« Un seul Dieu. un seul médiateur. »
par Daniel BRESCH
Cette question touche le thème biblique fondamental du salut1 , de la rédemption2 et de la réconciliation3.
La médiation désigne un aspect particulier de ce processus. Tout au long de la révélation biblique, ces concepts s’entrecroisent et se complètent.
Si le vocabulaire relatif au salut et à la rédemption est riche et varié, en hébreu et en grec, le terme même de médiateur est peu fréquent. Mais l’idée est très présente, sous diverses formes.
Dans le domaine des relations humaines on entend par médiation l’intervention d’un agent médiateur entre deux parties opposées, non pour arbitrer le conflit ou se poser en juge, mais pour faciliter la rencontre, impossible sans cette entremise. Il s’agit d’encourager l’écoute, d’ouvrir le dialogue, de trouver des voies d’accord, afin d’aboutir à la réconciliation entre deux offenseurs et offensés.
On trouve dans toutes les religions, sous une forme ou une autre, la même constatation et le même besoin : l’homme est en danger face à un monde transcendant et distant, peuplé de forces menaçantes et de divinités irritées. La médiation sera donc recherchée par des moyens naturels ou surnaturels, dont des prêtres, héros, magiciens, sorciers ou autres médiums ont le secret, afin de se rendre favorables ces autorités cachées et hostiles.
Selon la perspective des Ecritures, un désaccord total fait d’incompréhension et de rébellion s’est créé entre Dieu et les hommes. Comment renouer le contact ? Comment ramener la paix ? Quel médiateur jettera le pont sur l’abîme ? Job l’a bien entrevu : « .. .c’est Dieu que j’implore par mes larmes. Puise-t-il être l’arbitre entre l’homme et Dieu, entre l’être humain et son compagnon ! » (16.2l)4
L’Ancien Testament cite plusieurs cas de médiations : Abraham, intercédant pour la population de Sodome (Gn 18.16ss). Mais l’exemple type du médiateur est Moïse, intercesseur pour son peuple (Ex 32.30-32), homme de confiance pour Dieu (Nb 12.6-8 et Hé 3.2). Porte-parole de Dieu, il a pour mission de transmettre au peuple d’Israël les termes de l’Alliance, c’est-à-dire la Loi et le culte (Ex 19.7 ; 24.3-8 ; Lv 26.46 ; Dt 5.1, 4 et Ac 7.38 ; Ga 3.19). L’expression « par l’intermédiaire de Moïse » est employée une trentaine de fois dans le Pentateuque et les Livres Historiques.
En Moïse et à sa suite, on voit se dessiner essentiellement deux modes de médiation entre Dieu et l’homme, suivant la partie interpellée :
– le mode prophétique dont la fonction est la transmission d’un message de la part de Dieu à l’homme. Le prophète est un envoyé de Dieu pour révéler, proclamer et interpréter sa parole.
– le mode sacerdotal dont la fonction est l’accession à Dieu de la part de l’homme. Le prêtre est consacré – mis à part – pour plaider la cause des hommes, par le moyen des offrandes sacrificielles (Lv 9.7) et obtenir le pardon et la réconciliation.
La venue de Jésus ouvre une ère nouvelle : il est le héraut de la bonne et joyeuse nouvelle du règne de Dieu tout proche (Me 1.1, 9-11,14-15). Il revendique clairement la mission et la fonction de médiateur dans des paroles sans équivoque (Jn 14.6 ; Mt 11.27). Les apôtres le proclameront explicitement (1 Tm 2.5 ; Hé 8.6 ; 9.15 ; 12.24). « Jésus médiateur n’est pas un simple tiers, un moyen qui, par son intercession, ‘médiatise’ une relation des hommes avec Dieu ; il est celui en qui, à jamais, s’opère la communion entre Dieu et les hommes » .5
Fils de Dieu incarné (Jn 1.14 ; Hé 2.14), il est médiateur d’une alliance nouvelle, supérieure et meilleure (Hé 9.15 ; 12.24 ; 8.6 ; cp. 7.22). Les médiateurs qui l’ont précédé étaient des précurseurs dans le plan divin. Mais la médiation obtenue est, à l’usage, apparue comme incomplète et insuffisante (Ga 3.10s ; Hé 10.1-4).
La médiation unique et exclusive de Jésus-Christ se manifeste de plusieurs manières :
– Il est médiateur dans la création (Jn 1.3, 10 ; Col 1.16 ; Hé 1.2).
– Il est médiateur, car seul véritable porte-parole de Dieu (Jn 1.14,17-18 ; 17.6-8 ; 2 Co 4.6). En cela il accomplit le minis-tère prophétique de révélation, de proclamation et d’interprétation de la volonté de Dieu.
– Il est médiateur par sa vie et ses actes, sa mort sur la croix et sa résurrection. C’est dans cette oeuvre de salut et de rédemp-tion que son intervention médiatrice est la plus éclatante (Jn 3.17 ; Ac 4.10-12 ; Rm 3.24-25 ; 2 Co 5.18-19 ; Ep 1.7 ; Col 1.14,20). En cela il remplit parfaitement le ministère sacerdotal de réconciliation du pécheur avec Dieu en devenant lui-même victime expiatoire (Hé 2.17-18 ; 7.24-26 ; 9.11-14).
– Il est médiateur pour le don de son Esprit à tous ceux qui viennent à lui (Jn 7.37-38; 14.16 ; Rm 8.16-17).
– Il est médiateur dans sa position à la droite du Père, représentant la nouvelle humanité et intercédant pour elle. Dieu a couronné son oeuvre par la résurrection et l’ascension qui scellent à jamais l’unicité et la perfection de sa médiation (Hé 1.3-4 ; 1 Co 15.14, 17). En cela il accomplit le ministère royal de justice, de libération et de protection. Son règne a déjà commencé ! (Mt 3.2-3 ; 28.20b ; Luc 17.20-21 ; Jn 16.33 ; Ap 11.15).
En résumé, la médiation du Christ décrite par le Nouveau Testament a un double aspect :
– une action liée à sa fonction : il est l’agent du salut.
– la condition liée à sa position : il réunit en lui-même Dieu et l’homme, le ciel et la terre.
Etant donné de telles prérogatives de la personne et de l’oeuvre du Christ, il faut se poser la question : Y a-t-il place pour une autre médiation ? La réponse à cette question détermine l’orientation théologique et ecclésiologique des Eglises.
En effet, certains glissements se sont produits pour de multiples raisons, aussi bien dans la communication du message du salut que dans le ministère de médiation du salut. En principe, la communauté des disciples de Jésus, en tant que peuple de la Nouvelle Alliance, remplit le ministère sacerdotal par son témoignage, sa vie, son culte (1 P 2.5, 9 ; Ap 1.5-6 ; Rm 12.1)
II n’y a plus de caste sacerdotale (hieros) distincte du peuple (laos). C’est ce qu’on appelle le «sacerdoce universel». Les ministères (diaconiaï) – apôtres, prophètes, pasteurs, enseignants, évangélistes, épiscopes, anciens, diacres… – existent dans leur diversité et selon les dons (charismata) accordés par l’Esprit Saint, mais sont compris comme des services dans la communauté.
Dès les deuxième et troisième générations, pour faire face aux déviations morales et doctrinales, on institue des ministères ordonnés. Un à deux siècles plus tard, le ministère d’autorité spirituelle et pastorale est de plus en plus conçu comme une prêtrise seule habilitée à dispenser les sacrements et effectuer les actes liturgiques rituels, donc à faire la médiation entre Dieu et les hommes.
Parallèlement, la notion de «communion des saints», c’est-à-dire des apôtres et martyrs maintenant dans la présence de Dieu, va engendrer des expressions de piété particulières à leur égard (dédicaces des églises, commémorations, pèlerinages, jours consacrés…). Certes, l’adoration due à Dieu seul et au Christ, son Fils, Seigneur et Sauveur, demeure le fondement et le centre du culte. Mais on passe de l’hommage rendu aux saints à une vénération alimentée par des récits édifiants. Ensuite la confiance accordée à leur intercession auprès du Seigneur, ouvre la voie à leur invocation.
Assez vite, parmi les saints, une place spéciale est attribuée à Marie, la mère du Seigneur. Personne unique et exceptionnelle, elle jouit d’une prédilection dans laquelle le facteur féminin et maternel, de compassion, jouera un rôle de plus en plus marqué, au cours du Moyen Age, Jésus étant perçu comme un juge sévère. Les salutations d’Elisabeth à sa cousine « Bénie sois-tu entre les femmes… » (Lc 1.42) et des femmes à Jésus « Heureux le ventre qui t’a porté… » (Lc 11.27) sont les premiers éléments de prière à Marie. C’est surtout le « fait… » (Lc 1.38 : « qu’il me soit fait selon ta parole ») qui focalise l’attention sur son consentement à «collaborer» au plan de Dieu.
Les interprétations théologiques viendront plus tard renforcer des traditions appuyées sur des éléments apocryphes, pour aboutir depuis deux, trois siècles à des doctrines promulguées comme dogmes – vérités révélées. « La tradition catholique romaine a exalté ce rôle d’auxiliaire de l’oeuvre de son fils, en insistant tantôt sur la réception du salut (Marie médiatrice de la grâce), tantôt sur le salut lui-même (Marie coopérant au salut, corédemptrice) »6 . La conception de Marie Médiatrice fut affirmée avec force en 1891 par le pape Léon XIII dans une encyclique : « Rien ne nous est accordé si ce n’est par Marie, comme Dieu le veut. C’est pourquoi, de même que personne ne peut s’approcher du Père suprême si ce n’est par le Fils, de même on ne peut à peine s’approcher du Fils si ce n’est par sa mère. »
Malgré les attentes, voire les pressions d’un pan traditionaliste important de l’Eglise catholique romaine, ni la médiation, ni la co-rédemption de Marie n’ont été proclamées comme dogmes7 . Le concile Vatican II (1962-65) a « manifesté assez nettement une volonté, finalement majoritaire, de maintenir fermement la foi chrétienne dans la seule médiation et rédemption du Christ », sans pour autant ignorer le rôle de Marie comme médiatrice, même si c’est avec quelques réserves. Remis en question parfois, le culte mariai demeure.
Cependant « tout chrétien évangélique devrait pouvoir respecter sans difficulté la personne de Marie pour sa qualité unique de mère de Jésus-Christ; il devrait aussi être capable de l’aimer et de l’admirer pour son exemple d’humilité, de disponibilité, d’obéissance, de foi, de persévérance et d’abnégation… »
En effet, « dans les textes des Evangiles, Marie ne demande pas à ses contemporains de la servir ou de devenir ses disciples. Elle a plutôt dirigé ceux qui venaient à elle vers son fils Jésus : ‘Faites tout ce qu’il vous dira’ (Jn 2.5). Elle ne s’est jamais placée sur un même plan que Jésus, se souvenant certainement de l’annonce faite à Joseph : ‘Elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus ; c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés’ (Mt 1.21)... »
Alors, les catholiques et les protestants, dont les évangéliques, doivent tenter de mieux comprendre leurs positions respectives, parfois éloignées des images et des idées qu’ils s’en font… » Dans ce sens « les catholiques sont appelés par les évangéliques, à la justesse et la sobriété biblique et christologique, comme les y invitait déjà te Concile Vatican II : la vraie dévotion ne consiste ni dans des sentiments stériles et passagers, ni dans une vaine crédulité,… elle procède de la vraie foi. » (Constitution sur l’Eglise ‘Lumen Gentium’n°67). 8
D.B.
NOTES
1. Le salut constitue le grand projet de Dieu face à l’humanité à la dérive depuis la tragique rupture avec son créateur, parce que Dieu ne veut pas sa perdition mais désire la soustraire au danger mortel.
2. Le terme de rédemption décrit la délivrance comme un rachat ou affranchissement d’un état d’esclavage, par lequel Dieu s’acquiert un peuple, son peuple.
3. La réconciliation désigne le rétablissement de la paix entre Dieu et l’humanité aliénée et révoltée contre lui.
4. Cp. Jb 9.33. Il est intéressant de noter que l’ancienne version grecque, dite Septante, traduit arbitre par médiateur.
5. X.-L. Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testament
6. J.-Y Lacoste, Dictionnaire critique de théologie
7. Comme l’ont été ceux de l’Immaculée Conception (en 1854, par le pape Pie IX) et de l’Assomption (en 1950, par Pie XII).
8. Extraits de la notice «A propos de Marie et du culte marial», du dossier «Des catholiques et des éuangéliques se questionnent mutuellement», travail conjoint de l’Entente des Eglises Evangéliques Libres de la Communauté Urbaine de Strasbourg et de l’Antenne Evolutions Religieuses et Nouvelles Religiosités, service pastoral de l’Eglise catholique en Alsace. Pour plus de détails, s’adresser à l’auteur de l’article.