Forces et faiblesses du travail selon la Bible

 

 

Par François-Jean Martin

 

 

« Le bien le plus précieux de l’homme, c’est l’activité. » Pr 12.27)

 

 

« Celui qui croise les bras est un insensé et il se détruit lui-même. H vaut mieux une main pleine de repos que deux mains pleines de travail à courir ainsi après le vent » (Ec 4.5-6)

 

 

« Quel avantage celui qui travaille retire-t-il de la peine qu’il se donne ? » (Ec 3. 9)


« J’ai entrepris de grands travaux. Je me suis bâti des maisons. Je me suis planté des vignes. Je me suis aménagé des jardins et des vergers et j’y ai planté des arbres fruitiers de toutes sortes. Je me suis fait des bassins pour irriguer des pépinières où croissent des arbres…
Oui j’ai joui de tout mon travail et c’est la part que j’ai retirée de toute la peine que je m’étais donnée pour les accomplir. Et je me suis rendu compte que tout est dérisoire : autant courir après le vent. Il n’y a aucun avantage à tout ce qu’on fait sous le soleil.
» A(Ec 2.4; 10-11)

 

Aborder ce sujet en quelques pages n’est pas évident, surtout qu’il s’agit d’une réalité qui occupe une grande partie de notre vie. C’est un élément majeur de nos pensées, de nos soucis, de nos échanges soit à cause de la réalité des difficultés à l’exercer soit à cause de son absence.

 

On parle souvent du travail dans la Bible. Mais on y chercherait en vain un cours de théologie ou d’éthique sur ce thème. Les textes qui y font référence appartiennent à des genres littéraires très différents (récits fondateurs, lois, prophéties, conseils de sagesse, lettres pastorales, etc.). Ils semblent parfois se contredire. Mais on peut, à partir de tous les textes, construire une théologie du travail cohérente qui permette d’assumer les contradictions.

 

Robert Somerville dans un solide ouvrage qui fait référence1 dit : « Deux perspectives dominent la conception biblique du travail humain : d’une part, le travail est considéré comme une bonne chose, voulue par Dieu pour le bien et la joie de l’homme ; d’autre part, il apparaît comme un fardeau, une source de souffrances. »

 

 

Le travail : un don

Les premières lignes de la Bible nous montrent Dieu au travail. Dieu crée l’homme à son image. Dieu place l’homme dans le jardin (Ge 2.8) pour le cultiver et le garder. Il reçoit donc l’appel à être agriculteur, jardinier mais aussi gérant de cette Terre. Il a mission de gestionnaire écologiste : il doit la garder, veiller sur elle. Le jardin n’est pas un lieu de farniente, on y travaille mais le travail de l’homme à l’image de celui de Dieu n’est pas pénible.
 

Il le devient seulement avec la chute. Les textes de Genèse 3.17 et 3.19 prouvent bien cette réalité. L’homme accomplit aussi dans le jardin un travail de biologiste, il identifie les animaux, les sépare les uns des autres et de lui-même, il les classe.
 

Le travail de l’homme est participation à la création, au plan de Dieu. C’est un rôle de collaborateur. Son travail reflète celui de Dieu. Le décalogue met en parallèle les six jours de la création avec la semaine de travail des humains (Ex 20.7-11). Le travail est donc un don de Dieu. Jésus a donné l’exemple. Il est fils d’artisan, il a certainement travaillé dans l’atelier et les chantiers de son père. Dans sa vie terrestre, il a surtout porté un bleu de travail On est loin de la conception grecque qui par le mythe de Prométhée conçoit l’homme comme un rival des dieux. Dieu, lui, fait confiance aux hommes, il se dépouille pour les enrichir, il leur confie une mission et bénit leur oeuvre (Dt 30.9).
 

Le travail n’est pas méprisable, c’est un droit pour tout homme. C’est pourquoi le chômage est un fléau qu’on ne peut tolérer car on nie l’image de Dieu dans l’homme. Dieu condamne sévèrement ceux qui privent des hommes d’un travail alors qu’ils détiennent économiquement le pouvoir de leur donner et de leur accorder un salaire (Dt 24.14-15 ; Jc 5.1-5). Calvin considérait que priver quelqu’un de travail était un crime.

 

 

Le travail : un accomplissement

II est normal que Dieu commande à l’homme de travailler : « Tu travailleras six jours et tu feras tout ton ouvrage. » (Ex 20.9), puisqu’il en a fait son intendant. Les chrétiens de Thessalonique de culture grecque pensaient que le travail était un mal à éviter si possible et que la perspective du retour imminent du Seigneur portait à considérer la vie terrestre comme sans valeur. Aussi Paul leur écrit en donnant son propre exemple : alors qu’il aurait pu profiter du droit attaché à sa fonction, il a travaillé afin de n’être à charge de personne. Il leur dit « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. ». Puis il conclut : « Pour vous, frères, ne vous lassez pas de faire le bien. » (2Th 3.6-13). Un des sens du travail est donc de faire le bien, de rechercher ce qui est utile aux autres, au lieu de vivre en parasite, à leurs dépens.2
 

C’est pourquoi la Bible condamne la paresse qui est source de misères : l’oisiveté ne nourrit pas son homme. En outre le travail contribue à développer la vie sociale, les relations avec autrui ; par son travail l’homme participe à une oeuvre commune. Ainsi l’homme peut se réjouir de son travail, en être fier, il accomplit une oeuvre. C’est le sens positif du mot grec « ergon » qui traduit plusieurs mots hébreux de l’Ancien Testament pour l’habileté humaine : le chef d’oeuvre comme dans Exode 35.30-35, mais aussi l’idée d’accomplissement (Gn 2.1-3) et celle de service (Ex 35.24). 3
 

En faisant de son activité une oeuvre, en la reliant à un projet utile commun, l’homme est un reflet de Dieu par son travail, il peut s’en réjouir et y trouver un sens.

 

 

Le travail : une souffrance

Le Nouveau Testament utilise d’autres termes comme « kopos » pour indiquer la peine, l’effort, la souffrance liés au travail. Le labeur des hommes n’est pas toujours joie et liberté. Il peut être peine, contrainte et frustration. C’est une conséquence de la chute qui a faussé l’ordre créationnel (Gn 3.17-19). Il faut noter ici que le travail n’est pas devenu une malédiction en soi, mais plutôt les conditions dans lesquelles il s’exercera. Le travail n’est pas devenu une chose mauvaise mais une chose pénible. C’est ce que souligne l’expression « à la sueur de ton front » Pour essayer de faire comprendre sa souffrance Job se compare à un ouvrier salarié (Jb 7.1) et Paul, pour encourager Timothée à souffrir pour Jésus-Christ, lui donne l’exemple du laboureur qui peine (2 Tm 2.3-6).
 

L’esclavage des Israélites en Egypte souligne la dure condition des travailleurs, aggravée par les mauvais traitements. La Bible montre le souci de Dieu pour protéger les ouvriers (Dt 5.14 ; 24.14-15) et les Prophètes comme l’Apôtre Jacques contrent ceux qui s’enrichissaient aux dépens de leurs ouvriers (Jr 22.13 ; Am 2.6-7 ; Jc 5.4). Le mot français « travail » rappelle cette réalité puisqu’il dérive du latin « tripalium » qui était un instrument de torture.
 

La plupart des hommes ne travaillent pas par plaisir, par libre choix, mais par nécessité, contraints par le besoin. L’absence de travail signifie la pauvreté, la misère.
 

Il faut aussi dire que le travail enrichissant pour toute la personnalité, n’est plus la réalité de la majorité. Un labeur épuisant, salissant, mal considéré, qu’on n’a pas choisi et qui n’a ni utilité ni sens à ses yeux et à ceux de la société, ne valorise guère le travail. On est loin du bel ouvrage de l’artisan. Le travail dépersonnalisé, en miettes, répétitif, sans fin, aux cadences infernales, surveillé, chronométré (cf. « Les temps modernes » de Chaplin), n’attache pas à son poste et est une atteinte à la dignité de l’homme. En outre, l’éventail démesuré des salaires, les profits exorbitants de certains, le passage dans l’entreprise du pouvoir des entrepreneurs aux financiers, la situation des syndicats, donnent aux travailleurs le sentiment d’être exploités et d’être impuissants à faire évoluer cette situation. A quoi bon s’investir et se fatiguer, si c’est un autre qui doit profiter de mes efforts ?
 

On ne croit plus au progrès qui fera naître un monde meilleur du labeur humain. Le travail n’a plus qu’une valeur marchande, celle-ci n’est pas porteuse d’utopies !
 

Avec le terme « ergon » le travail peut aussi désigner une oeuvre mauvaise. Ainsi tout travail n’est pas utile, il peut même être mauvais. Pour les hommes, le travail voit parfois sa réalité dévoyée, il devient combat, conquête, lutte pour la suprématie, pour le pouvoir. Le travail n’est plus pour le bien commun des hommes mais les hommes sont instrumentalisés pour le profit d’un seul ou d’un groupe. Source de richesse et de pouvoir, il est une fin en soi et justifie tous les moyens.
 

Même quand le travail est choisi et qu’il réalise une oeuvre, celle-ci reste vanité et son acquis ne suit pas le travailleur dans la tombe. Face à la mort, à quoi sert tout ce pourquoi il a travaillé ?

 

 

Le travail : bonheur et malheur

 

Même pour le réaliste Ecclésiaste – certains diraient pessimiste – il est encore possible à l’homme de travailler dans un monde pécheur à une oeuvre dont il peut se réjouir. Même si ses efforts sont accompagnés de peine, ils ne sont pas inutiles. Dieu est disposé à bénir le travail de l’homme et ce travail est source d’accomplissement. Il permet à l’homme de gagner son pain, ce qui est motivation honorable pour le travailleur, « l’ouvrier mérite son salaire » (Lc 10.7). Cela procure à l’homme une satisfaction légitime (Pr 30.8-9). Le salaire peut permettre non seulement l’aide des siens mais aussi celle de ses frères en la foi et celle de ses prochains. La productivité n’est plus une fin en soi.
 

La Bible ne donne pas d’indication précise et impérative sur le choix d’un système économique ou politique. Elle définit plus un esprit, une inspiration, des principes plutôt que des formes rigoureuses. Ainsi chaque système gardera une valeur relative et seconde. Ce qui signifie qu’à l’image de l’homme, nul système humain n’est parfait. Par là, le chrétien est soigneusement mis en garde contre toute idolâtrie, économique ou politique. Si la Parole reconnaît la propriété et la responsabilité individuelle, elle appelle aussi au partage et même, avec l’institution du jubilé, à la redistribution des terres et à la remise des dettes. Elle empêche la pauvreté et l’indigence héritées. Elle rappelle aussi la séduction des richesses et leur danger sans pour autant les diaboliser.
 

La valorisation extrême du travail par nos sociétés, le travail conçu comme une fin en soi, la valeur qui justifie qu’on lui consacre sa vie, qui est le sens ultime de l’existence, a pour corollaire l’exclusion et la marginalisation des chômeurs, des jeunes, des retraités, de certains handicapés et des malades. Il faut savoir définir une personne par autre chose que son métier ou son salaire. Pour garder les humains de tout attendre de leur travail (Ex : le travail fut sa vie !) Dieu a donné à son peuple le commandement du repos (Ex 20.8-11 ; Dt 5.12-15). Jésus indique (Mc 2.27) que ce commandement doit être pour l’homme une libération et non une contrainte. Par cet ordre Dieu montre qu’il y a plus que le travail et qu’il prend soin de sa créature. L’homme ne vit pas seulement pour travailler. Ne pas savoir s’arrêter c’est se croire indispensable. Clémenceau disait : « Les cimetières sont pleins de personnes indispensables ».
 

Le travail exprime et enrichit la personnalité de l’homme qui, en mettant en valeur ses dons, s’accomplit lui-même. En créant l’homme à son image, en l’associant comme intendant, Dieu a honoré l’homme. Ce dernier était comme les animaux, façonné de la poussière du sol et non un pur esprit, ce que soulignait son nom Adam « le terreux ». En travaillant, l’homme prend sa vraie place dans la création. Il s’inscrit là dans une réalité communautaire.
 

Le service est le mot clé de la conception biblique du travail, il lui donne sa valeur et son sens. Aucune tâche n’est alors méprisable, puisqu’elle a valeur de service et est expression de Dieu et de l’amour du prochain (Ga 5.13 ; 1 Jn 4.18). Jésus nous a donné l’exemple. Cette conception du travail apparaît dans le mot français métier qui vient du latin « ministerium » service. En Christ, le travail peut retrouver du sens.
 

Par son travail l’homme accomplit le mandat que Dieu lui a confié et par sa collaboration il glorifie Dieu (1 Co 10.31 ; Col 3.17). S’il y a pour le travail une espérance éternelle comme source de bonheur dans la cité céleste selon des textes bibliques (Ap 14.13 ; 1 Co 15.58 ; Lc.16.9), les chrétiens peuvent être source d’espérance déjà ici-bas en mettant leur éthique du travail en oeuvre, soit comme patron soit comme employé. Des chrétiens engagés ont été à la source de progrès dans l’entreprise, de conditions de travail plus justes, de la participation aux bénéfices et aux décisions, du syndicalisme. Les chrétiens peuvent être encore lumière et sel de la Terre dans le monde du travail.

 


F-J.M.

 


NOTES

 

1. L’Ethique du travail. Collection Alliance, Editions Sator, 1989 page 29.
 

2. Ce paragraphe doit beaucoup au travail de Robert Somerville déjà cité plus haut.
 

3. Le mot « ergon » n’a pas toujours un sens positif, il désigne les actions humaines en général bonnes ou mauvaises. C’est le contexte qui en révèle le sens