), l’accent est mis sur la condition spirituelle des participants, sur l’unité entre eux et avec toute l’Eglise universelle et sur l’action de grâces2.
Justin Martyr, dans sa 1ère Apologie vers 150 après J-C, explique à l’empereur Antonin le Pieux le déroulement de la cène en reprenant les aspects cités dans la Didachè et en insistant sur le fait que seuls les convertis baptisés peuvent y participer. Il dit aussi que ces éléments sont «…vraiment la chair et le sang de Jésus incarné…».
Evolution
Au 3ème siècle, apparaît une liturgie, avec des répons de l’assistance aux paroles de l’évêque, que la messe catholique a en partie conservée. Mais la liturgie reste encore un cadre, un modèle, dans lequel le prêtre peut exprimer ses propres mots pourvu qu’ils soient conformes à la saine doctrine. Cependant la structuration du culte se formalise, et s’impose dans toutes les Églises.
Dès le 2ème siècle on perçoit des glissements de sens. Le premier est l’assimilation de la cène aux sacrifices de l’A.T. Pour Irénée déjà, ce n’est plus seulement le sacrifice du Christ sur la croix qui est propitiatoire mais le sacrifice du Christ dans l’eucharistie.
Petit à petit on perçoit l’influence du paganisme ambiant : on croit que les éléments de la cène ont un certain pouvoir, par eux-mêmes, d’être des canaux de la grâce. C’est un premier pas vers la notion de sacrement. On parle de réalisme magique, et Ignace d’Antioche de « remède d’immortalité » pour ces éléments.
Au 3° siècle apparait une liturgie, avec des répons de l’assistanceaux paroles de l’évêque, que la messe catholique a en partie conservée. Mais la liturgie reste encore un cadre, un modèle, dans lequel le prêtre peut exprimer ses propres mots pourvu qu’ils soient conformes à la saine doctrine.
Cependant la structuration du culte se formalise et s’impose dans toutes les églises. |
Cyprien de Carthage est le premier Père de l’Eglise qui, en Occident, s’est fait le défenseur de la transsubstantiation, fondement de la doctrine catholique romaine du sacrement de l’eucharistie : les éléments de la cène deviennent des objets « saints » ; le prêtre, par son geste et ses paroles sacramentelles, permet la transformation du pain et du vin en corps et sang de Jésus. La cène prend en elle-même une vertu propre, elle est efficace et va petit à petit au cours du Moyen Age devenir moyen de salut.
Les conséquences furent immenses : l’assistance à la messe devint obligatoire pour obtenir le pardon des péchés, y compris ceux des défunts, et l’assurance de l’entrée au paradis ne fut plus qu’un espoir. Seules les nombreuses prières et messes pouvaient, par leur accumulation, permettre aux morts d’atteindre un jour le paradis. Les prêtres uniquement pouvaient administrer l’eucharistie et eux seuls avaient droit à la coupe3.
Cependant cette conception ne s’est généralisée qu’au cours du Moyen Age, non sans de nombreuses réactions. C’est Hildebert de Tours qui, en 1134, définit la doctrine de la transsubstantiation. Elle est adoptée par le 4ème Concile de Latran en 1215.
II faudra attendre Vatican II (1965) pour que les fidèles puissent prendre l’eucharistie sous ses deux éléments.
Les courants protestants
Luther
En 1517, Luther protesta contre l’enseignement d’un salut à gagner par ses propres mérites ou à acheter sous forme d’indulgences. Il voulut aussi réformer la doctrine de l’eucharistie.
Sur ce point, Luther a évolué selon qu’il s’en prenait aux « papistes » ou à d’autres réformateurs, Zwingli en particulier qu’il traita comme un ennemi. Sa doctrine restait liée à la notion de mystère ; les éléments consacrés sont, pour lui, à la fois pain et vin, et corps et sang du Christ. Cette présence simultanée est appelée consubstantiation.
La cène est bénéfique pour tous ceux qui la prennent (croyants ou non). Elle garde un caractère sacramentel pour Luther : paradoxalement, sa doctrine de la cène est en contradiction avec sa doctrine sur le salut par la grâce reçue par la foi.
Zwingli
A la lecture littérale de Luther, Zwingli opposa une interprétation symbolique. Pour lui, le verbe « être » n’indique pas une simple identité mais une relation entre un symbole et la réalité : ainsi lorsque le Christ dit : « je suis le chemin » ou « je suis la porte » ou « je suis le cep », il n’en devient pas pour autant réellement chemin, porte ou cep ; cependant, sur le plan spirituel, Christ est réellement le chemin ou la porte pour accéder au Père, et le cep qui donne la vie aux sarments (les croyants).
Le pain et le vin sont signes du corps et du sang de Christ. Zwingli s’appuyait sur la phrase : Faites ceci en mémoire de moi. La cène est un témoignage public de la foi, un acte en souvenir de l’oeuvre du Christ, une action de grâces, un acte communautaire.
Jésus est donc absent corps lors de la cène.4
Calvin
Calvin adopta une position moyenne entre Luther et Zwingli. Le corps de Christ est bien au ciel, mais le Christ, du ciel, est donné aux croyants par le Saint-Esprit : ils mangent et boivent (spirituellement) sa chair et son sang. « Ces signes, écrivait Calvin, sont le pain et le vin sous lesquels le Seigneur nous présente la vraie communication de son corps et de son sang. Mais c’est là une communion spirituelle, à laquelle suffit le lien de l’Esprit Saint, et qui ne requiert point une présence enfermée soit de sa chair sous le pain, soit de son sang sous le vin5 ». La cène ne confère donc pas le corps matériel de Christ aux participants croyants ou non.
Cependant cette doctrine est peu satisfaisante car elle lie une fonction de communication réelle (« théologie de réalité » de Luther) et une fonction symbolique (théologie de l’Esprit» de Zwingli). C’est une recherche de compromis dans un domaine où cela n’est pas possible. Pour Calvin le Christ est présent spirituellement dans la cène plus qu’aux autres moments du culte : on parle de la doctrine de la présence réelle.
La réforme radicale
Des collaborateurs de Zwingli (dont Conrad Grebel) tirèrent du principe de la Sola Scriptura (la parole seule), toutes les conséquences sur les deux ordonnances baptême et cène. Ils se réunirent entre eux, pratiquèrent le baptême des croyants et le repas du Seigneur entre enfants de Dieu. Ce courant anabaptiste proclama sa position dans la confession de Dordrecht.
La cène a deux significations : elle rappelle la croix du Christ et sa mort salutaire (mémorial) et elle donne un signe, un témoignage de la communion fraternelle entre les croyants. Le Christ est présent lors de la cène, comme il l’est continuellement avec les croyants (Mt 28.20) et plus particulièrement lorsqu’ils se rassemblent pour le célébrer (Mt 18.20). l’idée du sacrement a disparu.
Les Frères
Dans le grand courant revivaliste, héritier lui-même de la pensée théologique de la réforme, radicale, naît le Mouvement des Frères (début du 19ème siècle, avec A.N. Groves, M. Craik, J.G. Bellet, R. Chapman, G. Müller… puis J.N. Darby). Il s’est caractérisé par l’importance attachée au repas du Seigneur (due peut-être l’héritage anglican des fondateurs britanniques).
La cène offerte à tous chez les Frères n’empêchait pas une certaine rigueur et une discipline marquée par l’enseignement diffusé par les livres de J. N. Darby. Ces cinquante dernières années, cette influence s’est fortement atténuée (en France, en Suisse romande et dans les assemblées dites « progressistes » en d’autres pays), mais une discipline rigide s’est maintenue dans les Assemblées de Frères (dites darbystes ou exclusives).
Evolutions récentes de la chrétienté
Du côté catholique, pas de changements notables dans la doctrine enseignée dans le Nouveau Catéchisme préfacé par Jean-Paul II. L’importance de la participation eucharistique reste fortement affirmée. La transsubstantiation demeure la doctrine de base, mais on souligne davantage la présence du Christ que la façon dont elle s’opère.
Les luthériens et les réformés (calvinistes) se mettent d’accord et pratiquent une intercommunion (Concorde de Leuenberg en 1961). Le courant libéral ainsi que des théologiens comme Werner, Gounelle, s’élèvent contre le caractère sacramental de la cène.
Les Eglises protestantes historiques (luthériennes, réformées, baptistes et anglicanes) entrent en dialogue sur ce sujet. Et la commission « Foi et Constitution » du Conseil Oecuménique des Eglises publie à Lima en 1982 le texte de Convergence de la foi : Baptême, Eucharistie et Ministère. Il proclame une certaine unité entre les grandes confessions protestantes sur les trois aspects de la vie d’Eglise abordés et en particulier sur l’eucharistie.
Ce texte a pour but de rassembler, d’obtenir l’adhésion du plus grand nombre, aussi garde-t-il un caractère flou. Les signataires donnent-ils le même sens aux mêmes mots ? On peut parfois en douter. On y trouve des contradictions internes (voire des incompatibilités) pour tenir compte de tous les avis et permettre à tous de signer. Les approches pluralistes des théologiens modernes et le relativisme de la société y trouvent leur compte mais pas la clarté et la solidité théologiques. L’unité est aux dépens de la vérité.
Et nos Eglises C.A.E.F. ?
Ces trente dernières années, l’évolution de la société, le désir de reconnaissance officielle, une trop grande superficialité dans l’étude de l’Ecriture et la méconnaissance d’une théologie biblique, une non reconnaissance (non dite, mais trop réelle) des ministères, fragilisent nos Eglises. S’ajoute parfois à cela un certain laxisme (qui se manifeste moins dans le discours que dans les actes).
Sans vouloir retrouver une doctrine de tendance exclusiviste (ancien héritage de Darby), il nous faut néanmoins veiller à ne pas tomber dans un irénisme naïf et aveugle (voir l’article suivant sur l’intercommunion), ni dans une pratique parfois superficielle, voire désinvolte, de la cène.
F-J. M.
Enseigne-t-on toujours ce qu’est la doctrine de la cène dans nos C.A.E.F. ?
Est-on conscient encore de ce qui est en cause lors de la cène ? Rappelle-t’on encore les conditions à remplir pour prendre la cène et les avertissements qui l’accompagnent ?
Pratique-t-on encore la discipline dans nos Eglises ?
Ne sommes-nous pas tentés par la manifestation de l’unité aux dépens de la vérité ?
Autant de questions vitales pour l’avenir de nos Églises. |
NOTES
1. Cet article a été écrit à partir du cours de Théologie de M. PETER Rodolphe que j’ai eu le privilège de suivre lors de mes études, des livres d’Oscar CULLMANN et de Pierre CHAUNU et surtout de l’ouvrage d’Alfred KUEN : Le repos du Seigneur. Comme tout résumé, il comporte un certain nombre de raccourcis, voire de simplifications abusives. Elles sont de mon fait et non imputables à mes professeurs, c’est pourquoi je me suis permis de signer cet article dont le fond leur est dû.
2. Action de grâces se dit en grec : eucharistia, d’où le terme d’eucharistie employé progressivement dans l’Eglise primitive pour désigner la cène qui devait être prise avec actions de grâces.
3. L’évolution de la doctrine va de pair avec l’évolution des lieux de culte. La table de communion autrefois au centre, est reculée contre le mur est du sanctuaire, et remplacée par un autel. Puis on construira une séparation entre le choeur pour le clergé et la nef pour les laïcs : le jubé. On contemplait de loin l’hostie consacrée sur l’autel et cela devait suffire à procurer des bénédictions. On l’adorait et la promenait lors de la fête du corps de Christ dès le 13ème siècle.
4. Cette doctrine est proclamée dans la Confession helvétique postérieure (Henri Billinger).
5. Jean Calvin, Brève Instruction Chrétienne, écrite en 1537 ; adaptation en français moderne par R Courthial (Paris : Edit. Les Bergers et les mages, sd), p. 70-71.