Exaucement des prières et souveraineté de Dieu
Par Blocher Henri
Extrait d’une conférence donnée par Henri Blocher au Centre Evangélique de Lognes en novembre 2006, avec permission1
Comment la prière obtient-elle ce qu’elle a demandé ?
C’est ce qu’on appelle l’efficacité de la prière (ou son « efficace », synonyme un peu vieilli mais plus élégant) et beaucoup y voient le problème de la prière : « Autant le non-exaucement d’une prière constitue un problème de spiritualité, autant son exaucement demeure un problème de théologie », déclare Emile Nicole2 .
L’Ecriture comme l’expérience l’attestent : la présentation des requêtes est suivie de la réalisation des choses souhaitées, elle se montre très puissante (polu ischueï, Jc 5.16) par rapport à son objet, même lorsque celui-ci est bien distinct de la personne de l’orant. La prière « change les choses », elle modifie des états de fait ; au moins dans certains cas, on a le droit d’ajouter que ce changement n’aurait pas eu lieu si la prière n’avait pas été faite.
Pourquoi y a-t-il problème ? A cause de l’enseignement biblique sur la souveraineté de Dieu, et son plan établi (en gros et en détail, pas d’échappatoire) dès avant la création : « Nous avons été mis à part, prédestinés [v.4, avant la fondation du monde] selon le projet de celui qui opère tout selon la décision [ou délibération, boulé] de sa volonté » (Eph 1.11).
Comment la prière, dont nous prenons l’initiative, peut-elle changer des choses déterminées depuis l’éternité ?
Un premier point exige une entière netteté. La puissance ne réside pas dans la prière elle-même, ni comme formule, ni comme exercice. Le paganisme attribue souvent l’efficace à renonciation même des paroles, chargées d’énergie sacrée. Ainsi des prières du Rig-Véda et des 74.000 vers que les prêtres, qui les ont appris par cœur, doivent réciter sans une seule faute pour obtenir l’effet voulu3 . Ainsi de celles que devaient prononcer prêtres ou magistrats romains, à l’époque biblique4 . L’Ecriture est indemne d’une telle superstition.
Contrairement à l’opinion de certains critiques, qui projettent volontiers sur la religion révélée d’Israël les schémas qu’ils ont trouvés dans le paganisme avoisinant, l’Ancien Testament ne confère pas aux formules prononcées une force propre, en quelque sorte magique5 ; c’est l’autorité du patriarche, par exemple, dans le contexte institutionnel prévu, selon les conventions sociales et dispositions de l’alliance divine, qui s’exerce dans la bénédiction, et non un pouvoir appartenant aux mots eux-mêmes ; la parole prophétique, parole par excellence, ne se réalise pas par sa propre énergie, mais parce que YHWH veille sur sa parole pour l’accomplir (Jr 1.12). Jésus attaque toute conception favorisant l’illusion d’un exaucement assuré à force de prière(s) (Mt 6.7). L’efficacité ne dépend pas de la répétition (redites), de la longueur (le « Notre Père » est nettement plus bref que la principale prière du judaïsme de l’époque, les « Dix-huit bénédictions »), du temps consacré à la séance.
« Beaucoup de personnes croient en l’efficacité de la prière, mais peu de personnes prient. » E.M. Bounds |
José M. Martinez l’écrit avec force : « II serait (…) absurde de mesurer en unité de temps la qualité, l’intensité et l’efficacité de la vie de prière. Elle ne se mesure pas avec un chronomètre… » ; il continue, cependant : « mais plutôt avec un baromètre qui indiquerait la ‘pression’ spirituelle de celui qui prie »7 . Si cette image peut se prendre de façon positive, comme on va voir, elle risque aussi d’aiguiller sur une voie de garage (ou pire). Il ne faudrait pas croire que l’efficacité de la prière procède de sa ferveur, de son intensité émotive, du bouillonnement affectif qu’on lui associe.
Une traduction inexacte de Jacques 5.16 en a égaré plus d’un : le texte ne parle pas d’une prière « fervente », mais qualifie la prière du juste, qui « a une grande force », par le participe énergou-ménè, participe au moyen (selon son emploi habituel dans le Nouveau Testament), signifiant « s’exerçant, s’exprimant » (comme en 2 Co 1.6, Ga 5.6, Ep 3.20) ; il ne s’agit pas de distinguer la prière efficace par une qualité particulière mais d’encourager par une promesse.
La prière de celui que Dieu agrée (le juste) peut beaucoup quand on la met en œuvre 8. C’est encore une idée typiquement païenne que celle de la force ajoutée par la frénésie : Jacques Ellul avertit qu’ajouter le nom de Jésus-Christ à des phénomènes proches du comportement des derviches tourneurs « est simplement démoniaque »9 .
Comment donc la prière agit-elle ?
La réponse est d’une enfantine simplicité. C’est une parole adressée à Dieu : elle agit sur Dieu, elle le touche. L’analogie appropriée est celle de ce petit bambin charmeur dont la demande fait « fondre » ses parents. Et si l’on juge l’anthropomorphisme (ou pathétisme) trop audacieux, qu’on relise Jérémie 31.20 où Dieu s’étonne lui-même d’être à ce point ému de compassion, pour Ephraïm, son enfant chéri !
La prière change-t-elle alors le plan de Dieu ?
La prière change-t-elle alors le plan de Dieu ? C’est ce qu’affirmé le prétendu « théisme ouvert » de Clark Pinnock (l’auteur le plus connu), David Basinger, William Hasker, John Sanders (ils prolongent l’anthropomorphisme par cette proposition dogmatique). Le Dieu qu’ils prêchent, un Dieu qui doit prendre des risques parce qu’il ne peut connaître l’avenir avec certitude, est influencé par ses créatures10 , et sa divine activité est parfois dépendante de nos prières librement offertes »11 .
Franchement, s’ils avaient raison, je tremblerais à chaque pas dans le monde ! S’il fallait compter sur les initiatives humaines pour améliorer le plan de Dieu ! Devant les douloureuses énigmes de la vie, je me confie en dernier recours à la sagesse de Dieu, que je sais, si mystérieuse et même « opaque »qu’elle puisse m’apparaître, infiniment supérieure ; mais si celle de Clark Pinnock est en passe de l’emporter… Il est remarquable, dans l’Ecriture, que les exemples les plus nets de prière exaucée (au sens de la réalisation de la chose demandée) nous montrent l’accomplissement, et non pas la modification, du plan originel de Dieu. La grandiose prière de Daniel (Dn 9) se fonde sur la sûre prophétie des 70 ans (Dn 9.2), au moment où ce délai touchait à son terme.
L’efficacité même de la prière de repentance des Ninivites (Jon 3.8-10), souvent invoquée par les tenants de la mutabilité des plans divins (« Dieu se repentit »), prouve avec éclat le contraire : tout le récit montre que Dieu avait envoyé Jonas dans la grande ville précisément pour obtenir ce résultat, et Jonas, qui n’en voulait pas, l’avait fort bien compris : « C’est bien ce que je disais… » (Jon 4.2) ; le changement d’attitude concrète du Seigneur, de la colère à la compassion, était l’exécution de son dessein. Et que dire de la prière suprême, dans le dialogue spirituel le plus intense qui ait jamais été tenu : la prière du Fils en Gethsémané (Mt 26.39ss) ? « Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. » Comment, à l’écoute de ces mots, oser penser que notre prière change la volonté de Dieu ?
La prière change les choses, sans quoi il serait vain de parler d’efficacité. […]
La prière fait partie du plan divin lui-même et sa causalité instrumentale (toucher le cœur de Dieu) joue au sein de ce plan, dès sa conception. Dieu a prévu, préétabli, qu’il se laisserait toucher par cette requête, qui monterait vers lui comme il la susciterait, et c’est ainsi qu’il répond à la prière. Toute comparaison avec un mécanisme, même subtil, serait inadéquate : Dieu nous donne, lui en qui nous avons tout ce que nous sommes (Ac 17.28), de participer par une liberté à l’image de la sienne, par une libre prière, à l’accomplissement de sa volonté. Cette liberté, fondée sur la souveraine grâce de Dieu, permet seule d’échapper à l’alternative de la Nécessité étouffante, de la loi aveugle qui broie et digère tout, et du « règne » insane du Hasard.
Parce que le Dieu souverain est capable de susciter des libertés authentiques, capables à leur tour de lui répondre, dans la dépendance de sa bonté, nous comptons pour lui. Ainsi est-il touché par notre prière, qu’il fait advenir selon son dessein. Cette élucidation permet de comprendre la promesse spéciale faite à la prière de plusieurs qui s’accordent pour lui demander : il en va comme du cœur des parents (où il a formé une image du sien), qui sont doublement touchés quand ils voient leurs enfants unir leurs vœux, les présenter ensemble.
Le rôle de la persévérance, que Jésus a souligné (Lc 18.1), s’éclaire semblablement : Dieu veut voir que nous voulons vraiment ce que nous lui demandons – car c’est par amour pour nous qu’il exauce, parce que nous y tenons ! Telle est aussi la fonction de l’intensité dans la prière, que José Martinez évoquait avec son « baromètre » : Dieu n’aurait aucun plaisir à nous donner quelque chose que nous demanderions du bout des lèvres, sans nous engager (Jc 5.17 dit, littéralement, d’Elie qu’il « pria en prière », tournure qui imite probablement celle de l’infinitif absolu en hébreu ; combien de fois prions-nous en rêve, rêvasserie ou distraction, plutôt qu’en prière ?) […]
H.B.
NOTES
1. Le texte complet peut se lire dans Henri Blocher, « Pour une théologie de la prière », Théologie évangélique, vol. 5, n°2, 2006, p. 85-102.
2. Réponses à Christian Willi, Le Christianisme aujourd’hui, 3/n°10, novembre 2005, p.23.
3. Sunand Sumithra, « A Christian View of Prayer and Spirituality in Hindu Thought », in Teach Us to Pray. Frayer in thé Bible and thé World, sous dir. D.A. Carson, World Evangelical Fellowship 1990, Grand Rapids/Carlisle, Baker/Paternoster, 1994, p.184s. Il souligne, p.184, l’importance de la prononciation : « C’est la prononciation correcte du mot qui accomplit la naissance spirituelle du sacrifiant, produit les bénédictions, ou même place les ennemis sous la malédiction. C’est avant tout dans le mètre poétique que l’influence est censée résider. Chaque mètre est spécialement efficace pour l’obtention d’une bénédiction particulière. En tout, dans le Rig-Véda, soixante types de mètres poétiques sont employés. »
4. Craig S. Keener, The Gospel of John. A Commentary, Peabody, Hendrickson, 2003, vol.Il, p.948, avec références.
5. Cf. Anthony C. Thiselton, « The Supposed Power of Words in the Biblical Writings », Journal of Theological Studies, NS 25,1974, p.283-299.
6. II est possible, en outre, qu’Isaac estime irrévocable la bénédiction qu’a escroquée Jacob (Gn 27.35ss) parce qu’il sent que YHWH a conduit les choses, conformément à la prophétie ancienne (Gn 25.23), elle que le père avait voulu oublier en faveur de son fils préféré.
7. Théologie de la prière, trad. de l’espagnol en français par Robert Darrigrand, Valence, Ligue pour la Lecture de la Bible, 1995, p. 109.
8. Ainsi, par exemple, David G. Peterson, « Frayer in thé General Epistles », in Teach Us to Pray. p. 112. La Nouvelle Bible Second rend : « mise en œuvre » ; la Bible du Semeur (d’étude) donne l’équivalent « dynamique » : « Quand un juste prie, sa prière a une grande efficacité ». La Peshitta, que je consulte dans la traduction (partielle) de William Norton, A Translation in English Daily Used of the Seventeen Letters Forming Part of the Peshito-Syriac Books…, Londres, W. K. Bloom, 1890, in/oc., a bien compris :«Grand est le pouvoir de la prière qu’un juste prie ».
9. L’impossible Prière, Paris, le Centurion, 1970, p.32 ; « c’est le label d’une fausse authenticité », l’homme « confond ses propres phénomènes psychiques avec la présence secrète et pourtant solennelle du Seigneur de sa vie ».
10. Richard Rice, « Biblical Support for a New Perspective », in Clark Pinnock et al., The Openness of God. A Biblical Challenge to the Traditional Understanding of God, Downers Grove/Carlisle, InterVarsity Press/Patemoster, 1994, p. 15 : « Not only does he influence them, but they also exert an influence on him ».
11. David Basinger, « Practical Implications », in ibid., p.160.