Un juste salaire1
Par François-Jean Martin
Sous des appellations et des formes différentes, le salaire se présente comme la contrepartie de la prestation de travail dont le versement constitue l’obligation principale de l’employeur. 2
Que veut-on dire par un salaire juste ? Quel salaire mérite l’ouvrier ? La réponse à ces questions est délicate. Jean-François COLLANGE, qui fût un des mes professeurs de théologie disait à ce sujet qu’énoncer que « l’ouvrier mérite son salaire », c’est dénoncer toute rétribution qui ne s’appuierait pas sur un travail effectif, et toutes celles qui seraient sans commune mesure avec la réalité du travail accompli. L’établissement d‘un salaire minimum va dans ce sens mais quel est le minimum nécessaire pour vivre décemment ? Comment estimer objectivement les besoins ?
La quasi-totalité de ceux à qui on demande s’ils sont satisfaits de leur salaire, répondent par la négative estimant qu’il leur faudrait presque le double. Mais si quelqu’un voit son salaire doubler (à la suite d’une promotion ou d’un changement d’emploi), il suffit de deux ans pour que le nouveau salaire paraisse insuffisant !3 Notre société est une société de consommation entretenue par la publicité qui joue sur l’avidité et la convoitise. Toujours plus, car je le vaux bien !
Mais cela entraîne de nombreuses frustrations et fausse les relations sociales, on juge un homme à ce qu’il gagne : « Un tel vaut tant. » On constate de grandes inégalités de revenus, des privilèges acquis (conditions de travail, horaires, vacances, âge de la retraite, avantages en nature, stocks options, indemnités de départ démesurées…). On voit aussi des disparités dans les salaires entre hommes et femmes ; pour un même travail, on est loin d’un même salaire.
Il apparaît très difficile de dire ce qui est un juste salaire. Notre perception de la justice est liée aux comparaisons que nous pouvons faire avec d’autres. Aussi il n’est pas surprenant que de nombreux travailleurs ressentent comme une injustice les grandes disparités de rémunérations dont la raison est souvent difficile à comprendre. Il est donc nécessaire de s’interroger sur l’échelle des salaires.
L’éventail des salaires
II est normal et souhaitable que ceux qui occupent des positions de responsabilité, qui du fait de leurs compétences acquises à la suite de longues études ou d’une longue expérience sont difficilement remplaçâmes, qui ont osé entreprendre en prenant des risques donnant ainsi du travail à d’autres, qui ont prouvé par le sérieux de leur travail qu’on pouvait compter sur eux, gagnent plus qu’un débutant ou qu’un manoeuvre. Des salaires égaux pour tous, sans référence à la valeur du travail fourni, encourageraient la médiocrité, la paresse et le laisser-aller. Il est donc juste qu’il y ait un éventail des salaires.
L’espoir de gagner plus est un encouragement à bien travailler, à développer ses capacités, à mieux se former, à accepter des responsabilités. Cependant, d’autres raisons sont aussi importantes que la rémunération : aimer son travail, réaliser une oeuvre, se savoir utile. D’autres aspects, comme les conditions de travail, le temps libre, l’assurance du travail, la participation aux bénéfices, la solidarité sociale, font accepter des conditions de salaire moins avantageuses. Une trop grande échelle des salaires entraîne des dangers contre lesquels la Bible nous met en garde à savoir la cupidité (Col 3.5 ; Lc l2.15 ; 1 Tm 6.9), l’injustice (Lc 16.19-31)4 et le manque de cohésion sociale.
Face à la cupidité
La Parole de Dieu nous encourage à ne pas nous couler dans le moule du temps présent (Rm l2.1)5, de savoir modérer nos désirs (« Ne me donne ni pauvreté, ni richesse » (Pr 30.8)), de pratiquer le don et la générosité (2 Co 8.9 ; 1 Tm 6.18-19), de choisir sa profession en fonction non du gain maximum mais de son intérêt et surtout de son utilité pour les êtres humains. C’est également là que se placent le travail bénévole ou celui du conjoint au foyer.
Face à l’injustice
il faut rappeler ce que dit la Parole : la responsabilité des nantis face aux démunis (Jc 5.1-6), donner des salaires qui permettent aux travailleurs et à leurs familles de vivre décemment et pas seulement de survivre(Mt 20.1-16), refuser l’autonomie de l’économie qui obéirait à ses propres lois et refuserait toute morale. Aucun domaine de l’existence humaine ne peut échapper à la souveraineté de Dieu. Les nombreuses lois de l’Ancien Testament apparaissent comme des freins et des correctifs à « la loi du marché » qui est en réalité la loi du plus fort et qui s’établit aux dépens du plus faible. Dieu attend des autorités qu’elles oeuvrent pour le bien des plus faibles (Rm 13.1-7) et II condamne la Grande Babylone non seulement pour son luxe et sa débauche mais aussi pour son commerce et ses richesses en partie dus au trafic « des corps et des âmes d’hommes » (Ap 18.13). Aussi, même si nous ne sommes pas riches ou patrons, comme citoyens d’un pays démocratique, nous devons, lors du choix de nos dirigeants, tenir compte de ces valeurs dans nos votes. Nous pouvons aussi nous engager dans la vie politique (syndicalisme, charges représentatives diverses,…)
Face au manque de cohésion sociale
la Parole encourage à un partage équilibré de la richesse produite par le travail. Si la Loi protégeait les pauvres, ce n’était pas seulement à cause de la compassion de Dieu à leur égard mais aussi pour préserver le caractère communautaire du peuple d’Israël. L’année sabbatique (Dt 15.1-11) et l’année jubilaire (Lv 25.1-17) en témoignent fortement. En particulier pour la question des terres, qui a été chez nous un point fort du passé6 et reste un problème fort dans certains continents comme l’Amérique du Sud. Le Christ a aboli « le mur de séparation » entre catégories sociales (Ep 2.14) et les distinctions sociales sont sans valeur devant Dieu, il n’y a plus ni esclave ni libre (Ga 3.28).
La valeur d’un être humain ne dépend ni de ce qu’il gagne, ni de sa réussite professionnelle ou sociale mais de la grâce qui lui est faite en Jésus-Christ. De trop grandes différences économiques constituent un obstacle difficilement surmontable aux rapports humains, à la communication donc à la communion et à la communauté (1 Col 1.17-22 ; Jc 2.1-11). Une société cloisonnée n’est pas une société saine. Or nous avons créé des sociétés à deux vitesses, voire à plus… Ne parle-t-on pas de quart monde chez nous ! La France d’en haut face à celle du bas à qui l’Etat donnera du pain et du cirque – ou plutôt le RMI et la télévision !
Le rapport Nord-Sud doit aussi nous interpeller, notre aisance n’existe que sur le dos de la misère des pays dits en voie de développement. Nous vivons en France comme si nous possédions trois planètes (cinq pour les Etats-Unis) aux dépens de celle des autres pays et de celle de nos enfants.
Que nous soyons patron ou ouvrier, ces questions nous encouragent non seulement à une réflexion indispensable, mais aussi à traduire tous les jours les valeurs bibliques en action, en particulier dans cette question de justes salaires. Etant tous citoyens et consommateurs, nous avons à nous prononcer dans la question du commerce équitable, d’échanges Nord-Sud justes, dans les choix politiques, dans nos engagements et nos modes de vie. 7
F-J.M
NOTES
1. Cet article doit beaucoup au livre de M. Robert Somerville, L’éthique du travail, Editions Sator, Collection Alliance, 1989.
2. Définition de l’Encydopédia Universalis, Article : « salaire »
3. Jean Fourastié, Les 40000 heures, Robert Laffont&Gonthier, 1965, pp38s.
4. Les Pères de l’Eglise s’indignent eux aussi comme Ambroise de Milan : Ce n’est pas de ton bien que tu fais largesse aux pauvres. Tu lui rends ce qui lui appartient. Car ce qui est donné en commun pour l’usage de tous, voilà que tu te l’arroges. La terre est donnée à tout le monde, et pas seulement aux riches.
5. Jusqu’où, riches, étendez-vous vos folles envies ? Seriez-vous seuls à habiter sur la terre ? Pourquoi rejetez-vous celui qui partage votre nature et revendiquez-vous la possession de cette nature ? La terre a été établie en commun pour tous, riches et pauvres ; pourquoi vous arrogez-vous, à vous seuls, riches, le droit de propriété ? La nature ne connaît pas les riches, elle qui nous enfante tous pauvres… La terre nous a mis au jour nus, démunis de nourriture, de vêtement, de boisson : la terre reçoit nus ceux qu’elle a enfantés, elle ne sait enfermer dans un tombeau les limites de propriétés. Thomas d’Aquin dit : Quand les riches conservent à leurs fins personnelles une surabondance qui serait nécessaire à la subsistance des pauvres, ils les volent.
6. Transcription par A. Kuen, « Parole Vivante ».
7. Thème du film remake « Jacquou le croquant » qui vient de sortir.
8. Le Défi Michée est une campagne internationale dont le but est de mobiliser les chrétiens contre la pauvreté par l’engagement des chrétiens envers les pauvres et l’interpellation des dirigeants afin qu’ils accomplissent les Objectifs du Millénaire pour le Développement.